Un avis récent du Conseil d’éthique allemand propose de dépénaliser les relations sexuelles consenties entre frère et sœur adultes et recommande de durcir les sanctions dans les cas de relations incestueuses avec un mineur. La majorité des 14 sages estime que la protection des « individus » et de « l’ordre social » contre les atteintes graves est suffisamment garantie par la section du Code pénal outre-Rhin qui réprime les viols, agressions et atteintes sexuelles, et par la pénalisation de l’inceste entre ascendants et descendants, même majeurs. En France, un ex-beau-fils et son ex-belle-mère viennent de se voir reconnaître par la justice le droit de se marier tandis qu’une photo intitulée « mère-fille » de Diane Ducret1 était censurée et retirée de l’exposition Le Mois de la photo à Paris.
Sous l’apparence de ces trois cas – clarification des mobiles juridiques du Conseil d’éthique allemand, réalisme d’une décision judiciaire concernant deux adultes consentants et censure d’une prise de vue intime avec un enfant – surgit une question plus complexe, plus sombre aussi, souvent pointée par la psychanalyse : au-delà du seul lien de parenté entre tous ces protagonistes, le cœur même de l’inceste réside bien dans l’asymétrie fondamentale qui régit la relation psychique entre un adulte et un enfant. Une asymétrie génératrice, comme l’ont régulièrement montrée les travaux du regretté professeur Jean Laplanche, d’une séduction originaire, source d’une sexualité infantile « élargie » et productrice de l’inconscient humain2. Ce qu’avaient esquissé les Trois essais sur la théorie de la sexualité de Freud3 avant que le père de la psychanalyse ne jette avec les hypothèses plus tardives des « stades » un voile pudibond sur cette embarrassante découverte. A tous ceux qui, nonobstant de solides données cliniques, se refusent aujourd’hui encore à écorner le mythe de l’innocence, nous conseillerons de relire le sulfureux verbatim des réunions de la Société psychanalytique de Vienne du 11 janvier 1911 et du 24 janvier 19124 ainsi que l’ouvrage avant-gardiste du « disciple indiscipliné » Sandor Ferenczi sur La confusion des langues entre les adultes et l’enfant5 ou bien encore les Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse6 de Freud, pour saisir l’entière acuité de cette découverte.
A l’heure où leurs collègues français, adeptes pour certains d’une psychologie du « moi » ou d’un rapprochement jugé salvateur avec les neurosciences, scotomisent la sexualité prégénitale, les psychanalystes allemands reviennent au principe de cette « situation anthropologique fondamentale », celle d’une théorie de la « séduction généralisée » entre adulte et enfant, tenue pour un invariant structural dans le processus d’hominisation : en 2010, le Centre fédéral allemand pour l’éducation7 a contribué à la publication d’un important document de l’Organisation Mondiale pour la Santé qui préconisait dans cinquante-trois pays des « standards en matière d’éducation sexuelle » pour les enfants et les adolescents8. Dépassons la critique susceptible d’être adressée à ce texte sur la croyance dans une « volonté éducative en matière de sexualité » qui ne résiste pas à l’expérience : l’information des enfants en matière de sexualité, enfants qui s’accrochent à leurs propres théories sexuelles, fut tenue par Anna Freud, pour un échec9. L’éventuel libéralisme des parents n’épargne pas l’angoisse à l’enfant qui verse alors dans la culpabilité10. Appelant à « se méfier autant de l’orgueil thérapeutique » que de « l’orgueil éducatif », Freud admit lui-même – tardivement – l’impossibilité de trouver un juste milieu entre « le Charybde de l’interdiction et le Scylla du laisser-faire11 ».
Portons plutôt notre attention, dans ce document de l’OMS, aux références psychanalytiques sur la « dissociation entre sexualité et reproduction12 », entre « sexe et mariage » plaisantent les adolescents, une évidence combattue par une « civilisation » soucieuse de réfréner les pulsions sexuelles de l’homme. Une sexualité en outre qualifiée « d’aspect central de l’être humain tout au long de sa vie ». Le point le plus remarquable de cette étude tient sans aucun doute dans la reconnaissance explicite d’une sexualité infantile : les enfants « reçoivent dès leur départ dans la vie, des messages, en particulier de leurs parents qui ont trait au corps et à l’intimité, et qui ont donc un caractère d’éducation sexuelle ». Une éducation « de toute façon dispensée aux enfants même si ce n’est pas de manière consciente ». La référence aux travaux du professeur Laplanche est patente : « la séduction originaire est cette situation fondamentale où l’adulte propose à l’enfant des signifiants non verbaux aussi bien que verbaux, voire comportementaux, imprégnés de significations sexuelles inconscientes13 ».
La réaffirmation de cet élément-clé ouvre – ré-ouvre en fait après tant d’années où la poussière sexuelle a été subrepticement glissée sous le tapis – d’intéressantes perspectives afin de mieux comprendre la multiplication des cas de maltraitance infantile mais aussi ceux des crimes sexuels et des meurtres « immotivés » : les uns comme les autres puisent dans cette « pulsion sexuelle de mort » chaotique, propre à chaque être humain et destinée à détruire toute vie, à désorganiser tout ensemble. Dans l’accomplissement, comme dans le modus operandi de ces actes de maltraitance ou de cruauté envers les enfants, tout comme ceux commis entre adultes, n’est-il pas possible de discerner la manifestation d’une déliaison, d’une partiellisation, voire d’un éclatement, soit au niveau social, soit au niveau de l’organisme individuel14, caractéristique de cette pulsion sexuelle infantile, « quête sans fin et qui ne connaît pas l’apaisement15 » ?
L’avis du Conseil d’éthique allemand recommandant la « dépénalisation » de l’inceste entre frères et sœurs, l’autorisation de se marier accordée à ce couple improbable et l’émoi suscité par la nudité infantile d’une photographie illustrent in fine cette impossibilité de réguler la différence des âges sous couvert d’une exhortation à légiférer sur celle des générations. Exhortation illusoire puisque le « crime sexuel » se noue précisément dans cette dissymétrie ab initio, dès la naissance, dans cet investissement libidinal de l’adulte – nous ne parlons même pas du parent – envers l’enfant, incapable d’appréhender, sinon de traduire, l’énigme sexuelle inhérente à ces messages. Dans cette perspective, ces trois exemples consacrent un « au-delà sexuel » du tabou, strictement social, des prohibitions dans l’ordre des alliances.
Notes
- « Mère-fille » photo segmentée en quatre clichés, représente une adulte et une enfant, nues et enlacées.
- Jean Laplanche, Sexual, La sexualité élargie au sens freudien 2000-2006, PUF, Coll. « Quadrige Grands textes », 2007, pp. 19-21.
- Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité, Points Essais n° 686, 2012.
- Les premiers psychanalystes, Minutes de la Société psychanalytiques de Vienne, Coll. « Connaissance de l’inconscient », NRF Gallimard, III 1910-1911, 1979, pp. 119-131 (séance 126 du 11 janvier 1911) et IV 1912-1918, 1983, pp. 38-46 (séance 159 du 24 janvier 1912).
- Sandor Ferenczi, Confusion de langue entre les adultes et l’enfant, Petite Bibliothèque Payot n° 521, 2004.
- Sigmund Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, OC, vol. XIX, PUF, 1995.
- Bundeszentrale für gesundheitliche Aufklärung
- https://www.sante-sexuelle.ch/wp-content/uploads/2013/11/Standards-OMS_fr.pdf
- Anna Freud, Le normal et le pathologique chez l’enfant, Coll. « Connaissance de l’inconscient », NRF Gallimard, 1968, p.2
- Ibid., p. 5 et Catherine Millot, Freud antipédagogue, Champs Flammarion, 1997, pp. 208-227.
- Sigmund Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, op. cit., p.196.
- Implicitement : entre sexualité et génitalité.
- Jean Laplanche, Nouveaux fondements pour la psychanalyse, Coll. « Quadrige », PUF, 2008, p. 125.
- Il suffit de se référer aux précisions données par les enquêtes : l’anéantissement acharné du corps de l’autre passe par une attaque pulsionnelle accomplissant un acte de séparation ou de rejet, un exercice de démembrement ou de morcellisation dont la génitalité qui impliquerait le regroupement pulsionnel est absente même si elle peut « habiller » le crime.
- Jean Laplanche, Sexual, op. cit. p. 21.