Au bout d’une passerelle vitrée, derrière deux grandes portes battantes, ou après avoir composé le code qui verrouille l’entrée, vêtu d’une blouse blanche, le psychologue peut pénétrer au sein d’un service de réanimation pédiatrique et néonatale. Les premiers pas sont hésitants, troublants, on se demande où déposer son regard, vers quoi, vers qui tendre l’oreille tant les sens se retrouvent brutalement convoqués à peine nous commençons à déambuler dans le couloir. On y découvre des nouveau-nés, des bébés, des enfants, des adolescents, des parents ; pluralité des âges de la vie, vertige du nombre de situations cliniques toutes plus extrêmes les unes que les autres. Comment être là, en tant que clinicien, face à des êtres à l’orée de la vie, ni tout à fait dedans, ni tout à fait dehors comme je tente de les distinguer à travers le linge qui recouvre les couveuses. Quelle présence quand le crépuscule pointe aussi prématurément que la naissance ? Comment accompagner ces parents qui voient la vie de leur enfant basculer toujours trop vite dans le monde médical ? Comment penser ce que vivent ces familles entières et ces jeunes êtres dont l’existence, cloisonnée entre les murs du service, se trouve suspendue aux sons qui émanent du scope.
Soignants, médecins, psychologues, nous faisons quotidiennement l’expérience subjective de la rencontre singulière avec ces sujets dont la vie a été brutalement percutée par le réel. Les rencontres peuvent se succéder à un rythme infernal, implacable, où (sur)vie et mort s’enlacent inlassablement. Le passage en réanimation est une histoire en elle-même, dont nous sommes témoins. Comment la raconter ? A quel rythme défilent les événements, quel temps employer pour les narrer ?
DÉFINITIONS ET CONCEPTS THÉORIQUES
Le rythme, nous dit le Larousse (2021) est un “retour à des intervalles réguliers dans le temps d’un fait, d’un phénomène”, une “succession de temps forts et de temps faibles” ou encore la “cadence à laquelle s’effectue une action, un processus”. On peut déjà trouver des résonnances avec la vie de la réanimation, son rythme fait de la cadence effrénée des pas des soignants qui courent d’une chambre à une autre, ou parfois du tempo beaucoup plus tempéré du psychologue qui tente de se dégager de l’agitation, de l’excitation, des angoisses qui peuvent envahir tout l’espace. Peuvent en effet s’y succéder des décès ou des “succès” médicaux quand la vie est “sauvée” grâce à la médecine, mais parfois à quel prix ? Lesquels constituent finalement les temps forts et les temps faibles ? Parfois la mort fait retour trop vite, les décès se succédant à une cadence infernale.
Deux autres notions nous permettent d’approfondir celle de rythme et la manière dont nous le rencontrons en réanimation. Tout d’abord, celle de l’accordage affectif décrite par D. Stern nous donne des éléments pour penser la présence de la rythmicité dans la construction du moi. Sans développer trop longuement la démonstration de l’auteur, ce dernier propose de penser l’accordage affectif qui peut s’observer entre une mère et son bébé, comme une forme particulière et primaire de l’intersubjectivité. Stern parle de l’accordage comme “la forme prédominante de communier ou d’indiquer le partage d’états internes” (Stern, 1989). Il convoque alors le rythme comme l’un des éléments permettant de rendre justement l’accordage affectif observable, le rythme est considéré comme l’un des fondements de l’accordage. Stern insiste sur le caractère primaire et archaïque du rythme, qui serait l’un des niveaux de perception les plus précoces chez le bébé. Albert Ciccone prolonge les travaux de Stern en parlant du rythme comme “une base au sentiment de sécurité” (Ciccone, 2012), ayant ainsi une fonction de contenance de l’expérience de la séparation et incarnant un des éléments qui soutient la mise en place de l’intersubjectivité. Il étend la réflexion sur l’accordage rythmique principalement décrit par Stern dans la relation entre une mère et son bébé à celui pouvant prendre corps dans la relation entre le thérapeute et son patient en évoquant la rythmicité des séances, permettant au patient d’expérimenter l’alternance entre présence et absence, condition essentielle pour contenir les angoisses de séparation et de perte.
TEMPO ET RYTHME EN RÉANIMATION
Quels liens pouvons-nous tisser avec l’expérience des patients et du thérapeute dans un service de réanimation pédiatrique ? Nous pouvons percevoir la rythmicité dans ce lieu à travers une certaine « musique » : se succèdent à intensité variable les sons qui émanent du moniteur de surveillance, tantôt un bruit aigu et strident hurle du scope, faisant s’emballer le cœur de celui qui assiste à une accélération ou ralentissement trop important du rythme cardiaque du jeune patient, tantôt un silence étrange règne dans les couloirs où on n’entend alors plus un seul pleur, cris ou gazouillis. Comment penser justement l’accordage affectif, sous-tendu par le rythme, dans ces conditions d’hospitalisation ? Comment le penser aussi entre les patients et les membres de l’équipe médicale et/ou paramédicale qui sont intervenus, chacun à leur manière, quand les transferts d’un service à l’autre s’enchaînent avant même qu’on ait eu le temps de se rencontrer, de tisser un lien suffisamment solide pour pouvoir se séparer tranquillement ? Dans l’accordage que décrit Stern, la réponse que la mère apporte à son bébé peut être justement mal ajustée si elle intervient trop vite, trop fort, trop lentement ou de manière imprévisible. Le thérapeute se confronte à cette épreuve dans les rencontres cliniques qui surviennent en réanimation. La sidération peut nous gagner quand nous apprenons qu’une mère et son bébé ont été transférés dans un autre hôpital, trop rapidement, alors que cette mère redoutait justement de sortir “prématurément” du service avec son bébé né à 26 SA. L’incompréhension est aussi prégnante quand une petite fille de 16 mois attend depuis près d’un mois une greffe du foie alors qu’elle est en Super Urgence Nationale, la mettant en haut de la liste dès qu’un greffon est disponible, et enfin stupéfaction quand un décès intervient brutalement au retour d’un week-end alors que nous avions quitté l’enfant et sa mère, sereins à l’idée de quitter la réanimation pour un service de soins continus. Ces moments de rupture, d’ajustement défaillant entre le besoin et la réponse posent la question de la manière dont le psychologue mobilise constamment des ressources psychiques pour soutenir l’accordage entre les parents et leur enfant hospitalisé, mais aussi pour supporter lui-même la discontinuité qui sous-tend sa pratique clinique dans un tel service. Quelle base de sécurité, pour reprendre les propos de Ciccone, le psychologue peut ici proposer à ses patients en sachant qu’il ne pourra pas toujours garantir les retrouvailles après la séparation d’une séance à l’autre ?
UNE HISTOIRE ET UNE RENCONTRE CLINIQUE : ZEINA ET MME S
Au début du mois de novembre, nous accueillons au sein du service Zeina, 16 mois, et sa mère, Mme S. La petite fille était initialement hospitalisée en hépatologie dans le cadre de son insuffisance hépatique. Zeina a une atrésie des voies biliaires depuis ses 1 mois, et après une intervention qui fut un échec, une greffe de foie devient nécessaire. Son état se dégrade rapidement et requiert un passage dans le service de réanimation dans l’attente d’un greffon déjà espéré depuis le mois de février. Quand je la rencontre, accompagnée de sa maman, Zeina figure depuis déjà une semaine en Super Urgence Nationale sur la liste des candidats au don.
La première rencontre avec cette dyade se fait dans la chambre où est hospitalisée la petite fille. Je pousse doucement la porte et découvre une femme allongée, en position fœtale, sur un lit pliable de fortune, le visage embué de larmes. Dans son lit à barreaux, Zeina dort calmement. Mme S se redresse et laisse couler ses larmes dès qu’elle m’aperçoit, avant même que je me présente. Je me confronte au fait que Mme parle peu français, et rapidement nous usons du traducteur qu’elle utilise sur son téléphone pour communiquer. Je “dis” au téléphone, en regardant Mme S dans les yeux, qui je suis, et ce cadre d’entretien, qui sera le nôtre tout du long, se crée. Alternant entre échanges en français, Mme S tenant à pouvoir me parler directement, et traductions délivrées par la voix métallique du téléphone, le suivi se met en place avec Mme S, et progressivement Zeina, en fonction de son état de veille, deux fois par semaine. Il faut dire que le “passage” initial dans le service de réanimation devient un long séjour. Nos premiers échanges me donnent à voir l’angoisse massive de Mme S qui comprend bien que la vie de sa fille est en jeu, angoisse majorée par une incompréhension de la situation, et disons-le, une discordance rythmique. En effet, si l’évolution de l’insuffisance hépatique a conduit à l’inscription sur cette fameuse liste, dans la réalité, il n’y a pas de greffon pour Zeina. Comment intégrer que la “super” urgence va durer 28 jours ? Au bout de 23 jours, on accepte, faute de mieux, que le greffon ne corresponde pas au groupe sanguin de Zeina. Comment accompagner cette mère pour supporter ce temps qui n’en finit pas de ne pas passer, comment l’étayer alors que je me sens moi-même prise dans l’urgence, la colère, le désespoir de voir cette attente se prolonger ?
Nos rencontres hebdomadaires permettent à Mme S de se raconter, de me parler de sa vie avant Zeina, avant la maladie, avant l’hospitalisation. Le temps n’est alors plus qu’une longue attente. Mme S vient de Syrie, pays qu’elle a fui douze ans plus tôt avec son mari et ses quatre premiers enfants. Réfugiés au Liban pendant une dizaine d’années, la famille a finalement dû émigrer à nouveau face à la crise grandissante que traverse le pays, pour arriver en France. Exilée de Syrie, dans un hôpital de la région parisienne qu’elle ne connaît pas, entourée de personnes dont elle ne partage pas pleinement la langue, Mme S me parle de son enfance, de son adolescence ayant vite laissé place à un mariage vécu comme insatisfaisant, et à la maternité. Et puis Mme S me communique son profond désespoir d’assister impuissante à ce qu’elle décrit comme une lente agonie de sa fille, son bébé de 16 mois qu’elle a investi comme l’enfant qui lui permettrait de ne plus jamais être seule. Et de fait, Mme S n’est jamais seule, restant jours et nuits auprès de sa fille, dormant sur un lit sommaire, dans un fauteuil, ne s’autorisant à quitter la chambre que pour se soulager et venir dans mon bureau, oubliant de manger.
Les semaines se succèdent à un rythme inexorablement trop lent face à l’urgence, quand, à la mi-décembre, un greffon est disponible pour Zeina. La greffe est longue, complexe, nécessitant une reprise au bloc le lendemain car le foie ne semble pas être irrigué. Je croise Mme S durant ces quelques jours qui entourent l’opération, mais le temps n’est pas à la discussion, Mme me donnant uniquement des nouvelles de l’état de Zeina, tant l’incertitude et l’inquiétude l’envahissent, et ayant de mon côté des difficultés à me dégager de ce réel-là. Après la deuxième intervention, la situation de la petite fille semble s’améliorer. Nos séances se poursuivent, et Zeina est de plus en plus présente durant les entretiens, manifestant son inconfort physique, son agitation, le besoin d’être elle-aussi écoutée alors que sa mère occupe beaucoup de place à travers ses plaintes. En effet, régulièrement, Mme S me parle de son mal de dos, me demande de l’aider à obtenir des rendez-vous médicaux, pour elle. L’inconfort me gagne aussi face à cette dyade mère-enfant, où je ne sais plus bien distinguer qui occupe cette dernière place. Je voudrais contenir Zeina qui semble m’interpeler par son regard, mais je sens que Mme S veut mon attention exclusive. Je propose une modification du cadre, en suggérant d’alterner les entretiens à trois, dans la chambre de la petite fille, et des temps d’échange en duel avec Mme S dans le bureau. Alors que je guette les effets éventuels de ce réaménagement, l’état de Zeina se stabilise, et une sortie dans un service de surveillance continue est prévue dans les prochains jours. Nous convenons avec Mme S et sa fille de maintenir les rencontres malgré le changement de service, puis nous nous saluons avant le départ en week-end.
DERNIERS ACCORDS
Mi-janvier, staff médical du lundi matin, 8h30. Je salue une collègue et ses mots s’échappent, me percutent : Zeina est morte samedi après-midi. D’abord la sidération, puis l’incompréhension, et une ébauche d’explications pour tenter de relancer la pensée figée. Zeina a fait un choc septique fulgurant, et les médecins n’ont rien pu y faire. Elle est décédée en présence de sa mère, soutenue par des membres de l’équipe. La famille a pu venir de l’est de la France, dans la journée, une fois le décès constaté. Je pense alors à Mme S, que je dois revoir ce jour, comme nous avions coutume de nous voir le lundi après-midi. Est-elle toujours là ? La famille a-t-elle quitté la région ? Comment envisager ces “retrouvailles” alors que la mort a signé la plus définitive des séparations entre cette mère et son enfant ? Mme S loge toujours à la Maison des Parents, n’est pas encore repartie. Maigre espoir de pouvoir nous quitter sans nous arracher. Conservant quasiment à l’identique notre horaire initial de séance, je me rends à la Maison des Parents située à proximité du service. Je demande aux responsables du lieu d’annoncer ma présence à Mme S, et, attendant derrière la porte son accord pour me présenter à elle, nos regards se croisent dans l’entrebâillement. Elle a le visage défait, les yeux rouges de larmes, ses lèvres tremblent, son nez coule. Comme une enfant, Mme S tombe dans mes bras et je l’accueille avec le soulagement de pouvoir la retrouver, elle, vivante, ainsi que de savoir que nous pourrons avoir ce “dernier” entretien avant le départ de l’hôpital. Nous nous installons dans une salle et elle me raconte cette journée de samedi. Entre deux sanglots, Mme S me montre les images qu’elle a prises de cet instant. Sur l’écran de son téléphone, interface précieuse à notre communication verbale, qu’elle embrasse pathétiquement, je découvre Zeina, son corps portant les stigmates de la mort. L’entretien est éprouvant pour nous deux, mais la parole demeure malgré les larmes. La fin de notre échange se profile. Nous savons l’une et l’autre que nous allons nous dire au revoir, mettant un terme à cet accompagnement qui aura duré presque trois mois. Je remets à Mme S les coordonnées grâce auxquelles elle peut me joindre, elle saisit ce bout de papier et me dit droit dans les yeux : “Je vais apprendre le français et je reviendrai vous voir”. Je repars la gorge nouée, le cœur gros, me demandant comment peut s’ouvrir le deuil de cette rencontre…
RÉFLEXIONS
Le suivi qui s’est mis en place avec Mme S et Zeina, et surtout son issue, peut donner une illustration de la contenance que peut porter le rythme. Reprenant le propos de Ciccone, nous pouvons penser que la mise en place de nos rencontres avec Mme S et sa fille, faisant vivre l’alternance présence-absence, a permis de contenir une partie des angoisses terrifiantes auxquelles cette dyade était soumise. Le maintien des séances à intervalles réguliers s’opposait au rythme discontinu, désaccordé du corps de Zeina, de son état somatique, mais aussi de la prise en charge médicale. Que l’attente soit longue, que la mort survienne brutalement, nous avons tenté de garantir la continuité et l’existence de notre lien thérapeutique. Peut-être pouvons-nous penser que ce cadre a été le garant des retrouvailles le lundi suivant le décès de Zeina, mais surtout a rendu possible une séparation non traumatique avec Mme S, laissant une place pour penser un ailleurs possible ?
Cette situation confronte à la difficulté que nous pouvons rencontrer, en tant que psychologue, à nous accorder. Comment être en proximité à la fois avec la mère, qui est terrifiée de perdre son enfant, et en même temps avec cette petite fille au corps mutilé de cicatrices ? Comment accueillir les douleurs physiques de Mme S qui, dans ces moments-là, me fait penser à une petite fille qui attend que je m’occupe d’elle, générant chez moi de l’agressivité, alors que je suis impuissante face à Zeina qui souffre terriblement ? Comment mère et fille peuvent s’accorder quand l’angoisse engloutit toute pensée ? Comment ne pas comprendre que Mme S sollicite beaucoup son bébé car se sent rassurée par tout signe de vitalité, alors qu’on perçoit que la petite fille est épuisée, souhaite être bercée ? Comment aider à penser la séparation, à la fois au sens du processus psychique qui permet à l’enfant de se subjectiver, et en même temps au sens propre où mère et fille peuvent ne plus être “collées” physiquement, malgré la mort qui rôde ? En quelques mots, comment pouvons-nous repenser la notion de Stern d’accordage affectif dans ces situations extrêmes où la vie est menacée ?
Où le psychologue peut-il penser, trouver des appuis suffisamment bons pour continuer à accueillir, soutenir le patient, alors qu’il est lui-même soumis à la discontinuité, aux ruptures de rythme, mais aussi, et surtout à l’angoisse de mort ? Et quand la mort survient, comment traverser le deuil d’une relation psychothérapeutique, d’une rencontre clinique, mais surtout humaine ? Peut-être en écrivant ces lignes ?
BIBLIOGRAPHIE
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MARCELLI, D, “Entre les microrythmes et les macrorythmes: la surprise dans l’interaction mère-bébé”, Spirale, n°44, 2007, p 123-129. STERN, D, Le monde interpersonnel du nourrisson (1989), Paris, PUF, Le fil rouge, 2019