Sigmund Freud meurt le samedi 23 septembre 1939 à trois heures du matin. Il a 83 ans et anéanti par la douleur a décidé d’en finir. « La douleur serait révoltante, si on savait contre qui se révolter », confiait-il à Lou Andreas Salomé ; ça n’a plus de sens, aurait été l’une de ses dernières phrases1. Continuer à vivre ainsi, ce serait vider de son sens une existence orientée vers la quête de sens. Sur sa table de chevet, son dernier livre, La Peau de chagrin de Balzac. À Max Schur : c’était juste le livre qu’il me fallait : il parle de rétrécissement et de mort par inanition2. Retenons une phrase de ce livre, père de deux autres œuvres, Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde, et Docteur Jekyll and Mister Hyde de Robert Stevenson : en un mot tuer les sentiments pour vivre vieux ou mourir jeune en acceptant le martyr des passions. Le dernier lambeau de La peau de chagrin de Freud était aussi petit qu’un regret, mais il ne brûlait pas comme un remords : quand ça n’a plus de sens, Freud prend une décision qui fait sens, car le jour choisi est le Yom Kippour, le jour des propitiations des fautes, le jour du Grand Pardon pour les juifs. Et qui plus est un grand pardon spécial puisque cette fois il tombait un shabbat. Le shabbat des shabbats donc doublement sacré. La liturgie de ce jour exceptionnel s’ouvre par le service du soir qui marque le début de la célébration, avec le très sombre Kol Nidré (« tous les vœux ») où le pénitent demande à Dieu de lui pardonner les fautes commises à son endroit, et s’achève par le retour à Dieu dans la proclamation d’une nouvelle profession de foi. Plus précisément, le Kol Nidré est une prière psalmodiée au nom de toute la communauté réunie ce jour en ce lieu, pour que soient absous par Dieu tous les serments et tous les anathèmes prononcés ou professés par les juifs, sous-entendu pour ou contre Dieu (dans les deux cas l’important semble être la passion soit l’intensité -amoureuse ou haineuse- de la croyance) depuis ce jour et jusqu’au retour de ce jour, l’an prochain.
Qu’en est-il pour Freud ? De quelle faute pourrait-il se sentir coupable envers Dieu ? Celle d’être passé sa vie durant, à côté des traces de l’existence de Dieu, les confondant avec celles de l’existence de l’inconscient, qui se révèlent à nous… qu’après les avoir rééprouvées. La psychanalyse aurait-elle été un immense blasphème ?
Reprenons les premier et second des Dix commandements : « Tu n’auras pas d’autres Dieux devant ma face3. », « Tu ne feras pas d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre ». Freud a accepté que les récits des affres et tourments de ses patients fassent images… et que celles-ci soient rapportables à celles tirées des mythes et de leurs dieux multiples. L’homme qui avait élevé au rang d’une pratique, au risque d’en faire un culte et un rite, l’association libre et les interprétations métaphoriques, avaient donc théologiquement parlant, si ce n’est théoriquement, rendez-vous avec Dieu. Car s’il y a bien un jour où Dieu est de garde et l’homme d’astreinte c’est bien le Yom kippour. Imaginons la rencontre ! Et posons que la situation analytique n’est pas sans reproduire la scène de l’enfant impuissant face au Dieu adulte ; cet enfant impuissant devenu athée, désillusionniste, et qui méprisait l’entreprise de consolation de toute religion aurait dit à Dieu qu’il avait eu le courage de ne plus croire en lui et que, roseau pensant, il se pliait sans pour autant rompre à des lois qui avaient l’envergure et le poids du cosmos et de la nature. Ce courage, ce recul intérieur et cette hauteur de vue étaient déjà siens lors du fameux épisode humiliant du chapeau de son père (Cf. Chapeau, Carnet Psy, n°219). De là date peut-être la perte de la foi et donc la croyance en une vision unificatrice du monde… et donc la nécessité de la comprendre autrement.
Dans une lettre à James J. Putman, Sigmund Freud avance qu’il n’a aucune crainte du bon dieu et que s’il arrivait que nous nous rencontrions un jour, j’aurais plus de reproches à lui faire qu’il n’aurait de choses à critiquer en moi. Je lui demanderais pourquoi il ne m’a pas doté de meilleures facultés intellectuelles et il ne pourrait m’objecter que je n’ai pas utilisé au mieux ma prétendue liberté (entre parenthèses, je sais que chaque individu représente une partie de l’énergie vitale, mais je ne vois pas le rapport entre cette énergie et la liberté – le non-conditionné)4. Dieu aurait alors tenté de lui expliquer le fameux paradoxe du libre arbitre conditionné et lui aurait fait remarquer que c’est lui qui demanda à son médecin de l’aider à mourir et que donc il usa de la liberté de choisir le jour de sa mort. Freud, les yeux dans les yeux, n’aurait pas compris et se mettant en quête de son vrai père aurait conclu que Dieu n’est qu’une image. Et il n’aurait pas regretté d’avoir inventé la psychanalyse qui autorise les images et lui enjoint de faire pendant à l’irreprésentable.
Pour Freud, Dieu n’est qu’un nom et une figure pour le destin ou le hasard et, l’orthodoxie religieuse est une philosophie ritualisée de la consolation, un opium doucereux du peuple, qu’il interroge : Dieu est une réponse et non une question. Une illusion transformée en agent de la régulation sociale, une croyance nécessaire pour tenir face au réel rugueux moins tamisé dans les classes laborieuses que dans les classes élevées. L’insupportable de la loi divine c’est qu’elle se résout à la question simpliste car binaire du bien et du mal et que d’y rester soumis revient à demeurer dans des temps infantiles, les temps d’avant l’expression des tendances agressives à l’égard de dieu le père, puis de celles des sentiments de repentir. Freud n’aurait pas aimé le Grand Autre lacanien qui lui aurait rappelé quelqu’un. Par lequel la vérité parle… soit Dieu.
Sigmund Freud est profondément… viscéralement, antireligieux : c’est à la religion qu’il impute plus que la genèse des névroses par le refoulement des désirs sexuels, et la peur du féminin qu’elles génèrent, la rationalisation de bon nombre de conduites socialement adaptées, et in fine une maîtrise du monde qui appauvrit le plaisir que l’on peut tirer d’en être. Sur un seul point je resterai ferme et catégorique : la comparaison de la religion avec une névrose de développement et mon invitation à la surmonter5. Il serait probablement d’accord avec le point de vue « définitif » de José Saramago, 86 ans, prix Nobel de littérature 1998 : « La Bible est un manuel de mauvaises mœurs ». Et l’on ne saurait dire qui de l’Ancien Testament sexué en diable, ou du Nouveau sagement épuré, est le plus « l’école du vice ». La promesse d’un au-delà où seraient réparées les injustices, laissant entendre qu’il faudrait les accepter masochiquement ici-bas, est insupportable à Freud, comme lui est insupportable l’absence de réaction de son père agressé dans la rue : l’humiliation recouverte de sainteté en espérant un prix de gentillesse ; le suicide de soi sublimé en sainteté. Peut-être est-ce là qu’il perd la foi d’abord en son père puis en Dieu et qu’il conçoit qu’il faille ici devenir son propre maître et non esclave de quiconque. La psychanalyse est donc peut-être une nouvelle religion… mais pour les non-croyants.
Freud connaissait-il cette histoire légendaire du Baal Chem Tov : « Voici comment Rabbi Yaakov Yosseph de Polnoye fut conquis au Hassidisme.
Un matin, il arriva à la synagogue de Sharigrood et la trouva vide.
– Où sont les fidèles ? s’enquit-il auprès du bedeau ?
– Sur la place du marché.
– Tous ? À cette heure-ci qui est celle de la prière ?
– Eh bien, voilà : il y a cet étranger qui est là-bas ; il raconte des histoires. Et quand il parle, on n’a pas envie de le quitter.
– Ah, l’insolent ! Va et amène le moi !
Le bedeau ne put qu’obéir ; c’était son métier. Il courut au marché, s’approcha de conteur et lui transmit l’ordre.
– Soit dit l’étranger d’un air calme. Je viens.
Le rabbin le reçut assis : Qui es-tu et comment oses-tu détourner cette communauté de la voie du Seigneur ?
– Ne vous mettez pas en colère, dit le visiteur. Un rabbin comme vous ne devrait jamais céder à la colère. Écoutez plutôt une histoire.
– Quoi ! Encore des histoires ! Ton impertinence dépasse les bornes ! Je saurais sévir !
– La colère, il faut savoir la contenir, dit le visiteur avec douceur. Écoutez-moi…
Il y avait quelque chose dans le ton de l’étranger qui bouleversa le rabbin au point de le rendre muet ; il ne pouvait pas ne pas écouter ; il n’avait jamais ressenti un tel besoin d’écouter. C’est une histoire qui m’est arrivée, dit le Baal-Shem. Je voyageais dans un carrosse tiré par trois chevaux de couleurs différentes, et aucun ne hennissait. Et je ne comprenais pas pourquoi. Jusqu’au jour où je rencontrai un paysan qui me cria de desserrer les rênes. Du coup les trois chevaux se mirent à hennir. Dans un éblouissement, le rabbin de Sharigrod comprit la signification de la parabole pour que l’âme vibre, il faut la libérer, trop de contraintes risquent de l’étouffer. Et, sans savoir pourquoi, il se mit à pleurer, c’était la première fois de sa vie qu’il pleurait ainsi, librement, spontanément, sans raison apparente. La suite est connue : Rabbi Yaakov-Yosseph devint un des piliers du nouveau mouvement. »
Rêver, penser, raconter des histoires, élaborer des théories sont des activités qui, suffisamment libérées de certains dogmes, certaines entraves, permettent à l’homme de ne pas avoir recours ou de n’attendre nul secours de Dieu et de se confronter à l’angoisse. Leçon freudienne s’il en est d’un juif, athée (a-theos, sans Dieu), humaniste et positiviste.
Une autre histoire cette fois pour le dieu des chrétiens et des lacaniens. Dieu est au ciel avec son fils, il voit la souffrance humaine dans un des nombreux goulags qui ont essaimé sur terre. Il envoie et délègue Jésus pour soulager cette misère insupportable. Dès son arrivée, ce dernier voit défiler un nombre impressionnant d’indigents et de malheureux à la consultation. Un nouveau venu s’enquiert auprès d’un homme qui vient de sortir du cabinet du Christ : « Alors comment est-il le nouveau médecin ? » L’autre lâche indifférent : « Oh comme les autres, il m’a pris cinq minutes et ne m’a même pas écouté ».
Notes
- Selon d’autres versions de la légende, la dernière phrase aurait été « (…) Et de fait rien n’est aussi utile, même et juste au moment de mourir qu’une bonne théorie… c’est-à-dire une dernière histoire ».
- Max Schur, La mort dans la vie de Freud, trad. par B. Bost, Gallimard, 1975.
- L’Exode, trad. Louis Segond.
- Correspondance, Gallimard, p. 332.
- Lettre à A. Buerger, 10 mai 1929, Correspondance, Gallimard, p. 524.