Vienne
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« Vienne ! Vienne ! » Invoquait-on son nom, comme celui de Moscou, dans le théâtre d’Anton Tchekhov, pour dire le désir de gagner cette cité, ville impériale de l’Autriche-Hongrie, si attirante pour les talents impatients et les ambitions fiévreuses, au XIXème et début du XXème siècle ? Cet attracteur puissant s’est constitué peu à peu, pour s’éteindre en quelques années après son apogée, suscitant la nostalgie de bien des Européens, qui n’étaient pas sans l’avoir idéalisé… après-coup.

Mais avant la chute, Vienne brillait de tous ses feux, et c’est en février 1860 que Sigmund Freud, âgé de quatre ans, y arrive en directe ligne de la petite bourgade de Freiberg en Moravie (sise à 250 km au nord de Vienne) avec sa famille, et y demeure jusqu’en 1938.

Est-il pertinent de chercher des explications à l’avènement de la psychanalyse au cœur de cette ville, nombril du monde d’hier cher à Stephan Zweig1, qui n’était en fait qu’un des épicentres de séismes survenus sur plusieurs décennies. Il est vrai que plus qu’à Budapest ou Prague, mais beaucoup moins qu’à Paris, la ville lumière autoproclamée (c’est là que résident son charme et son panache auquel Freud ne fut pas insensible), on y valsait, l’esprit s’élevant en même temps que le corps se réjouissait, et on y tournoyait dans une ronde que l’Empereur fédérait mollement. Irrésistible semblait être « cet érotisme de la sensibilité générale qui continue aujourd’hui encore de caractériser l’atelier des arts occidentaux et les conventions débraillées de la vie occidentale2». En ce temps là, on pouvait innocemment associer sensibilité et sensualité et laisser naïvement le furet de la libido, initier la ronde du monde, tel que Arthur Schnitzler, le double littéraire de Freud qui, usant de la fiction a pu prophétiser la fin d’une époque bénie.

Est-il pertinent de se polariser sur la condition des juifs d’Europe à l’époque… de la persécution à l’exil « Dans ce coin d’Europe maltraité, frappé d’ostracismes, le romantisme est encore vivace », voulait croire Joseph Roth3 ?

La présence juive à Vienne est ancienne et s’est accentuée à mesure que la ville grandit : en 1560, 30 000 habitants. En 1760, 180 000 ; en 1860, 450 000 dont 6 200 juifs (1,4 %). En 1916, un pic de population, avec 2 230 000 habitants ; Vienne est alors le centre incontesté de la Mitteleuropa, puis sa population décline et, en 1938, elle compte 180 000 juifs pour 1 800 000 habitants (10 %). Elle n’est alors plus que la capitale macrocéphale d’un petit pays. Août 2012 : la tombe des parents de Hitler devenu lieu de pèlerinage dans le village de Leonding a été détruite et la création d’un mémorial dédié aux résistants autrichiens est envisagée. Mais tout près, en Hongrie l’antisémitisme a désormais droit de cité. En octobre 2017, un ultra-conservateur de 31 ans sera chancelier d’Autriche avec 31,7% des voix et le FPÜ, le parti d’extrême droite est à 26,5%.

Peut-être faut-il se borner à constater les faits ? La psychanalyse a été inventée par un migrant qui endura, de Freiberg à Vienne, que sa religion mais aussi sa culture soit minoritaire et ostracisée dans un Occident en proie aux premiers soubresauts annonciateurs de la guerre. Resterait à imaginer l’impact du moteur du désir inconscient sur cet environnement excitant et hostile. A Vienne, un homme consacre sa vie à explorer le passé infantile des hommes et des femmes pour comprendre la catastrophe qui vient et dont l’auteur est une partie de l’Humanité saisie par le vertige de la maîtrise et déterminée à en éliminer un peuple ancestral.

À son apogée, presque déjà à son crépuscule, pouvaient se réunir à Vienne, d’immenses peintres, écrivains, musiciens et architectes. Cette exceptionnelle créativité artistique et intellectuelle, contemporaine de la recherche freudienne, se fait jour dans un environnement a priori favorable. Mais sur les berges du Danube, la défense des privilèges est intransigeante, le conservatisme en tous domaines bien partagé, les antagonismes sociaux et politiques profonds depuis la révolution de 1848. De même la propagande antijuive est-elle intense, allant croissant et au grand jour et Karl Lueger, maire de la ville de 1897 à 1910, est élu sur un programme ouvertement antisémite.

On peut donc ajouter le nom de Freud (né en 1856) à cette constellation de féconds génies, éclose dans le cosmopolite creuset viennois, cette génération quasiment éteinte lors de la seconde guerre mondiale. Un ange passe… L’angelus novus, l’ange de l’histoire porteur de vérité et de justice de Paul Klee que vénérait Walter Benjamin4 : « L’ange de l’Histoire a le visage tourné vers le passé, où paraît devant nous une suite d’évènements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe (…), il voudrait bien réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du Paradis souffle une tempête si forte que l’ange ne peut plus refermer ses ailes. Cette tempête qui le pousse vers l’avenir est ce que nous appelons le progrès ». Freud lui aussi se tourne vers le passé pour comprendre l’avenir, ne demeure pas un produit de son milieu tant il s’en démarque, ne s’intéressant pas plus à la musique qu’aux peintres et sculpteurs de son temps, et ne fréquentant pas ceux dont il est l’héritier, plutôt du côté des sciences et de la médecine. Quant aux écrivains, redoutables concurrents dans la compréhension de l’humain, il les évite (Schnitzler mais aussi Rilke et Von Hoffmanstahl) comme on évite ses doubles. Freud a lu Dostoïevski et sait que la rencontre avec son double est de mauvais augure pour l’un des deux protagonistes, sachant qu’il n’y a en ce bas monde qu’une place… eu égard au narcissisme des petites différences. En retour peut-être, la réception des idées de Freud est pour le moins fraîche, ou franchement hostile. En dehors du rejet par les médecins et la plupart des universitaires, on retient Karl Kraus, satiriste et pamphlétaire, rédacteur unique et éditeur de Die Fackel (Le Flambeau), à la large audience, et qui pourfend, Freud et sa « psychologie non autorisée ».

Beaucoup se sont interrogés sur le curieux rapport (répulsif ? défensif ?) de Freud à la musique : Freud insensible à Bruckner, Mahler et Bartok, comme à Schoenberg, Alban Berg et Anton Webern. Écoutons-le rationaliser : « Je n’ai pas l’oreille musicale et je suis bien loin de m’attribuer pour cette raison la meilleure constitution5» (…). Pour la musique, je suis presque incapable d’en jouir. Une disposition rationaliste ou peut-être analytique lutte en moi contre l’émotion quand je ne puis savoir pourquoi je suis ému, ni ce qui m’étreint.6 ». L’aveu de l’ébranlement du cognitif par l’émotion dans la bouche de Freud ? Pas moins ! Robert Musil, qui surnommait Vienne la « Kakanie », son contemporain et détracteur génial, aurait été plus sévère : « Tu as trop de conscience ! On ne peut faire de bonne musique que sans conscience7 ». Freud craintif de la force émotionnelle de l’informe et du vague lointain et inouï de la musique et modeste scientifique considérant qu’elle ne figurerait rien et que dès lors, il était difficile de lui en donner une représentation ? Pas plus !

Moins nombreux sont ceux qui ont pointé son détachement, sa relative indifférence ou pire, son ignorance vis-à-vis de l’effervescence viennoise, qui touchait de très nombreux domaines (architecture avec Adolf Loos apôtre du dépouillement et en lutte contre la sécession viennoise plus lyrique et art nouveau ; philosophie avec Wittgenstein et l’École Viennoise du Positivisme logique ; physique avec Ernst Mach, le titulaire de la chaire de philosophie des sciences inductives et maître de Albert Einstein etc.) pour lesquels il n’a, semble-t-il, pas manifesté grand intérêt ou émis d’opinion significative. D’aucuns enfin l’accusent de ne pas avoir vu venir l’apocalypse, oubliant sa correspondance avec Einstein. Freud était-il tout entier concentré sur son œuvre ? Redoutait-il la dispersion, l’approximation, la confusion, l’incompétence ou la superficialité ? Ou plus encore un syncrétisme qui affadirait, ruinerait la spécificité et l’originalité de sa démarche et de sa théorie ? : « Malgré la dépendance inévitable de la recherche psychanalytique, il me faut souligner l’indépendance de principe qui caractérise mon travail par rapport à la recherche biologique.8». Veillait-il, enfin frileusement, à ne point trop sortir d’un certain cercle, comme ses commentaires à propos des États-Unis d’Amérique le laissent par exemple supposer : scepticisme face au culte du changement et de la nouveauté, discrète phobie des grands espaces, du grand large, de l’illimité ? Se méfiait-il de la frénésie, de la démesure, pas seulement marchande et des excès d’ambition spéculative ? ou comme Zweig et Benjamin se méfiait-il du progrès sans conscience ?

Vienne n’était pas (réellement) son berceau, Vienne ne fut pas son tombeau. En 1913, quand Freud s’apprête à publier Le Moïse de Michel-Ange (1914) et Métapsychologie (1915), un jeune homme, né en 1889, nommé Adolf Hitler, traîne dans la même ville, depuis 1909, une existence misérable, à la limite de la mendicité, tentant de vendre ses toiles, avant de s’engager volontairement dans l’armée allemande. Il reviendra dans son Autriche natale en mars 1938, quand Freud doit fuir, en l’annexant au Reich (Anschlüss) dont il est chancelier élu depuis 1933. « C’est à Vienne que le jeune Hitler concocta son venin inspiré. Vienne fut la capitale de l’âge de l’angoisse, le foyer du génie juif, et la ville d’où l’Holocauste allait suinter.9».

Notes

  1. Stefan Zweig, Le Monde d’hier, Souvenirs d’un européen ; Trad : Serge Niemetz ; Belfond 1996 « J’ai été le témoin de la plus effroyable défaite de la raison ». La résonnance entre « Les catastrophes inimaginables » de cette époque et le monde d’aujourd’hui (Montée des nationalismes et du racisme, crise européenne…questionnement des valeurs…) y est patente. Aujourd’hui que le monde perd quelques uns de ses plus importants repères et oscille sur ses bases, peut-être faudrait-il retenir la leçon de Vienne ?
  2. Steiner Georges « Wien, Wien, nur du allein », Lectures, Gallimard, 2009, p. 74.
  3. Joseph Roth, Viens à Vienne je t’attends. L’Herne, 2015.
  4. W. Benjamin, Sur le concept d’Histoire. Ed Payot, 2009.
  5. S. Freud, Lettre à J. J Putman. 1920. Gallimard, 2010
  6. S. Freud, « Le Moïse de Michel Ange », Essais de psychanalyse appliquée, 1914, Gallimard, 1971.
  7. Robert Musi, L’Homme sans Qualités. Coll. Point Seuil, 1972.
  8. S. Freud, Préface de la trentième édition des Trois Essais sur la théorie sexuelle ». Oct. 1914, Folio, Gallimard, 2012.
  9. Steiner Georges, op. cit.