« Toute psychanalyse nous parle de la mort insinuée dans la vie. Et si le travail du psychanalyste vise à ce que l’espace psychique ne soit pas seulement une surface mais prenne corps, gagne une épaisseur, une chair, acquière une liberté de mouvement et de jeu, cela implique qu’il ne peut pas éluder le travail antagoniste de la mort, qu’il doit se porter à sa rencontre. »
S’il y a toujours eu des femmes et des hommes, depuis l’aube de l’humanité, qui ont vécu plus longtemps que les autres, faisant alors souvent figures de survivants au milieu des maladies, des guerres, des deuils et des découragements, nous n’avons jamais assisté à un tel phénomène que celui, contemporain, du nombre, de la présence, de la vivacité et de la vulnérabilité des vieux d’aujourd’hui. Or, voilà déjà un mot, un gros mot, « vieux », que d’aucuns ne veulent plus que l’on prononce, lui préférant « aînés » et « seniors », pensant ainsi, sous prétexte de rendre justice à la jeunesse potentielle des esprits, édulcorer la gravité et la difficulté qu’est le fait de vieillir. Certes, « vieux », ça peut étiqueter, cantonner et restreindre ; mais ça dit aussi une réalité que l’on nie trop souvent, celle que l’on vieillit à vivre longtemps, et que si vieillir peut être marqué de blessures au corps et à l’âme, cela peut être aussi une aventure qui vaut vraiment le coup d’être vécue.
On vieillissait autrefois différemment selon si l’on était riche ou pauvre, entouré ou isolé, malade ou bien portant ; ces réalités discriminantes demeurent, et demeurent des facteurs de grande inégalité devant le vieillissement, faisant de cette longue période de la vie une tragédie lorsque pauvreté, maladie et isolement cumulent leur attraction désespérante. On vieillit aussi différemment selon si on est homme ou femme, vivant en milieu urbain ou rural, plutôt enclin à l’autonomie ou plutôt soucieux de présence familiale, et ces facteurs ont leurs intérêts et leurs limites. Il y a surtout les lois générales et les chemins toujours singuliers ; et l’expérience de vie comme l’expérience clinique nous font rencontrer des femmes et des hommes qui, malgré le veuvage et l’éloignement des enfants, les handicaps et la lenteur imposée, demeurent pétris d’un vif appétit pour les affaires de la cité, prenant soin d’eux et des autres, soucieux de vivre au mieux jusqu’au bout et désireux d’y travailler ; et d’autres qui, bien qu’entourés, héritiers d’un patrimoine génétique qui leur donne de vieillir sans de trop grands dommages, ne peuvent envisager le changement que comme un échec, la perte que comme une trahison, et n’ont plus goût à rien, crispés sur ce qui n’est plus, déjà désinvestis d’eux-mêmes, avant que la nuit ne se couche sur leurs jours.
Vieillir est une expérience difficile, disons-le clairement ; c’est même, insiste Henri Danon-Boileau, « un exercice périlleux dont on connaît le dénouement », veillant à ne le point nommer (2000, p.9). Car ce n’est pas sans raison que l’on ne dit plus de quelqu’un qu’il grandit, ni même qu’il mûrit. Et ce n’est pas sans raison que l’on parle de retraite et d’automne de la vie, et que d’aucuns ont même parlé de naufrage. Vieillir comporte une face sombre : l’augmentation du nombre de personnes certes centenaires mais en mauvaise santé, du nombre de quinquagénaires qui peinent à trouver un emploi et à vivre dans des conditions décentes une fois reversée une maigre pension de retraite, du nombre de personnes plus ou moins âgées, fragiles, délaissées, voire atteintes de la maladie d’Alzheimer ou de toute autre pathologie cérébrale potentiellement invalidante, les faits de maltraitance dans les institutions gériatriques ou les cercles familiaux, pas si rares, si peu sanctionnés, faute de moyens, de preuves, de personnel motivé et formé pour prendre la relève ; mais aussi l’efflorescence d’un « marché de la dépendance » lié au parc immobilier adapté aux personnes âgées en grande perte d’autonomie, permettant, paraît-il, des placements immobiliers assurément rentables et sécurisés ; et l’éternel marché de l’éternelle jeunesse qui sous couvert d’embellir et amenuiser les dégâts, entretient avec force des représentations d’un bien vieillir qui consiste à ne pas vieillir, discours paradoxal et violent qui formule l’injonction tant attendue de vieillir sans faille, en restant incessamment vif, vaillant, sexuellement et cognitivement performant, intégré dans les défis technologiques de la société moderne (Martz D. et Billé M., 2010). Or, celles et ceux qui travaillent auprès d’adultes âgés, et pas seulement auprès de ceux dont l’état de santé précaire nécessite une prise en charge institutionnelle, savent combien l’injonction de préservation de la jeunesse, de la performance sexuelle et de la perfection esthétique, sont fort susceptibles d’être préjudiciables au consentement au vieillissement si la singularité de chacun (de son rythme propre, de ses idéaux irréductiblement personnels, à l’instar des sources de plaisir qui sont les siennes, de ses ressources et de ses fragilités psychiques) n’est pas respectée. Il est des femmes et des hommes qui, s’affrontant à la perte et à la perspective de leur mort, se sentent exclus et impuissants, peinent à renoncer sans se résigner, à privilégier un certain détachement pour prévenir l’arrachement, l’effraction ou la menace de l’emprise d’un corps qui devient étranger, d’objets desquels il est difficile de consentir à être dorénavant dépendant en confiance. Souvenons-nous de Jacques Rainier, personnage central du roman de Romain Gary, Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, qui confie : « J’avais trente-sept ans de plus que Laura et je commençais à guetter mon corps comme s’il était celui d’un étranger qui était venu prendre ma place. J’avais du mal à me débarrasser de cette vigilance dont je connaissais pourtant l’insidieux péril et, après l’étreinte, il m’arrivait d’être plus heureux parce que j’avais été “à la hauteur” que d’être tout simplement heureux » (1975, p.37).
Le développement somme toute assez récent des réflexions psychopathologiques sur la clinique de l’adulte âgé ne pouvait qu’être loué, à la condition cependant de tenir compte du « risque de faire d’une classe démographique une entité clinique et de l’âge un facteur étiologique, en nous détournant de l’exploration du fonctionnement mental individuel » (Charazac P., 2001, p. 1). S’il importe foncièrement de ne pas appliquer les modèles de compréhension de la vie psychique adulte à la clinique infantile et juvénile, la question se complexifie avec la clinique gérontologique qui, volontiers considérée à part sous le seul prétexte de l’âge, n’en demeure pas moins constituée d’adultes ; adultes certes aux prises avec une réalité nouvelle, mais aussi une réalité réactualisée qui n’est aucunement détachable des conflits qui ont animé jusque-là leur vie psychique. Sous un titre provocant, La personne âgée n’existe pas, Jack Messy publia dès 1992 un essai incisif dénonçant le risque de subsumer l’individualité des femmes et des hommes dans l’évidence réductrice d’un groupe démographique défini par des dénominateurs communs et spécifiques qui, s’ils ont leur part de réalité, se révèlent fort éloignés des paramètres dégagés pour penser la dynamique du fonctionnement psychique.
Mais penser le vieillissement n’est pas une entreprise aisée. Parce qu’il n’est pas sans potentiellement mobiliser appréhension, désenchantement, voire effroi, l’objet, en tant que tel, est fort susceptible d’engager des conduites de rationalisation et d’idéalisation visant à le contrôler, à l’amadouer, à l’éviter, à le maintenir à distance ou à le positiver artificiellement. Plus encore, l’objet se révèle fort complexe, à l’interface de domaines multiples où interagissent des représentations individuelles et collectives, historiques et économiques, politiques, philosophiques et religieuses, des facteurs biologiques, sociaux et psychiques, des disciplines participant des sciences dites dures et des sciences humaines dont chacune, de la place singulière qui est la sienne et selon l’épistémologie qui lui est propre, brosse du vieillissement un tableau spécifique, plus ou moins en dialogue avec d’autres perspectives, tableau qui, quels que soient ses intérêts et ses limites, n’en contribue pas moins à rendre compte de la complexité intrinsèque du phénomène.
Sigmund Freud a exprimé en 1904 un vif pessimisme à propos de l’opportunité d’engager une psychanalyse chez des personnes âgées de plus de 50 ans (il en avait alors 48 !), non pas tant du fait du nombre des années que du fait du manque parfois observé de plasticité des processus psychiques (il parle alors de viscosité de la libido pour signifier la difficulté de changement des investissements, les risques d’installation dans des modalités de fonctionnement par trop fixées) et de la surabondance de matériel psychique. Il s’est pourtant avéré lui-même un parfait contre-exemple de l’idée de rigidité quand on voit ce qu’il eut comme activité créatrice jusqu’à sa mort, notamment dans le remaniement continuel de ses écrits, le nombre de notes infrapaginales qui furent régulièrement ajoutées dans ses divers textes, et la rédaction d’ouvrages complexes et denses jusqu’à ce que, exténué et gravement malade, il cesse d’écrire et laisse inachevé son Abrégé de psychanalyse. Lui qui fut porté par un ardent désir de comprendre et une formidable puissance de travail, il écrivit le 27 avril 1926 à Marie Bonaparte : « Je dois continuer mes excursions matinales dans le printemps viennois et je trouve cela réellement beau. Quel dommage qu’il ait fallu devenir vieux et malade pour faire cette découverte ».
Là est une richesse du vieillissement, la capacité du sujet, riche de son expérience, de sa maturité, des combats menés et des deuils traversés, des habiletés apprises et des amours vécus, à trouver en lui des ressources qu’il n’aurait pas, pas de la sorte, s’il était jeune. Beaucoup, connus ou non, déploient en des champs d’une très grande diversité, un style tardif, maintenu, renouvelé ou inattendu, non pas dans la négation du changement et de la perte, mais dans la capacité assumée de tirer profit de cette réalité nouvelle, de la mettre au travail et de se laisser mettre au travail par elle. Pensons à la maison autogérée des Babayagas à Montreuil-sous-Bois portée avec conviction par Thérèse Clerc, qui témoignait il y a quelques mois encore, à 86 ans, de son combat pour la liberté sexuelle et les droits des femmes dans l’exposition d’Olivier Ciappa Les couples imaginaires à l’occasion du débat parlementaire sur le mariage pour tous. Pensons à l’Indignez-vous ! de Stéphane Hessel, traduit en plusieurs dizaines de langues touchant le cœur de plusieurs millions de personnes de tous âges à travers le monde. Et je pense à Jean-Claude, qui était un jeune homme timide, pétri de doutes et de scrupules, et qui, à 82 ans, se bat avec ardeur pour les droits des immigrés de son quartier ; et à Suzanne, 86 ans, qui se désole avec douleur de « ne même plus plaire aux chauffeurs de taxi », mais qui veut prendre le temps d’écrire ses mémoires pour que ses petites-filles sachent ce que fut sa vie, son rôle dans la résistance, elle qui découvre, effarée, que leur conscience politique ne pèse pas lourd face aux enjeux d’aujourd’hui. On peut souhaiter que nos vieux d’aujourd’hui et les vieux de demain comprennent qu’il est plus important de vieillir mieux que de rester jeune. Et que la société garantisse à tous et à chacun le droit de vieillir comme bon lui semble. Symptomatiquement peut-être, l’année 2013 fut toutefois l’année où la Fondation Nationale de Gérontologie, créée et reconnue d’utilité publique en 1967, cessa ses activités faute de moyens. Elle veillait pourtant à diffuser les connaissances disponibles sur tout sujet traitant de la vieillesse et du vieillissement, et contribuait à changer les représentations stéréotypées et négatives de l’avancée en âge.
Les personnes que nous avons invitées, Manuelle Missonnier et moi, à partager leur réflexion dans ce dossier sont des psychologues, psychanalystes, psychiatres, philosophes, professionnels de terrain, enseignants-chercheurs, auxquels nous avons tenu à associer Marie-Françoise Fuchs, présidente de l’association Old-Up. Ils s’intéressent à la chose psy, et nous parlent de leur expérience propre et de leur regard sur la société d’aujourd’hui, sur les pratiques cliniques, les éclairages théoriques qui leur parlent, les réalités de la maltraitance, de la place du corps et de la mort, et témoignent de la passion et de l’exigence qui les animent. Tous sont convaincus que les femmes et les hommes ne sont pas inertes face à leur vieillissement, qu’ils se créent potentiellement toujours, dans leurs investissements narcissiques et objectaux, mais aussi qu’ils ne pourront continuer de se créer que si la société demeure à leur écoute, que si leur place dans la cité n’est pas à la périphérie, que si l’on cherche à les penser autrement que comme des nantis de qui l’on attend avec ardeur qu’ils consomment avec prodigalité, voire se sacrifient pour les jeunes générations, ou comme des pauvres diables à la patte folle, qui perdent leur dignité en perdant la tête et qu’il est préférable alors d’ignorer et de cloîtrer.
La réalité du vieillissement engage un travail psychique intense et complexe chez les intéressés, leurs proches, et les intervenants professionnels, au risque de la souffrance et parfois de la pathologie. Vieillir est potentiellement un temps de compromis plus que de soumission, un temps de construction, d’invention voire de transgression pour vivre encore, qui peut se révéler une occasion inattendue de mobilisation de ressources psychiques permettant parfois au sujet de se rencontrer enfin, avant que de n’être plus ; à condition de se rencontrer, si possible, pas trop loin des êtres aimés. « Ne tardez pas trop, écrit Freud à Arnold Zweig le 20 mars 1927. J’aurai bientôt soixante et onze ans ». Onze ans plus tard, le 24 octobre 1938, à Yvette Guilbert qui lui annonce qu’elle viendra le voir six mois plus tard, il écrit : « Le ton affectueux de votre lettre m’a fait grand plaisir, et l’assurance dont vous témoignez en me promettant votre visite en mai 1939 m’a beaucoup touché. Mais, à mon âge, tout ajournement implique une triste « connotation » ».
Références
Billé M. et Martz D. (2010), La Tyrannie du bien vieillir, Latresne, Le bord de l’eau.
Charazac P.M. (2001), « Psychothérapies du sujet âgé », Encyclopédie Médico-Chirurgicale, Paris, Psychiatrie, 37540-C50, 8 p.
Danon-Boileau H. (2000), De la vieillesse à la mort. Point de vue d’un usager, Paris, Calmann-Levy.
Gary R. (1975), Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, Paris, Gallimard.
Messy J. (1992), La personne âgée n’existe pas. Une approche psychanalytique de la vieillesse, Rivages.