La fondation Parent de Rosan
L’histoire commence en 1948, à la fondation Parent de Rosan, une annexe du “dépôt” de l’Assistance publique, rattachée au service de pédiatrie de l’hôpital Ambroise-Paré (alors rue Boileau) dont Jenny Roudinesco est devenue chef de service en 1946. En 1949, cette dernière visite, aux États-Unis, le James Jakson Putnam Children Center et y rencontre Myriam David. Celle-ci y est psychothérapeute de jeunes enfants et a commencé une formation psychanalytique. Elle se prépare à rentrer en France et Jenny Roudinesco lui propose de venir travailler à mi-temps à la Fondation Parent de Rosan, lui demandant d’organiser la recherche, d’introduire les psychothérapies et de superviser l’équipe.
Premières interventions thérapeutiques
Les interventions de Myriam se font dans plusieurs directions. Aujourd’hui elles paraîtraient banales, voire évidentes, mais en 1950 elles sont nouvelles et pour certaines révolutionnaires :
1. Envers le personnel soignant, dont le comportement indigne est violemment critiqué, Myriam a une tout autre attitude. Elle perçoit que la plupart de ces femmes sont en grande souffrance. Pour beaucoup, leur propre enfant est placé tandis que leur sont confiés ces enfants peu attirants, mal développés, voire anormaux. Elles ne peuvent être réceptives à nos suggestions, conseils et recommandations. Nous devons nous intéresser à elles, les écouter, les entendre…
2. Pour les enfants, plusieurs mesures sont prises pour limiter les déplacements internes. Deux salles sont réservées aux entrants. Ils y restent de quinze jours à un mois, ce qui couvre les courts séjours. Ceux dont les séjours se prolongent sans date de départ prévisible iront, après préparation, dans l’autre bâtiment, dans une chambre où un lit sera le leur. Pour aider ces enfants à trouver ou retrouver leur capacité à jouer, il faut concevoir le jardin d’enfants comme un lieu thérapeutique : enfants en plus petit nombre, au niveau du développement relativement homogène ; la “jardinière” doit avoir une attitude non plus stimulante, ce qui est vécu comme une menace intrusive par ces enfants, mais attentive et soutenante de leurs plus petites initiatives. Il lui faut aussi apprendre à gérer l’agressivité endémique et pour cela comprendre la souffrance de l’agresseur tout autant que celle de l’agressé.
3. Envers les parents, le même changement d’attitude qu’envers le personnel s’opère. Ils sont là avec leur lot de difficultés qu’il faut oser regarder ; il convient de les accueillir lorsqu’ils viennent en visite et d’aller à la recherche de ceux qu’on ne voit jamais.
4. Une collaboration avec l’administration et les services sociaux s’amorce autour des parents comme au sujet des enfants. Des bilans détaillés et réguliers sont écrits sur l’état des enfants et leur évolution.
De façon intéressante, la recherche est un levier qui facilite une mise en place assez rapide des changements d’organisation, mais c’est l’amélioration du travail clinique qui reste toujours l’objectif central. Pour cela, des observations sont mises en place : quotidiennes à l’arrivée des enfants et les jours qui suivent, plus espacées ensuite, régulières aux jardins d’enfants et lors des séances de psychothérapie et des tests. Elles sont toujours rédigées et reprises en supervision individuelle avec Myriam.
Les rencontres entre les équipes anglaise et française sont extrêmement stimulantes. Elles nous obligent à clarifier nos idées et les enrichissent. Ce sont des temps forts. Par exemple, les réactions immédiates à la séparation sont décrites et répertoriées. Or les observations des deux équipes conduisent à des constats différents et c’est l’analyse approfondie de ces différences qui permet de démêler le rôle joué par les divers facteurs intervenant lors d’un placement : l’âge de l’enfant lors de la séparation, la durée et les causes de celle-ci, les circonstances qui l’ont entourée et la qualité des soins offerts. Complétés par les présentations de cas suivis en psychothérapie, ces travaux permettent un début de compréhension des processus psychiques à l’œuvre dans les situations de carences. En 1954, Myriam est en mesure d’écrire un rapport général avec la contribution de plusieurs des acteurs de cette recherche. Il prendra corps dans le livre publié par Jenny Aubry-Roudinesco en 1955, La carence de soins maternels.
Recherches cliniques sur les effets de séparation à la naissance et sur les dyades mères-enfants
Soutenue par John Bowlby, Myriam entreprend une démarche auprès de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en vue d’obtenir des fonds pour une recherche clinique fondamentale sur Les effets immédiats et lointains d’une séparation à la naissance pour une durée de trois mois. En 1955, l’OMS accepte de la financer en partie, à condition qu’elle soit accompagnée d’une Étude épidémiologique sur les séparations et placements des jeunes enfants. La Foundation Funds for Research in Psychiatry participe au financement de la partie clinique. Myriam m’associe aux deux volets de cette recherche et Ève-Marie Léger nous rejoint pour les observations d’enfants à la pouponnière Amyot.
1. L’enquête épidémiologique sur les placements d’enfants, en nourrice ou en institution, a lieu dans l’Aisne à partir du Centre de guidance de Soissons. Elle va confirmer d’une façon alarmante l’importance numérique des placements d’enfants, la gravité de leurs conséquences et l’ignorance généralisée de ces problèmes. Apparaissent, par exemple, la facilité avec laquelle un placement est proposé à une famille, les difficultés des parents à reprendre leur enfant et l’absence de l’aide psychosociale dont ils auraient besoin pour pouvoir le faire, la fréquence des séjours interminables qui, faute de suivi, se transforment en abandons implicites, les situations de carences dans toutes les institutions d’enfants visitées…;
2. À la pouponnière, une étude pilote porte sur huit bébés, elle permet d’élaborer une méthodologie de recherche qui sera appliquée à l’étude longitudinale de deux groupes composés également de huit bébés : un groupe pris en charge comme à l’accoutumée (A) et un groupe expérimental de soins “renforcés” (B). Sont mises en place :
A. Une étude des temps de proximité soignant-enfant, biberons, bains, changes et divers autres moments où un soignant va vers un enfant. Ils sont examinés selon cinq paramètres : qui intervient, leur durée, ce qui les motivent, leur nature et leur qualité.
B. Les observations des bébés
– Pendant le séjour à la pouponnière : chaque bébé est observé trois fois par semaine d’un biberon à l’autre, soit trois heures environ ; une des observations doit toujours comporter un bain. Ces observations sont descriptives, sans idées préconçues, chronométrées. Les notes prises sur le vif sont dictées après. Un test a lieu une fois par mois. Ce sont les seuls moments, hormis l’interaction visuelle, où le chercheur entre en interaction avec l’enfant.
– À la maison : lors du retour du bébé chez ses parents, les visites d’une durée moyenne de trois heures sont quotidiennes la semaine où il rentre, puis hebdomadaires jusqu’à l’âge de 6 mois, bi-mensuelles jusqu’à 14 ou 15 mois, mensuelles entre 14 mois et 2 ans et demi. La plupart des enfants ont été revus à l’âge de 3 ou 4 ans. La technique d’observation de l’enfant est la même qu’à la pouponnière. Toutefois la prise de notes est suspendue lorsque la mère s’engage dans une conversation. Sa transcription est faite dans l’après-coup, ainsi que la description de la conduite de l’enfant pendant ce temps.
3. Les rencontres avec les parents
Lorsque l’admission de leur enfant à la pouponnière est prévue, une participation à la recherche est proposée. En cas d’acceptation, ses modalités sont discutées. Chacun des trois chercheurs assure le suivi d’un bébé et de sa famille depuis le premier jusqu’au dernier contact. Comme à Parent de Rosan, un partage régulier des observations a lieu avec Myriam, individuellement ou à trois.
4. Le travail avec le personnel
Le personnel est étroitement associé à la recherche, et très particulièrement la directrice Malou Klein. Des réunions et des entretiens réguliers avec les unes et les autres permettent de traiter les difficultés introduites par la recherche, notamment par la mise en place du groupe B.
Progressivement, la qualité des soins s’améliore non seulement pour le groupe B mais pour tous les enfants de la pouponnière. L’engagement des auxiliaires s’approfondit à l’égard de ces nouveau-nés. Elles en sont plus proches tout en étant plus détendues, comme ayant trouvé la juste distance qui rend ce travail moins difficile pour elles. Les relations avec les parents deviennent plus tolérantes et chaleureuses. Dès le groupe pilote, l’étude des soins montre que, dans ce lieu au climat si radicalement différent de celui de Parent de Rosan, les mêmes facteurs de carences affectives sont à l’œuvre : multiplicité des intervenants, rapidité des soins sans communication réelle avec le bébé en dépit de la gentillesse exprimée, longs temps d’abandon du bébé seul dans son lit. Et c’est l’écoute de ce personnel plus ouvert, plus jeune, plus estimé aussi, et la mise en place du groupe B qui permettent d’aller plus loin dans la compréhension des mécanismes à l’œuvre. Les intervenantes peuvent dire les émotions soulevées en elles par les soins à ces bébés qui ne sont pas les leurs et qu’elles perdent au moment où ils deviennent gratifiants. Leur trouble lorsque, commençant à s’attacher, elles se sentent coupables à l’égard de la mère privée de son enfant par la maladie. Leur trouble plus menaçant encore, lorsque ne parvenant pas à s’intéresser au bébé elles s’inquiètent de leurs futures qualités maternelles.
On comprend alors, et c’est bien là l’essentiel, comment le développement de soins institutionnels, routiniers et dépersonnalisés est une réponse inconsciente aux besoins des soignants pour se protéger de leurs émotions. Comment alors, dans un cercle vicieux, le travail se vide d’intérêt, devient ennuyeux et peut à bas bruit être professionnellement, voire personnellement, destructeur. À ce point, une certitude déjà acquise à Parent de Rosan se trouve confirmée : toute institution de jeunes enfants, accueillante ou soignante, doit conjointement à son travail clinique organiser un soutien continu à son personnel (entretiens individuels, supervisions, réunions…) et sous une forme ou une autre un regard régulier sur son travail (recherche, études, bilans, films, écrits …) ; un volet nourrissant l’autre dans un feedback permanent. Cela permet à une institution de rester vivante, à la qualité du travail de progresser et au personnel de s’impliquer et de s’enrichir.
Les visites régulières pendant la séparation révèlent combien la plupart de ces mères avaient besoin de parler de leurs souffrances, de leurs peurs liées à la maladie et de leurs inquiétudes autour de la séparation. Elles disent leurs difficultés à venir visiter leur bébé, derrière ces vitres inéluctables, sans contact possible (absence de visite par ailleurs si critiquée par le personnel et remplacée par des appels téléphoniques anxieux qu’il vit comme des manques de confiance). Chez plusieurs mères, la pauvreté de leur évocation du bébé révèle leur difficulté à “penser l’enfant absent” et à s’y intéresser. Comme nous le connaissons bien, nos visites sont l’occasion de parler de lui en détail. Entre mère et chercheur une relation de confiance se noue qui favorise la simplicité des visites avec observations lorsque l’enfant rejoint ses parents. Presque toutes les mères expriment combien il est important que nous venions les voir, comment ces visites les soutiennent. Les mois passant, elles expriment leur déception lorsque les visites s’espacent puis leur regret lorsque la recherche s’arrête.
Lors de l’arrivée de chaque bébé à la maison, et bien que nous le sachions, nous sommes bouleversés de voir à quel point la situation dans laquelle il est plongé est différente de celle de la pouponnière, d’observer la désorganisation plus ou moins importante que provoque en lui le changement et les processus d’adaptation qu’il met en place pour y faire face. La recherche a montré que, à cet âge, l’angoisse de l’inconnu était nettement atténuée chez les bébés ayant bénéficié d’une relation privilégiée (groupe B) et que leur engagement dans la relation au couple parental en était facilité.
Sa vision du traitement est globale. Si son approche est avant tout fondée sur la compréhension des processus psychiques, Myriam a parallèlement le souci de comprendre comment ils s’inscrivent dans la réalité quotidienne des patients : enfants, malades mentaux ou parents en grande difficulté. Elle attache de la valeur aux gestes concrets comme les soins physiques, les accompagnements et les aides matérielles.
Cela fait dire d’elle, en plaisantant, qu’elle veut et peut “concilier l’inconciliable”. Car avec Myriam on plaisante aussi. Elle a beaucoup d’humour. Pas un humour ironique, encore moins sarcastique, non, un humour gai, utile, un humour qui permet de prendre la juste distance avec l’émotion qui vient et la tension qui monte, ou juste pour rire, pour le plaisir. J’ai souhaité partager avec le lecteur ce que j’ai connu de la richesse de travaux faits en commun de 1950 à 1970, autour de questions cruciales concernant les jeunes enfants et leurs parents.
Notes
- [*] Extrait de l’article “Un début de carrière” paru dans la revue Spirale n°25 aux éditions Erès