L’adolescence est une étape de l’existence qui remet en question de manière radicale les fondements de toute institution et plus particulièrement l’institution familiale. Sujet prématuré, renaissant, tiraillé entre folle indépendance et tragique dépendance, l’adolescent peut faire preuve d’une désespérante destructivité, masque d’un amour absolu et d’idéaux confus. Sur les traces d’Oedipe, il interroge les mythes fondateurs de ses origines et de sa filiation avec une insistance et une maladresse qui peuvent mettre à mal ses proches et tous ceux qui s’en approchent. Dans l’énigme de la puberté, il s’éveille à son corps familier et étranger à la fois, tourmenté par le désir et une (bi)sexualité foudroyante, soit méconnue, soit déniée par son environnement. Son désir est travaillé par la problématique d’un fantasme masturbatoire central chauffé à blanc1 avec sa réactualisation œdipienne plus ou moins déguisée ; l’adolescent est tiraillé entre réalisation hallucinatoire et mise en acte devenue potentiellement réalisable avec la puberté. Il doit lutter contre un phantasme pousse-au-crime dans le monde extérieur à l’encontre des objets œdipiens dont les enjeux sont le meurtre de ses objets internes. Ses conflits internes se traduisent alors dans des comportements énigmatiques et inquiétants pour l’entourage.
En quête de l’autre, il oscille entre une solitude mortifère et une adhésivité groupale, fusionnelle, entre des moments de vie paisibles en apparence et d’imprévisibles cataclysmes ; il se trouve confronté parfois à l’incompréhension du monde adulte, qui, aujourd’hui, est maximalisée par l’appropriation paradoxale des valeurs et codes adolescents par la société contemporaine. Cette situation est susceptible de majorer la crise identitaire de l’adolescent qui tente de se déprendre des idéaux d’une société pour fonder les siens propres, qui lui sont aussitôt dérobés par l’adulte : ce processus confusionant risque d’entraver l’intériorisation du surmoi de la culture. Enfin, notre société libérale postmoderne consumériste a progressivement aboli tous les rites, rituels de passage de l’enfance au monde adulte, code de la différence des sexes et des générations ; elle a même fait une OPA sur les valeurs cotées de l’adolescence. Une telle société, en mal d’idéaux et de repères structurants, contenants, faute d’un avenir radieux, risque de laisser l’adolescent, enfant des limbes, errer dans un no man’s land virtualisé, gadgétisé, gavé, drogué, marchandisé, avec le spectre de la crise sous toutes ses formes, endémie de chômage, épidémies de sida et autre grippe aviaire, voir guerres et apocalypse planétaire. Quelle peut être la place de l’adolescent, quand l’adulte revendique cette même place et ne lui laisse guère espérer une place dans ce monde et comment peut-il puiser dans sa créativité pour circonscrire une destructivité internalisée ? Si l’adolescent vient à faire trop de bruit, la société, pour se protéger, repérera des troubles du comportement, de l’hyperactif au casseur, de l’addict au suicidaire et les interprétera comme délinquance ou maladie mentale. L’adolescence, quelles que soient ses manifestations troublantes, inquiétantes n’est ni une déviance, ni une délinquance, ni une maladie, mais, plus grave encore, elle est une véritable révolution…, là commence le problème ! La tentation est grande de vouloir y mettre fin, mais comment et pour qui : peut-on jamais finir l’adolescence sans le risque d’en finir ? Comment accompagner cette formidable métamorphose, et faute de la favoriser, en tout cas comment éviter de trop l’entraver, par le jeu aléatoire des identifications secondaires ? Comment accéder à une authentique identité de soi et non à un faux self adulte ? Comment préserver tout un potentiel de créativité en quête d’un sujet, par les voies de la sublimation ?
Dans une société qui ne le reconnaît plus, comment le parent fragilisé dans ses assises narcissiques, peut-il assumer sa fonction identificatoire de modèle, d’autorité et d’une loi structurante à laquelle l’adolescent puisse s’affronter pour se différencier, s’émanciper, se réaliser ? Comment le sociétal, les institutions pédagogiques, éducatives, médicales réagissent-ils et régissent-ils l’adolescence et au nom de quelles idéologies ? L’adolescence ne serait-elle pas une invention de nos sociétés modernes, du 20ème siècle, au regard d’autres sociétés qui se structurent autour des seules catégories « enfant » et « adulte » ; et les sociétés dites primitives condensent même à l’extrême l’adolescence dans les rites de passage. Suivant une société, finir l’adolescence ne se pose pas dans les mêmes termes : une société n’aurait-elle pas les adolescents qu’elle a créés… ?
Cependant si nous retenons de tels présupposés du monde adolescent, à quelles conditions une rencontre, des rencontres peuvent-elles être aménagées dans des situations de crise où des dangers viennent à menacer la vie psychique et physique de l’adolescent ? Chaque parent, chaque professionnel, enseignant, médical, éducatif, judiciaire, voir tout sujet, est un jour ou l’autre confronté à de telles situations qui suscitent bien souvent inquiétude, désarroi, incompréhension, en résonance à ses propres failles identitaires : nous avons tous été un jour des adolescents…
Aussi notre société a cherché à créer, face à cette spécificité de l’adolescence, des institutions pour tenter d’accompagner de telles problématiques et elles se sont heurtées à plus d’un paradoxe et plus d’une crise. Ainsi mon texte tente-t-il d’en témoigner par une assez longue expérience de psychiatre et de psychanalyste sans divan en institution.
Parmi les diverses réponses institutionnelles possibles de notre société et dans un contexte particulier, s’est progressivement construit une institution, Interlude (1989), une structure à laquelle le « hasard » social et la prise en compte de la « nécessité » adolescente ont permis de donner des formes, grâce à la réflexion d’une équipe pluridisciplinaire. En Savoie, dans le cadre de l’association départementale de la Sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence, une demande de création de structure d’accueil d’urgence d’adolescent(e)s en crise avait été faite par les services de justice, à la suite de l’impasse d’une institution qu’ils avaient tenté de créer et qui venait d’être fermée. Il nous fut donné une relative liberté de réflexion et de moyens pour cette création. Ainsi est née Interlude2, institution d’accueil d’urgence centrée autour de l’adolescent et sa famille en situation de détresse.
Une première réflexion critique se fit à partir de nos expériences institutionnelles et des expériences existantes de divers accueils d’urgence, inspirée par les travaux sur la psychothérapie institutionnelle3. À l’occasion d’une crise adolescente aiguë, au caractère asocial, provocateur, inquiétant, qui perturbe l’ordre familial et sociétal, le monde adulte réagit souvent, après une excessive tolérance, après un certain effort de compréhension, par l’éloignement, l’isolement, l’exclusion : enfermement dans un no man’s land institutionnel prolongé, voire indéfini, où de nouvelles crises, soit valident cet enfermement, soit provoquent une nouvelle exclusion de ce même lieu. Ainsi l’indifférence agie peut générer de véritables externements dans des spirales infernales jusqu’à un autre no man’s land, social, aire de marginalisation, de délinquance, telles les bandes. Le groupe est l’aire de jeu, aire potentielle de prédilection dans laquelle l’adolescent avec ses pairs, à l’abri des adultes, mais où il peut expérimenter les enjeux pulsionnels qui le traversent, les jeux de l’amour et du hasard, le jeu des limites et des transgressions. Donald Meltzer4 l’a décrit et a théorisé une mentalité groupale de base spécifique de l’adolescence : le gang. L’errance adolescente, avec ses paroxysmes déroutants, dérangeants, inquiétants, est imprévisible dans sa durée et son devenir, elle est en quête, parfois désespérée, d’un avenir inconnu, de la rencontre espérée, rêvée, mais souvent maladroite de l’Autre, illustrée par la fable des deux hérissons oscillant entre vécu d’abandon et vécu d’intrusion. En quête d’identité et de reconnaissance, c’est souvent par son corps que l’adolescent crie sa différence, sa souffrance, sa détresse, souvent expression de la souffrance du corps familial masquée, déniée : elle s’exprime jusque dans les attaques des enveloppes, telles les scarifications, et de son monde interne, telles les conduites addictives et anorexiques et les suicides, témoins d’une destructivité qui déroute, met en déroute l’environnement, voir les soins médicaux dans des effets de leurre. Toute rencontre avec un adulte, même et surtout un professionnel à vocation sociale, éducative, médicale, est improbable sous l’empire de la défiance et de la mise à l’épreuve de sa supposée fiabilité et authenticité, car une telle rencontre est à haut risque, mais ces risques ne sont guère partagés, ni partageables.
L’autre point déterminant de notre réflexion fut centré sur l’adolescent et sa famille, avec la prise en compte de la réalité des familles d’aujourd’hui, dans leurs diversités et complexités, et le postulat qu’un adolescent seul n’existe pas. Souvent la souffrance manifeste de l’adolescent est le masque d’une souffrance familiale, indicible, souffrance d’un frère, d’une sœur, d’une mère, d’un père, d’un ascendant, voir d’un groupe. Comment, en tant qu’intervenant, au nom du tiers social et dans l’intime d’une famille, même à sa demande, ne pas désigner, disqualifier, invalider tel membre de cette famille, quand la crise, la violence, la souffrance, la détresse sont au rendez-vous et que souvent coupable et victime sont tout désignés dès la première rencontre ? Comment ne pas se contenter du seul parent présent, du seul représentant légal nécessaire, du porte-parole de la souffrance et de la détresse, ou pire « faire sans » dans un déni d’existence ? Comment se déprendre de la recherche de la vérité à la seule fin d’en rendre rapport, à charge ou à décharge, à l’adresse du tiers social, sans pour autant la dénier ? L’hypothèse retenue, certes banale, fut un déplacement de perspective du sujet, désigné ou non, au groupe, ici, le groupe familial, avec en référentiel, les travaux contemporains sur la groupalité5.
Une telle réflexion sur l’histoire de la famille, objet tiers et tout à la fois personnel, réflexion qui pourrait sembler prématurée, incongrue, déplacée au regard des urgences actuelles, est proposée d’entrée de jeu comme condition fondatrice et nécessaire de notre rencontre et engagement institutionnel. Grande fut notre surprise de constater qu’avec chaque nouvelle famille, la réalité dépassait souvent la fiction de nos théories, comme si ces rendez-vous manqués – impossible rencontre, improbable partage de leur(s) histoire(s) – étaient attendus depuis longtemps.
Pour tenter d’apporter une réponse dialectique à cette problématique, se dessinèrent trois principes fondateurs de notre institution, à la recherche d’un cadre stable, cohérent, fiable, porteur de compréhension possible, en lieu et place de contention et d’action-réaction, dans un espace transitionnel, dans un interlude. Ils nous sont apparus comme des nécessités jusqu’à ce jour :
- nécessité de définir une durée fixe et courte, arbitraire (huit semaines), pour une prise en charge susceptible d’accompagner au mieux une situation de crise, suffisamment longue pour permettre un temps d’apprivoisement, un temps d’apaisement, un temps de réflexion, mais suffisamment réduite pour respecter la temporalité de l’adolescent, ses investissements et ses projets virtuels, ses capacités de changement, ainsi que celle de sa famille. Cette durée limitée, énoncée et respectée, permet de symboliser, voir de restaurer fiabilité et autorité, souvent mises à mal dans leur histoire. Cette durée limitée cherche à mobiliser les potentiels psychiques et relationnels de chacun, souvent bien meurtris, bafoués, déniés par l’existence, à accepter leurs limites et à atténuer tout rôle de substitution parentale, à éviter le risque d’emprise sociale sur cet adolescent et sa famille au nom d’une bonne conscience collective, conforme à l’air du temps. Pour borner, reconnaître, symboliser le parcours du groupe familial et son autonomie, un dernier entretien familial est proposé à l’issue de la fin d’Interlude, huit semaines plus tard. Cette logique impose aussi à l’équipe éducative une remarquable disponibilité psychique, un étrange et complexe travail interne, tour à tour de surinvestissement et de désinvestissement, adapté à chaque situation, un travail anticipateur sur la nécessaire et maturante séparation, voie ouverte vers l’indépendance, en lieu et place de la rupture, du rejet, de l’abandon.
- nécessité d’une prise en charge immédiate conjointe du groupe familial, intergénérationnel, sans exclusive, sans disqualification d’un membre quelconque de cette famille, avec la proposition d’entretiens familiaux, selon la disponibilité psychique et physique de chacune des personnes sollicitées. Toute crise adolescente est une crise familiale, toute résolution d’une crise adolescente nécessite la résolution d’une crise familiale. Même s’il clame son droit à l’existence autonome, un adolescent seul n’existe pas, voir ne peut pas exister sans son environnement. Cette prise en compte, au-delà des faits et des agirs et quelle qu’en soit l’importance, est centrée sur l’hypothèse d’une possible narrativité des histoires individuelles et sociales et de leurs dissonances : dévoilement de l’histoire familiale dans l’entrecroisement des discours, des souffrances énoncées et agies de chacun, dans une polysémie ouverte avec, comme point nodal, enveloppe psychique de communication et de compréhension6, les entretiens familiaux hebdomadaires où se déploient la singularité d’un roman familial transgénérationnel, la singularité des places assignées à chacun et des modes de communications.
- nécessité de l’entière liberté du choix d’un éventuel hébergement par l’équipe de référence, diversifié et variable, à fonction de pare-excitation, de contenance et non de contention (maintien dans la famille, accueil de voisinage, prise en compte d’une fugue, hébergement institutionnalisé en villa, en famille d’accueil…) afin d’établir un relationnel de confiance avec l’éducateur(trice) de référence et ses collègues et ainsi permettre de remobiliser leurs capacités identificatoires et maturantes, entravées : si la conflictualité est médiatisée, tempérée, décontaminée des enjeux narcissiques, la réalité de l’autre peut devenir intégrable et être au service de la subjectivation de l’adolescent.
Ces trois postulats qui ont résisté à l’expérience, qui ont été validés par celle-ci, heurtaient et heurtent encore un certain consensus social et socio-éducatif : celui de l’évaluation d’une famille et de ses critères de disqualification relative ou absolue, celui de la nécessité d’une prise en charge de durée indéfinie, au nom d’une protection ou sauvegarde souvent illusoire, avec une substitution éducative. Les risques paradoxaux de celle-ci sont de renforcer disqualification et dépendance, même si dans certaines situations à bien identifier, elle s’avère nécessaire, voir indispensable.
Ces postulats à l’épreuve favorisent la mise en réflexion et en transformation du groupe familial, quelle que soit sa configuration socioculturelle, dans ses capacités de créativité et d’inventivité de solutions impensables jusqu’alors, mais cohérentes, tant au sein du groupe familial lui-même que vis-à-vis du tiers social : aménager un espace, un temps, un interlude, où l’imprévu, le non-advenu puisse émerger, souvent du chaos et du non sens, et avoir droit de cité. Ces postulats dans le cadre d’un accueil d’urgence mettent aussi des limites à une toute-puissance institutionnelle interne ou externe : nos capacités de compréhension, même privilégiées, restent relatives et modifiables, les transformations et les changements restent imprévisibles et aléatoires. Aussi l’institution travaille en réseau avec les structures scolaires, socio-éducatives, judiciaires, médico-psychologiques, et psychiatriques.
Ce travail est sous-tendu dans le cadre de l’institution par une équipe conçue et reconnue pluridisciplinaire, sans confusion de fonction, avec la particularité de pouvoir se redéfinir en équipe stable de référence autour de chaque nouvelle situation.
Cette équipe se compose d’un directeur, d’un chef de service, d’une secrétaire, de huit éducateurs(-trices), deux psychologues de formation systémique et d’un psychiatre-psychanalyste avec une fonction de régulation et de supervision des réunions. Elle accueille aussi, à fin de formation, une éducatrice stagiaire et une psychologue stagiaire. Une douzaine de situations familiales sont ainsi accompagnées en permanence par cette équipe durant l’année et 24h sur 24h, avec certains aménagements durant les congés d’été. L’activité globale annuelle représente une centaine de situation en responsabilité. Un prix de journée adapté est établi par une convention annuelle des affaires sociales du département de la Savoie et il permet une activité sécurisée avec un budget qui n’a jamais été déficitaire grâce à l’investissement avisé et vigilant des responsables du département et de l’institution.
Ainsi le dispositif prévoie-t-il autour de chaque situation proposée et retenue, un éducateur référent du quotidien et de la réalité socio-familiale, un chef de service qui est à l’interface du tiers social, un(e) psychologue pour des entretiens psychologiques hebdomadaires avec l’adolescent, l’autre psychologue organisant les entretiens familiaux hebdomadaires avec la présence d’un autre éducateur, co-animateur. Le dispositif prévoit aussi, et nécessite, d’importants temps institutionnels hebdomadaires, tels une réunion de régulation d’une situation avec l’équipe de référence, une réunion des équipes pour réfléchir à l’ensemble des situations et une réunion organisationnelle. Une réunion institutionnelle mensuelle régule le fonctionnement et permet de réfléchir aux dysfonctionnements divers et aux aménagements nécessaires. Une formation continue et permanente extérieure assure la compétence théorico-pratique des participants (psychologues et éducateurs) aux entretiens familiaux dans une approche systémique. Ce dispositif institutionnel complexe, ce groupe en réflexion, est apparu nécessaire en raison de son effet de contenance de la crise adolescente et familiale, il offre aussi des possibilités de compréhension des effets-miroir transférés au groupe dans certains conflits, étranges et étrangers, mais animés, voir passionnés entre collègues qui peuvent réguler des transferts diffractés et tenter de restaurer les différentes enveloppes psychiques individuelles et groupales. Si une telle perspective requiert des compétences et une expérience professionnelles reconnues, elle nécessite alors, voir exige, pour chacun, responsabilité, confiance, respect, liberté de penser et de parole.
Durant 20 ans, la singularité de ma fonction dans l’institution, en tant que psychiatre et psychanalyste, à été de me centrer exclusivement sur les groupes de régulation sans intervention directe avec les jeunes et leur famille : sur les deux réunions hebdomadaires, l’une est centrée sur l’équipe de référence d’une situation donnée, un petit groupe, et l’autre est centrée sur l’ensemble des membres de l’institution réfléchissant sur toutes les situations en cours et leurs interférences.
Ce cadre de travail particulier se réfère aux diverses théories psychanalytiques de la groupalité. Dans une réflexion en après-coup, les spécificités en œuvre et significatives sont les suivantes : favoriser la libre circulation de la parole et des affects, l’associativité groupale à partir de la situation et du vécu professionnel de chaque participant. En effet chacun s’avère porteur d’un élément du puzzle en fonction de sa place et des jeux de « transferts diffractés » de l’adolescent et des membres de sa famille, à l’étonnement de chacun. Mon intervention se fait interrogative plus qu’affirmative mais, à partir des éléments rassemblés dans la séance par les participants, ces pièces d’un puzzle métaphorique, je me suis souvent laissé aller à des constructions narratives de représentation mythique de ce jeune et de sa famille. Les projections et les clivages sont très actifs dans le groupe et sont potentiellement révélateurs de la problématique en jeu, et l’enjeu sera de les repérer et les élaborer dans le groupe pris dans les passions de cette situation. Progressivement l’acuité de certains conflits se dévoile et est mis en travail de compréhension. Les hypothèses sont remises en question et en perspective à chaque réunion, sans crainte de contradiction et d’incertitude, chaque séance apportant des « nouveaux faits » infirmant ou confirmant les hypothèses, voir les complexifiant, dans les regards croisés des deux réunions en petit et grand groupe. Les repérages de la crise s’effectuent dans la dialectique des diverses enveloppes psychiques groupales. Ainsi la problématique du groupe familial avec ses alliances inconscientes et ses contrats narcissiques peut-elle être mise en résonance dans l’espoir de possible compréhension et transformation de part les circulations fantasmatiques en aller retour avec l’adolescent et son groupe familial.
L’institution est structurée autour de théories du fonctionnement psychique et groupal qui se sont progressivement articulées, harmonisées sans prévalence narcissique excessive autre qu’une tension dialectique ouverte et permanente : la théorie éducative riche du pragmatisme de l’expérience et des possibilités identificatoires, la théorie systémique riche de sa compréhension des modes de communication et de leurs distorsions, la théorie psychanalytique riche de son analyse des processus intrapsychiques inconscients et groupaux. Sans omettre une théorie implicite du politique, – symbolisée en l’occurrence à la fois par le directeur de l’institution et par le juge des enfants -, qui, en tant que tiers social, a pu maintenir un cadre social aménagé et protégé, dans un espace paradoxal de liberté sous haute surveillance. Seule la constante synergie de ces théories assure la pertinence et la pérennité de l’institution et rend possible la mobilisation permanente des équipes sur toute nouvelle situation.
L’institution a été mise évidemment à l’épreuve par diverses crises internes et externes, elle les a traversées sans en être mise trop à mal dans ses fondements et elle semble avoir été en capacité jusqu’à ce jour (2009) de les supporter, voir transformer sans en être désintégrée comme cela advint à d’autres. L’institution semble avoir favorisé de manière significative la formation professionnelle des membres de l’équipe s’ouvrant même sur des engagements à responsabilité dans d’autres lieux, et elle a permis le renouvellement des membres de l’équipe avec la pérennité de son cadre de fonctionnement et ses principes de base et une ouverture sur la créativité de chacun.
Au-delà de l’idéalisation et de l’auto-satisfaction, une telle institution semble remplir une fonction, une véritable fonction de protection et de sauvegarde de l’adolescent et de sa famille en détresse, et favoriser de possible transformation sans excessive illusion groupale. Elle semble être en mesure de permettre une reprise de subjectivation pour soi et autrui. Et à l’expérience, ce sont surtout les jeunes et leur familles qui nous l’ont fait savoir, qui nous ont dit ce que nous leur avions apporté et permis de réaliser au-delà des effets manifestes repérables. Les transformations psychiques individuelles et groupales, bien qu’effectives, ne sont pas toujours en phase avec les comportements sociaux et les attendus sociaux. L’incompréhension et le doute se sont parfois exprimés du côté de certains de nos partenaires socio-professionnels, qui du fait d’un « malentendu » avaient passé une autre commande sociale, implicite, prédéterminée, référée au concept de placement à durée indéterminée, dans l’urgence ; à souligner que tels malentendus ne sont jamais produits avec les juges pour enfants, garants de la loi et aussi de la cohérence de notre projet, dans la pertinence de leurs indications de situation.
Dans une société postmoderne, libérale, les institutions socio-éducatives sont de plus en plus confrontées à des logiques économiques et sécuritaires qui s’imposent, voir, font fi de toute une riche expérience professionnelle de l’éducatif et du collectif, au risque du déni des compétences, voir même de l’identité des professionnels, jusqu’à entraver leur créativité, et dans un retournement paradoxal, ainsi les disqualifier. Face à ces réels risques, Interlude, depuis plus de vingt ans, a tenté de conjuguer toutes les compétences d’une équipe pluridisciplinaire mise à l’épreuve et en réflexion par chaque situation de crise institutionnelle familiale : ce texte se veut un témoignage d’un travail institutionnel, au-delà d’une illustration clinique démonstrative et séductrice, il se veut un manifeste d’une encore possible conception de l’éducatif, du soin au sens premier de prendre soin, entre utopie et réalité, pour accompagner un groupe familial en souffrance au risque de l’adolescence.
Cette expérience de psychanalyste sans divan a complexifié ma compréhension de la problématique adolescente dans les cures. Le processus analytique fondé depuis Freud sur le paradigme du rêve et de l’hystérie, via l’adolescente Dora, semble pouvoir être revisité aujourd’hui avec le paradigme de l’adolescence et des états-limites à travers les cliniques actuelles : les enjeux cruciaux et paradoxaux de l’environnement pour ce nouveau prématuré, l’adolescent, sont, au risque de (dé)liaisons dangereuses7 (R.Cahn), dans des enjeux identitaires de vie ou de mort. Comment intégrer la finitude sans être fini dans un subtil équilibre entre investissement narcissique et objectal ? Une issue est peut-être dans les expériences même de crises à l’adolescence, nécessité ontologique d’éprouver des changements catastrophiques auxquels il aura survécu quelle que fut l’ampleur de la destructivité à l’œuvre, jusqu’à renaître de ses cendres, d’un profond désespoir, d’une terreur sans nom, d’un corps monstrueux, d’un orgasme déréalisant, d’une incompréhension radicale de l’autre ou pire de son indifférence… « J’ai survécu donc je suis ». Ma réflexion prolonge et parodie celle de Winnicott quant aux parents qui devraient survivre intacts et espérer se voir grandis aussi dans cette épreuve : « vous avez semé un bébé et récolté une bombe »8. Faut-il encore que les enveloppes psychiques tiennent le coup en cas de tsunami ; une institution peut être à certaines conditions un tel contenant, aire transitionnelle, aire de fortune, d’urgence pour limiter le naufrage et veiller à ce que le traumatique ne devienne pas trop dévastateur, avec des mécanismes de défenses invalidants, provisoires ou définitifs, avec des lignes de faille désubjectalisantes, afin que puisse se ranimer la pulsion de créativité primaire9, les processus de transformation, de créativité qui n’attendent en fait qu’à se manifester, ce qui étonne toujours l’environnement même le plus averti… Il suffit parfois de se remémorer l’adolescent que nous avons été ou de réaliser que nous n’en finirons jamais avec ce mal nécessaire : la part adolescente de la personnalité.
Notes
- M. et M-E. Laufer (1984), Adolescence et rupture du développement, PUF, 1989, p .40.
- Grâce à l’engagement permanent de toute l’équipe éducative autour du chef de service Serge Luckie et des deux psychologues, M.Thérése Ferhant et B.Chamberod.
- Racamier P.C, (1970), Le psychanalyste sans divan, Payot. Cahn R. (2004), Adolescence et folie, PUF.P. Dessuant, « La communauté thérapeutique », Thèse, Faculté de médecine de Grenoble, 1969, sous la dir. de H. Vermorel M.A.Woodbury, « L’équipe thérapeutique, Principe de traitement somato-psycho-social des psychoses ». Information psychiatrique, n°10, 1966.
- D.Meltzer, « Le narcissisme et la violence chez les adolescents », Journal de psychanalyse de l’enfant, Païdos Centurion, p.226-250, 1989 ; et D.Meltzer et M.Harris, Adolescence, Karnac Books, 2011
- W.R. Bion (1961), « Recherches sur les petits groupes », PUF, 1965. D. Anzieu (1975), Le groupe et l’inconscient, Dunod, 1984. R. Kaes, (1976), L’appareil psychique groupal, Dunod, 2010.
- D. Anzieu (1986), « Cadre analytique et enveloppes psychiques », Journal de psychanalyse de l’enfant, 2, Paidos et Centurion, p. 12-24.
- R. Cahn, Ibid.
- D.W. Winnicott, Jeu et réalité, p. 200
- Ibid., p. 91-100