Musée Jacquemart-André. Jusqu’au 11 janvier 2021
L’exposition s’est ouverte le 13 mars 2020. Elle a fermé le 15 mars… Pendant près de six mois, les magnifiques tableaux de Turner sont restés accrochés dans les salles vides du Musée Jacquemart-André. L’exposition devait s’arrêter en juillet. La Tate de Londres dont proviennent toutes ces œuvres a accepté de prolonger son prêt jusqu’en janvier. On peut donc aller maintenant les voir, avec un masque, mais sans la foule. À les regarder, on a un effet de surprise. Ce n’est pas exactement le Turner qu’on connaît. A quoi cela tient-il ? La raison de ce sentiment de décalage provient de ce que l’accrochage ne concerne que des œuvres qui n’ont pas été exposées jusqu’alors. Ce sont essentiellement des aquarelles (sauf quelques huiles) que Turner a réalisées abondamment tout au long de sa vie et qu’il gardait dans ses cartons à l’atelier. Des œuvres intimes, cachées, expérimentales, qu’il a réalisées « for my own pleasure », dit-il. Il avait pourtant une formation académique, a assuré des responsabilités dans le monde institutionnel de l’art et est devenu professeur de perspective à l’Académie. Bien que d’un milieu modeste, il a eu dès ses débuts une notoriété grandissante et les notables anglais lui passaient des commandes, en particulier de leurs châteaux. Parmi les œuvres ici exposées, donc celles que Turner gardait pour lui, on voit ces mêmes châteaux, mais immergés dans des paysages et des ciels grandioses, ils ne sont plus que prétexte.
Ces aquarelles secrètes représentent essentiellement des paysages inspirés par les très nombreux voyages du peintre. D’abord en Angleterre, qu’il ne pouvait pas quitter à cause du blocus imposé par les guerres napoléoniennes, puis à partir de 1819, en Europe que les Anglais ont pu aller visiter pour faire le fameux Grand Tour. C’était un voyageur infatigable, partageant l’année en six mois de déplacement et six mois dans son atelier. Turner ne peignait pas sur le motif, mais dans son atelier à partir de quelques notes ou ébauches réalisées sur place, car il avait une mémoire visuelle prodigieuse. L’exposition montre l’évolution chronologique de Turner, allant d’œuvres où il reste des éléments historiques ou mythologiques, qui paraissent à vrai dire assez anecdotiques par rapport à l’essentiel, qui est la recherche de la lumière et de la profondeur. En cela, Turner est précurseur des Impressionnistes, qui n’ont pourtant pas pu voir ces œuvres puisqu’elles étaient enfermées dans des cartons et que le peintre ne les montrait pas. D’œuvre en œuvre, on voit donc Turner qui expérimente avec les couleurs, les plans et les perspectives. Il exploite toutes les caractéristiques de l’aquarelle, dont il était un maître virtuose. Loin d’être pour lui une production un peu annexe, secondaire, par rapport à la peinture à l’huile académique, il se sert au contraire de la connaissance qu’il avait de cette technique pour modifier la peinture à l’huile, qu’il va utiliser à sa manière en la rendant très fluide et transparente.
Il appelait ces aquarelles des « coloured beginnings », ce qui a été traduit par « ébauches colorées », qui est à mon avis une mauvaise traduction, car on perd de vue le sens de « commencement », c’est-à-dire l’idée de l’origine. Et l’origine pour lui, c’est la lumière et la couleur, qu’il explorait au moyen des très nombreux pigments qu’il possédait, beaucoup plus que les autres peintres, et qu’on peut voir dans une vitrine dans l’exposition.
Que cherchait-il ? « Mon travail consiste à peindre ce que je vois et non ce que je sais être là ». En effet, le sujet devient de plus en plus secondaire, et l’œuvre de plus en plus abstraite. Des taches de couleur, dont un bleu très profond, assez sombre, qui s’installe dans les œuvres immenses de la dernière salle. J’ai été intriguée par ces taches bleues et après quelques recherches sur Internet j’ai appris qu’il s’agit du bleu de Prusse, première couleur artificielle, sans pigments naturels, découverte en 1704 à Berlin. Il a été adopté très vite par les peintres, car il était beaucoup moins cher que le bleu ultramarine utilisé jusqu’alors, qui est extrait de lapis lazuli. Gainsborough l’a beaucoup utilisée, Picasso aussi s’en sert dans la période bleue pour exprimer une tonalité triste, et Hokusai s’en est servi dans ses estampes, en particulier la célèbre Vague. C’est un bleu sombre, qui tire vers le noir, au fort pouvoir colorant. Il évoque la tristesse et la nostalgie. Certains peintres s’en méfiaient. Degas le détestait.
Rien à voir avec le bleu de Yves Klein, ou celui de Miró. On peut se demander si, chez Turner, cet homme hyperactif, créateur et enthousiaste, toujours en recherche et en déplacement, ces taches bleues ne sont pas l’indice d’un noyau mélancolique qui se manifeste là, taches sombres flottantes, dans cet univers éblouissant de lumière.