Au contraire de l’approche psychosomatique médicale qui envisage le malade à partir de sa maladie, l’approche psychanalytique l’envisage à partir du repérage, dans son fonctionnement psychique, d’un processus de somatisation. Ainsi la clinique psychosomatique ne se dégage-t-elle qu’au travers du filtre de la relation qu’établit le psychanalyste avec son patient malade. Un processus de somatisation est une chaîne d’événements psychiques qui favorisent le développement d’une affection somatique. On distingue habituellement deux modalités de processus de somatisation : le processus de somatisation par régression et le processus de somatisation par déliaison pulsionnelle. Ces deux mouvements psychiques s’opposent par la qualité de la mentalisation sur laquelle ils se développent.
Quelques concepts fondamentaux pour la clinique psychosomatique
Le concept de Mentalisation
II s’agit d’une notion utilisée classiquement par les psychanalystes psychosomaticiens et qui recouvre tout le champ de l’élaboration psychique. La mentalisation concerne donc principalement l’activité représentative et fantasmatique de l’individu. Dans la mesure où le travail de liaison des représentations s’opère dans le système préconscient, l’évaluation de la qualité de la mentalisation et celle de la qualité du préconscient sont quasi équivalentes. Pour P. Marty, la mentalisation s’apprécie selon trois axes, chacun représentant l’une des dimensions de l’activité des représentations : son épaisseur, sa fluidité et sa permanence. L’épaisseur concerne le nombre de couches de représentations accumulées et stratifiées au cours de l’histoire individuelle. La fluidité concerne la qualité des représentations et leur circulation, aussi bien à travers les différentes époques qu’actuellement. La permanence concerne la disponibilité, à tout moment, de l’ensemble de ses représentations aussi bien sur le plan quantitatif que sur le plan qualitatif. À ces trois critères, il faut en ajouter un quatrième, celui de la domination de l’activité de représentation par le principe de plaisir-déplaisir ou par l’automatisme de répétition. Ainsi faut-il distinguer une activité de représentation libre d’une suractivité de représentation liée à une contrainte impérieuse de répétition.
Les Processus de somatisation par régression
II s’agit d’un processus qui conduit habituellement à des crises somatiques bénignes et réversibles. Ainsi en est-il, par exemple, des crises d’asthme, des crises céphalalgiques ou rachialgiques, des crises ulcéreuses, colitiques ou des crises hypertensives. Il s’agit de somatisations qui reviennent souvent sous la même forme chez un même individu. Ces somatisations surviennent en général chez des sujets dont le fonctionnement psychique est organisé sur un mode névrotico-normal. Leur mentalisation est habituellement satisfaisante ou peu altérée. Ici, les somatisations surviennent au décours de variations du fonctionnement psychique que P. Marty qualifiait d’irrégularité du fonctionnement mental.
L’Irrégularité du fonctionnement mental
On qualifie ainsi de discrets changements de régime du fonctionnement mental, habituels et réversibles, qui transforment momentanément l’économie psychosomatique. Ces variations laissent la place à des activités sublimatoires ou perverses, des traits de caractère ou de comportement ou des somatisations bénignes.
En raison d’une surcharge du travail de liaison du Moi au sein du préconscient, la libido est conduite à régresser vers ses sources somatiques. Le surinvestissement libidinal de la fonction organique qui en résulte génère un trouble somatique dans le sens d’un hyperfonctionnement ou d’un hypofonctionnement. Ce processus de régression soulage momentanément le travail psychique qui peut, après un certain délai de temps, retrouver son efficience habituelle.
Les Processus de somatisation par déliaison pulsionnelle
II s’agit d’un processus psychique qui aboutit habituellement à des maladies évolutives et graves pouvant conduire à la mort. Ainsi en est-il en particulier des maladies auto-immunes et des maladies cancéreuses. Ce processus se développe en général soit chez des sujets présentant une organisation non névrotique du Moi, soit chez des sujets ayant subi des traumatismes psychiques qui ont réactivé des blessures narcissiques profondes et précoces. Dans tous les cas, la dimension de perte narcissique est présente et fait le lit d’un trouble de la mentalisation, momentané ou durable. Cette dimension de perte narcissique génère un état de déliaison pulsionnelle qui modifie l’ensemble de l’équilibre psychosomatique du sujet. Au cours de l’évolution, on voit se développer dans un premier temps des modifications psychopathologiques puis, dans un second temps, les modifications physio-pathologiques énoncées plus haut. Sur le plan psychique, on observe un certain nombre de symptômes regroupés sous le nom de vie opératoire : une certaine qualité de dépression, la dépression essentielle, et une certaine qualité de pensée, la pensée opératoire.
La dépression essentielle
II s’agit d’une modalité dépressive caractérisée par l’absence d’expressions symptomatiques. Elle a été décrite par P. Marty en 1966 et se définit par un abaissement général du tonus de vie, sans contrepartie économique. On ne retrouve, en effet, dans le vécu dépressif essentiel ni tristesse ni sentiment de culpabilité ni auto-accusation mélancolique. La dépression essentielle se révèle ainsi par sa négativité symptomatique. Les patients se sentent “vides”, sans rêves et sans désirs. Du point de vue méta-psychologique la dépression essentielle est le témoin d’une perte libidinale aussi bien narcissique qu’objectale et représente, en négatif, la trace du courant autodestructeur de la déliaison pulsionnelle.
La pensée opératoire
Elle est un mode de pensée actuelle, factuelle, non métaphorique et sans lien avec une activité fantasmatique ou de symbolisation. Elle accompagne les faits plus qu’elle ne les représente. Il s’agit, en réalité, d’une non-pensée, dans la mesure où elle a perdu ses liens avec sa source pulsionnelle. Elle est à distinguer d’une pensée obsessionnelle. Du point de vue métapsychologique, le surinvestissement du perceptif, sur lequel elle repose, vise à défendre le sujet des effets de la carence de la réalisation hallucinatoire du désir et de la détresse traumatique que celle-ci est amenée à générer dans son appareil psychique.
La vie opératoire peut s’installer dans la chronicité ou prendre la forme d’état critique, momentané et réversible. Elle représente habituellement une modalité fragile et instable d’équilibre psychosomatique. Dans les formes prononcées de vie opératoire, on observe souvent une dégradation de la qualité du Surmoi et sa substitution par un puissant système idéalisant, que P. Marty qualifiait de Moi idéal. Le Moi idéal de toute puissance narcissique, selon la définition de P. Marty, est un trait de comportement défini par sa démesure. Il repose sur des exigences inépuisables du sujet, vis-à-vis de lui-même comme vis-à-vis des autres. L’intérêt majeur du repérage d’un Moi idéal chez un patient réside dans l’absence de capacités régressives et de passivité psychique qu’il implique et qui constituent un risque d’effondrement tant psychique que somatique.
Une fois installée, la vie opératoire dépend de la qualité de l’environnement faste qui entoure le patient et en particulier de la mise en place d’un cadre de traitement psychanalytique adapté. Il faut aussi la considérer comme “un fonctionnement de survie”. Compte tenu de la réduction des capacités mentales d’intégration des événements traumatiques qu’elle suppose, elle représente toujours un risque majeur de désorganisation somatique. C’est pourquoi l’évolution peut toujours s’ouvrir vers le développement d’une affection somatique grave.
Après cet exposé théorique nécessaire mais sans doute fastidieux, des thèses essentielles de l’École de Paris, je donnerai quelques convictions plus personnelles. Dans la section III de La Philosophie de la Nature, Hegel a cette formule étonnante : “une pierre ne tombe pas malade”, organisme mort dont l’existence n’est qu’objective, la pierre ne peut pas être malade puisqu’elle s’annule dans sa propre négation, elle est ou se décompose ; elle diffère de l’être doué de subjectivité que la maladie affecte dans son être au monde et son identité. Dans ce sens, il n’y a pas à mes yeux, de maladies psychosomatiques, c’est l’être humain qui est, par définition, une unité somatopsychique. Vouloir penser la maladie comme affectant le seul soma et donc sans retentissement sur le psychisme me semble aberrant. La question des causalités est plus complexe. Il n’y a pas à mon avis de maladie somatique purement psychogénétique. Une maladie somatique, qu’elle soit grave ou bénigne est la résultante d’une infinité de facteurs, héréditaires, génétiques, organiques environementaux et psychiques, or elle survient à un moment donné de la vie d’un sujet.
La flexibilité du programme génétique de l’humain est telle que, même un cancer génétiquement programmé, ne peut pas être chronologiquement prévu. Dans ce dernier cas, les événements de la vie, la fantasmatique, l’histoire psychique du sujet et ses capacités d’élaboration mentale seront à mon sens des facteurs soit d’accélération, soit de retardement des processus d’éclosion. Or, l’apparition d’un cancer du sein à 35 ans ou bien à 60 ans fait de cette maladie un tout autre événement. Je citerai ici un neurobiologiste, A. Prochiantz, qui, dans son livre La construction du cerveau, s’élève contre le formalisme cybernéticien pour penser qu’avant de penser le cerveau comme un complexe sophistiqué à traiter l’information, il nous faut le voir comme une réalité vivante, résultat de l’évolution de l’espèce comme de l’histoire individuelle. Qu’un certain type de dépression, dite essentielle et plus haut décrite, facilite la désorganisation somatique du sujet me semble une évidence. Je n’irai certes pas jusqu’à affirmer que toute dépression essentielle mène à l’état de maladie, et encore moins à faire de la dépression essentielle un facteur causal, comme on peut parfois le lire ou l’entendre.
Personnellement, la question de l’étiologie m’intéresse peu, et en tous les cas, beaucoup moins que celle des processus de guérison ou d’aggravation en cours. L’étude et l’analyse de ces derniers me semblent devoir être le véritable objet de recherche du psychanalyste-psychosomaticien, psychanalyste classique mais ayant accepté de se confronter à des patients souffrant d’affections somatiques. Le neurobiologiste A. Prochiantz montre bien que cette grande flexibilité du programme génétique chez l’homme, en fait “un individu extrême, et en même temps le plus individuel et le plus social des animaux”, irréductible à une programmation quelconque qui ne saurait rendre compte de l’affect et du fantasme. Les maux du soma font partie des événements d’une vie, or quand bien même inscrits dans les gènes ou la structure neuronale du cerveau, les désordres ou les plaisirs de l’humain sont d’une infinie diversité et aussi soumis à l’aléatoire parce qu’assujettis à une histoire toujours singulière.
De ces histoires singulières, ou la maladie d’abord vécue comme un opaque coup du destin devient grâce au travail psychanalytique un objet d’élaboration psychique, je donnerai un exemple en évoquant Makiko.
Makiko
Le prénom que je lui ai choisi me vient de Mishima. Dans Chevaux échappés, le tome II de sa dernière œuvre (La mer de la fertilité), Makiko apparaît comme une éminence grise plutôt qu’une héroïne. Il s’agit d’une jeune et belle femme, fille d’un général proche des milieux impériaux. Elle a divorcé parce qu’elle refusait la soumission demandée aux épouses. Elle retourne donc vivre auprès de son père et devient l’égérie d’un groupe de jeunes gens, révoltés et prêts à commettre le Seppuku rituel plutôt que d’accepter l’ordre social. Je rappellerai ici que Mishima s’est lui-même suicidé après avoir terminé cette fresque superbe qu’est La mer de la fertilité, écrivant simplement qu’il y avait tout dit.
Celle que j’ai donc surnommée Makiko m’est adressée par un éminent collègue psychosomaticien qui me précise qu’elle est japonaise, qu’elle a un cancer du colon et qu’on l’entend difficilement. Il attribue cette gêne de l’écoute à son âge à lui et à la voix sourde de la jeune femme. Makiko vient donc me voir, en ville, et dès le premier entretien s’installe une habitude étrange qui deviendra un rituel entre nous : elle entre, sur le pas de la porte s’incline légèrement et me dit : “Bonjour Madame, comment allez-vous ?”, et je m’entends lui répondre sur-le-champ : “Bien, je vous remercie, et vous-même ?”. J’ai compris ensuite la nécessité immédiate de lui renvoyer une formule de politesse de même longueur que la sienne, plus liée au rythme de la phrase qu’au choix des mots eux-mêmes. Et en effet, dès qu’elle se met à me parler, je suis saisie par la mélopée de son discours. Les mots sont français mais j’entends une musique japonaise gutturale et scandée, effectivement difficile à écouter alors que son français est excellent. Dans des moments d’attention flottante, j’entends des sons japonais et je perds le sens des phrases. Je note cette difficulté contre-transférentielle qui m’a parue éclairante car Makiko me dira plus tard qu’il y a eu des moments où elle a perdu “le sens de tout” lors de sa dépression.
Des premiers temps de ce travail psychanalytique mené en ville, deux fois par semaine et en face à face je vous dirai peu de choses, sauf que ce fut difficile. Makiko venait parce qu’elle acceptait les avis de son cancérologue, du psychanalyste de son mari qui avait conseillé une psychothérapie avec un psychosomaticien, et du consultant. Mais elle-même ne comprenait pas pourquoi des mots pouvaient l’aider à guérir. Elle me donnait peu d’informations et je fus amenée à la solliciter beaucoup, à lui faire des propositions de conversation. A cette époque, elle a 45 ans mais on pourrait lui en donner 28 ou 38, elle est petite et frêle, le visage lisse, elle a un look d’adolescente et porte blue-jeans et tee-shirt.
L’histoire qu’elle me raconte reste longtemps pour moi mystérieuse, pleine de trous. Elle a quitté le Japon à 28 ans, brusquement, pour faire des études d’art en France. Elle ne savait pas le français, mais parlait anglais. Pourquoi la France ? Parce que la peinture française l’intéressait plus à cause de la perspective… Elle ne sait pas pourquoi il lui fallait quitter son pays, mais en parle comme d’une nécessité interne et puissante. Quand je lui demande si 28 ans n’est pas un âge où une fille serait censée se marier au Japon, elle est très intéressée et me dit : “Peut-être que je ne voulais pas être une femme, ni une mère japonaise… je n’y avais jamais pensé…” Elle vient donc en France et très vite rencontre son mari. Ils se sont compris tout de suite, malgré la barrière linguistique, ils “sentent tout pareil” et communiquent parfaitement. Il est actuellement en analyse et Makiko pense qu’il est en conflit avec ses propres parents, bien qu’elle les trouve gentils et qu’elle ressente comme très étrange que l’on puisse avoir de la colère contre des “gens âgés.” Elle a terminé ses études, elle est peintre mais a des difficultés en ce moment et ne travaille plus. Elle travaillait comme vendeuse à mi-temps, dans un magasin de mode de luxe, ce qui lui rapportait un peu d’argent. Comme je m’étonne de ce choix pour une femme aussi diplômée qu’elle, et trilingue de surcroît, elle me répond que les Japonais n’ont pas le même sens des valeurs sociales que nous et que ce métier ne lui posait aucun problème tant qu’il lui rapportait de quoi payer son atelier.
Je me dis qu’elle ne mettait pas d’enjeu narcissique dans ce “job”. Et pourtant, c’est là qu’un jour une remarque déplaisante mais anodine d’une collègue plus âgée : “Vous n’êtes pas vraiment une bonne vendeuse”, la plonge dans un désespoir et un désarroi profonds. Elle donne sa démission le lendemain et sombre dans un état dépressif incompréhensible aux yeux de tous. Lors de la séance, elle pleure et son chagrin est encore renforcé par ce qu’elle ressent d’incommunicable. Même son mari n’a pas compris. Elle m’interroge : “Vous madame, est-ce que vous me comprenez?”
Je suis perplexe, et lui dis : “Je pense qu’il est très difficile pour nous de comprendre ce qu’est un code de l’honneur japonais.” Les mots “code de l’honneur”, l’émeuvent, elle y reconnaît quelque chose et me répond que son père est un Samouraï, d’une famille très noble, appauvrie et qu’il est placier en assurances. A partir de ce moment-là, elle parle de sa famille d’une façon qui me permet des représentations. Elle est fille unique, sa mère est coréenne d’origine paysanne, d’une lignée de prêtres shintoïstes. Dès que je souligne quelque chose de l’ordre d’un conflit possible : Japon et Corée (les Japonais sont haïs des Coréens qu’ils considèrent comme appartenant à une sous-culture) ; bouddhisme et shintoïsme ; samouraï et paysans… Makiko me répond invariablement qu’il n’en est pas ainsi au Japon où différentes religions coexistent dans un respect mutuel, où les classes sociales sont certes marquées mais sans rejet, mépris, ou rivalité… Dans un premier temps, je l’écoute, puis un jour je me mets à la contredire en m’appuyant sur la littérature japonaise et sur des œuvres comme Le dit du Genji ou sur Arioshi, un auteur qu’elle connaît et se met alors à relire. Nous avons ainsi des échanges très intéressants au cours desquels elle finit par accepter l’idée qu’il existe au Japon – “puisqu’ils sont décrits dans la littérature”- des sentiments, des états d’âme qu’elle ne voulait pas voir. C’est dans ce contexte que nous allons aborder la maladie et les rêves. De son cancer elle m’avait dit peu de choses, elle se montre réticente devant l’aspect psychique d’une atteinte somatique. Elle a été opérée et est encore sous chimiothérapie ; elle me raconte néanmoins que c’est au cours de sa dépression -six mois après sa démission- qu’a été fait le diagnostic. Elle a été tout de suite mieux, comme si “le cancer me rendait ma dignité et un sens”. La maladie a pris valeur d’objet interne qui lui rend son code de l’honneur perdu, lui dis-je.
Autre chose qu’elle note au passage : son mari (jumeau-double), avait été longuement hospitalisé pour une opération de hernie discale pendant les mois où elle a été déprimée ; elle était donc seule, sans travail, a cessé d’aller à l’atelier et pleurait sans arrêt, elle me décrit un épisode quasi mélancolique. Un jour, à propos d’un livre, il s’agit des Belles Endormies de Kawabata, roman où des hommes vont -pour rêver- dormir auprès de belles jeunes filles qu’ils ne touchent pas, Makiko me dit : “Vous m’aviez demandé si je rêvais et je vous ai dit non ; pourtant, avant je rêvais beaucoup.” Avant, c’est il y a très longtemps, bien avant le cancer, elle ne sait plus… Ses rêves étaient très colorés.
A la séance suivante, elle vient avec une découverte : “J’ai pensé à votre question… J’ai cessé de rêver depuis que j’ai perdu le japonais”. Elle m’explique longuement, avec application, que la transcription d’une image de rêve en récit est différente en japonais parce que les caractères et le mode d’écriture sont autres. Ne parlant plus que le français, elle ne pouvait pas se raconter ses rêves et ils ont disparu. “Les mots n’appellent pas les mêmes images, les images pas les mêmes mots”. Je suis stupéfaite et émerveillée de cet insight au cours duquel elle me paraît décrire avec beaucoup de finesse la régression formelle du rêve. Ceci me permettra d’aborder avec elle et la vie onirique et la régression, ou plutôt son refus de la régression et de la passivité. Elle qui ne voulait pas être une femme japonaise… Au point où nous en sommes, Makiko me paraît différente, elle prend plaisir à ses séances, y réfléchit longuement, elle s’habille d’une façon plus féminine et se maquille. Elle a recommencé à peindre et me parle longuement de sa recherche sur les formes et les couleurs. Ses récits sont plus vivants et incarnés. Pourtant, quelque chose qui me reste opaque m’inspire une prudence infinie à son endroit. Je me demande aussi pourquoi j’évoque souvent par devers moi Mishima, apparemment si loin de son texte à elle. Sur ces entrefaites, Makiko qui semble accorder un intérêt toujours accru au visuel raconte souvent des films et c’est ainsi que lui revient, lors d’une séance, l’image d’un rêve d’enfant qui n’était pas vraiment un rêve mais une vision éveillée qui s’imposait à elle : elle se plante doucement un couteau dans le ventre et remonte la lame vers le haut. Il m’a semblé que nous étions là face à un matériel quasi hallucinatoire, de l’ordre de la régression formelle de la pensée qui, sans le frein du travail préconscient, peut aboutir à l’hallucination chez des non-psychotiques. L’hypercondensation de ce “rêve” : pénétration, viol et Seppuku que seuls les Samouraïs ont le droit de commettre, mais non les femmes et les shintoïstes, fit l’objet de plusieurs séances.
Afin d’abréger, je me limiterai ici à deux moments-clefs du processus : les vacances d’été approchent et elle projette un court voyage au Japon. A ce propos, elle me demande si je vais dans mon pays car, me dit-elle, elle a toujours su que j’étais moi aussi étrangère. Cette information m’apporte un éclairage nouveau sur des notes transférentielles qui m’avaient échappées. A peu près au même moment, elle parle brusquement de Hiroshima. Je suis littéralement sidérée d’apprendre que c’est la ville de son père et qu’elle y a toujours vécu. Bouleversée je lui rappelle qu’elle est née en 1945, l’année de la bombe atomique. Très calme, presque froidement, Makiko m’explique qu’elle est née en Corée où sa mère, qui s’était rendue auprès de sa propre mère, a été sauvée ou protégée par sa naissance. Je ne m’appesantirai pas sur la suite de ce travail. Après la bombe que fut pour moi l’annonce “Hiroshima, mais c’est la ville de mon père”, les mouvements de la cure devaient être scandés par un retour massif des affects liés à des images terribles de l’enfance jusque là vidées de leur contenu émot1ionnel. Je pus donner sens à sa sublimation : la perspective en peinture s’avère être le contraire de l’écrasement par la liquéfaction sur place. Makiko me décrivit un banc conservé intact dans la cour de son école, pierre devenue lave. Un important travail, reliant des chaînes associatives multiples, nous permit de corréler la bombe, son cancer dans le ventre, le choc de ses premières règles, le Seppuku rituel réservé au Samouraï et le fait qu’elle n’avait jamais même pensé avoir un enfant. L’image d’une mère étrangère et mésestimée ouvrit la voie à la culpabilité mais donnait sens à son refus d’identification à une femme “japonaise”.
Pour finir, je ne citerai que quelques mots de Makiko qui me firent réfléchir sur l’émergence du transfert : “J’ai regardé une carte et j’ai été contente de voir qu’Athènes (ville d’origine de l’auteur, NDLR) est à mi-chemin entre la France et le Japon…”, paroles stupéfiantes dans la bouche d’une femme aussi précise car si ce calcul était entièrement faux, ces paroles définissaient très exactement la bonne distance que nous avions su trouver, lors de cette psychothérapie, entre la Corée étrangère, trop proche, et la France si lointaine. La mention de l’équidistance entre Athènes, Paris et Hiroshima m’a semblé faire partie des “erreurs par le transfert”. Elle signe à mon sens l’instauration de virtualités régressives au sein d’une organisation psychique où le refus de régression est lié à l’inélaboration traumatique des tendances et des satisfactions passives. Le travail autour de la régression formelle du rêve dans l’après-coup des séances me semble avoir été central…
Cette réflexion sur la régression formelle, précieuse chez l’analyste et favorisée pour Makiko par ses ancrages professionnels dans le champ du visuel, a pu induire l’abord des deux autres modes de régression : temporelle et topique. L’abord psychosomatique qui est le mien est fondé sur l’approche, essentiellement économique, de l’École de Paris, il se situe donc dans une perspective qui s’intéresse plus aux mouvements psychiques qu’au symbolisme des contenus. Pourtant la question d’un symbolisme organique se pose ici. Son cancer est dans le ventre, elle a eu des fantasmes d’éclatement du colon, or elle n’a “même jamais pensé à être mère”, elle avait rêvé du seppuku, nous avons relié la “bombe de son cancer” à Hiroshima. Toute la problématique de Makkiko peut être relue sous l’angle d’un sens préalable du symptôme somatique, pré-inscrit dans le corps. Néanmoins cela impliquerait soit d’assimiler la maladie à une forme d’hystérie (A. Garma, J.-P. Valabrega,) soit à un acting de type psychotique dans le soma (J. McDougall). Ces théories me semblent séduisantes mais ne me convainquent pas. Pour moi le sens est crucial mais peut survenir après coup dans et par le travail de la cure, permettant ainsi la réintégration de l’événement somatique dans les chaînes associatives et l’élaboration psychique. En cela la survenue du sens devient facteur de guérison.
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