La collection Carnet Psy aux Editions Érès publie un ouvrage d’Olivier Thomas issu de sa thèse conduite sous la direction de Roland Gori. Ce travail a reçu le Premier prix de thèse du SIUEERPP (Séminaire inter-universitaire européen d’enseignement et de recherche en psychopathologie et psychanalyse). Nous publions ici une introduction de Roland Gori et Serge Lesourd (Président du Jury du Prix de Thèse du SIUEERPP) et une présentation de cette recherche par son auteur, Olivier Thomas.
Nous sommes particulièrement heureux de voir venir à parution ce premier prix de thèse du SIUEERPP qui nous paraît paradigmatique de ce que les recherches en psychopathologie clinique et en psychanalyse peuvent exiger. Comme le souligne Olivier Thomas dès les débuts de son travail, c’est “un parcours qui va devenir une recherche”. Psychologue depuis vingt ans, travaillant avec des toxicomanes depuis 18 ans (CSST de l’AMPTA à Marseille), l’auteur assure dans cette structure les fonctions de Chef de service d’une équipe de 15 personnes prenant en charge les toxicomanes et par ailleurs est, tant à l’Université que dans des formations, soucieux de transmettre une pratique enracinée profondément dans la clinique psychanalytique.
Notre souci en organisant ce premier prix de thèse du SIUEERPP était de montrer la rigueur de la recherche universitaire française en psychanalyse à une époque où seuls les paradigmes de la preuve et de la randomisation semblent trouver un écho favorable dans le champ public. L’ouvrage d’Olivier Thomas, issu de sa thèse, s’offre comme un triptyque exemplaire de la recherche en psychopathologie clinique. Nous avons affaire à un clinicien fin, rigoureux, ayant une très longue expérience clinique diversifiée en institution et en libéral ; un enseignant soucieux à la fois de transmettre, de former et de communiquer, un chercheur honnête, méticuleux.
Ce manuscrit a été élu, non sans débats parmi les membres du jury, car il a pu être reconnu comme un révélateur critique des questions qui se posent à l’institution universitaire actuelle face à la théorisation clinique. À devoir pousser jusqu’au ridicule la procédure de normalisation de l’évaluation universitaire actuelle, nos disciplines se priveraient de ce savoir clinique essentiel des praticiens qui prennent soin de leurs recherches comme de leurs patients. Il s’agit selon nous d’un point politique essentiel : la standardisation, l’uniformisation et la normalisation des doctorats de psychologie risquent de conduire à des thèses de psychologie clinique qui seraient formellement conformes à un clonage à partir des autres psychologies mais sans clinique psychopathologique authentique. De telles thèses de psychologie clinique seraient conformes au plan formel aux autres thèses de psychologie mais sans aucun développement authentiquement psychopathologique, elles resteraient vides et orphelines du souci épistémophilique sécrété par la rencontre avec le pathei mathos de la clinique.
Dans ce cadre, au moment même où la psychiatrie vétérinaire se fabrique une sous-spécialité médicale avec la notion d’addiction qui uniformise, normalise en arasant les différences entre sujets, entre sexes, entre produits, entre jouissances, l’auteur réintroduit la différence sexuelle dans le rapport au produit que la passion de la drogue, celle du dit “addicté” comme celle de “l’addictologue” tend parfois à abolir. Il le fait avec l’opérateur de la passion qui est à la fois souffrance et amour, en prenant appui sur les paroles même de Virginie, une de ses patientes : “dans le monde de la toxicomanie, on ne peut pas être parent, on n’est pas homme, pas femme, on est toxico avec une mentalité de toxico”. À l’écoute de cette parole, toujours unique, dans un langage, toujours commun, l’auteur réintroduit, au cœur de la pensée sur les toxicomanies ce qui se trouve actuellement désavoué par la culture pseudoscientifique : la différence, l’amour et la souffrance. Il interroge ainsi ce que le discours “médico-économique” provoque de normalisation des individus et de leurs comportements, au nom de la santé conçue comme un bien -et qui comme tout “bien” doit être imposé au sujet, suivant en cela les grands penseurs du XXe siècle. Lacan qui disait de la norme : le normal, c’est le psychotique, c’est-à-dire celui qui met sa position de sujet en panne, Michel Foucault qui disait lui que : “la norme, ce n’est pas un principe d’intelligibilité ; c’est un élément à partir duquel un certain exercice du pouvoir se trouve fondé et légitimé. ”
La question que soulève Olivier Thomas dans cet ouvrage est d’une actualité brûlante, et nous pourrions la formuler ainsi : les rapports que notre culture a avec la passion de la drogue ont quelque chose de franchement contre-transférentiels, c’est-à-dire que par cette technologie de discours et de pouvoir que constituent la psychiatrie et la psychologie modernes se révèle actuellement le monde des valeurs de notre culture, dont les drogues sont l’effet résistance.
Précisons un peu notre pensée.
Dans la marchandisation de l’expérience de la souffrance humaine que construit la surproposition de soins de la médecine moderne et que les industries de la santé relaient pour le plus grand bénéfice des actionnaires se met en place un consumérisme psychotropique. Entre Ritaline et Prozac, entre Patch et Ziban, est, au fond, proposé un écrasement des écarts à la norme. Les diverses classifications des pathologies de la vie (comportements, angoisses, etc.) statistiquement construites, proposent et induisent la médicalisation des déviances à ces mêmes normes et dans ce rapport moderne à la santé : le toxicomane fait figure de martyr. Il témoigne à sa façon de la manière dont une culture prend soin, de ce que Michel Foucault appelait “le souci de soi”. S’il est vrai que la valeur d’une culture se mesure à la manière dont elle traite ses enfants et ses fous, ces passionnés de la drogue que sont les toxicomanes témoigneraient des impasses de notre civilisation contemporaine. Notre pratique analytique nous révèle à quel point les théories qui rendent comptent de la souffrance psychique s’écrivent sous l’effet de la vérité qui nous affecte dans la problématique du patient. À ce titre l’addictologie, comme “science”, nous paraît un effet de la vérité du toxicomane dans notre culture postmoderne induite par les parlottes. Cette vérité new age semble produite en contre point, au sens mélodique du terme, de l’écriture passionnelle des écrits littéraires ou scientifiques de la fin du XIXe et du début du XXe siècle sur la même pratique toxicomaniaque. La question, à la lecture de l’ouvrage, est donc de savoir si ce dont témoignent à leur manière les toxicomanes hommes et femmes de notre XXIe siècle n’est pas un pur effet de notre culture technoscientifique qui aurait des effets psychotisants, des effets de disparition du sujet ?
Dans le cadre de son travail, Olivier Thomas se laisse interroger par la femme toxicomane à partir de la logique passionnelle et dans son rapport au traumatisme. Il différencie de manière fine et intéressante la douleur et la souffrance, ce qui lui permet de concevoir la toxicomanie au féminin comme une solution autothérapique passionnelle suite au traumatisme. Du coup c’est toute la clinique du toxicomane qui s’en trouve éclairée dans le transfert, comme l’auteur le montre à l’évidence dans son cas princeps, celui de Léa.
En opposition au “sanitairement correct” l’auteur dans sa praxis ne se contente pas d’un échange de “produit” sans modification de la substance éthique des relations des toxicomanes à l’autre, mais prend en charge à partir de l’échange des produits cette substance éthique de la passion toxicomaniaque en acceptant de devenir cet Autre que la drogue court-circuite. Position thérapeutique qui devrait être réfléchie par chacun qui se targue d’écouter la souffrance du sujet dans notre monde moderne, car ce n’est peut-être pas seulement la drogue qui court-circuite l’Autre mais les processus mêmes de consommation qui tentent de désavouer le sexué et l’amour ?
Ainsi la marchandisation globalisée a pu faire du sexe une marchandise comme une autre qui s’échange, avec plus-value, sur tous les sites Internet ou dans n’importe quel Mondial de football. De la même façon, notre lien social a créé cette police sanitaire, qui modélise la médecine comme la psychologie contemporaines, en fabriquant des praticiens qui acceptent de devenir les instruments d’un pouvoir qui traite l’homme en consommateur éclairé et qui gouverne les corps et les âmes en indiquant comment il faut se comporter pour bien se porter. Ce qui en clair veut dire : oui aux antidépresseurs et à la ritaline, non à la cocaïne et l’ecstasy sans que l’on puisse toujours cerner avec précision ce qui les différencie du point de vue de la structure moléculaire. Marcel Czermak faisait part à l’un d’entre nous, Roland Gori, il y a quelque temps de sa longue expérience psychiatrique à Sainte-Anne et des différentes pratiques de prescription médicamenteuse pour les dépressions et les mélancolies. Selon lui les antidépresseurs actuels seraient davantage des psychotoniques comparables aux amphétamines ou à la cocaïne que des médicaments spécifiques de la dépression.
L’auteur de cet ouvrage se place dans une tout autre problématique, celle qui prend le risque de la parole à laquelle les toxicomanes tardent à se fier. C’est un point important de son travail qui apparaît lorsqu’il dévoile cette passion qui hante et obture à la fois la parole de la toxicomane au moment où elle suspend sa tentative de dissoudre le traumatisme par la drogue. Léa, encore une fois, est exemplaire. C’est un peu comme si la drogue lui permettait de trouver un motif et une cause de cette absence à elle-même qui se trouve produite par la séduction. Dans sa passion transférentielle, elle téléphone à son psychanalyste pour lui dire qu’elle ne sait plus ce qu’elle lui a dit le matin. Elle lui dit son absence à elle-même qui se trouve ici en rapport avec de “l’amour mort”. Seulement cet amour mort, dont Lacan fait parfois le noyau de la psychose, il se trouve ici comme son chat, mort mais conservé, congelé. Et l’auteur décompose de manière extrêmement fine les séquences cliniques qui vont de la drogue à la passion amoureuse, à l’alcool et enfin, à ce rien qui se trouve comme encapsulé en elle et entre eux.
Ce travail, où la parole retrouve toute sa place, toujours un peu impossible, toujours un peu ratée, est témoignage de ce que l’Université peut attendre d’un travail de thèse dans le champ de la psychologie clinique et de la psychanalyse.