Temporalité psychique et psychologie projective
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Temporalité psychique et psychologie projective

Dans la théorie psychanalytique, la notion de temporalité psychique sous-tend deux idées fondamentales : la représentation du temps, donnée essentiellement humaine, n’a pas de sens hors de la psyché qui la pense ; elle correspond à une activité du monde interne investie pulsionnellement.

Si Freud n’a pas élaboré une théorie du temps psychique, il y a fait référence tout au long de son œuvre en plaçant des jalons dont ses successeurs se sont saisis pour mettre cette notion au travail. Pour Freud, la représentation du temps est un produit de la perception consciente et s’acquiert progressivement par des étapes qui accompagnent l’individuation du sujet. Le temps surgit dans le délai incontournable entre le désir et sa satisfaction, et sera, de ce fait, toujours lié à l’attente et donc à l’anticipation. Dans le jeu du fort-da (ou jeu de la bobine, Freud, 1920), la continuité de l’objet (maternel), rompue par sa disparition hors du champ visuel de l’enfant, est rétablie par la maîtrise du temps.

La psychanalyse contemporaine a su rassembler et prolonger les élaborations freudiennes sur le temps psychique (Laplanche, 1989 ; Green, 2000), jusqu’à en faire, pour certains, une donnée théorico-clinique incontournable dans l’abord de leur objet de réflexion : P. Aulagnier (1984-1989) dans la compréhension de la potentialité psychotique, A. Green (1990-2000) dans l’éclairage des cas-limites, R. Cahn (1997), et plus récemment F. Marty (2005) dans l’approche du processus adolescent. Les pathologies du temps s’inscrivent également au menu des réflexions portant sur diverses manifestations psychopathologiques comme l’expression somatique chez le bébé (R. Debray, 2006), l’expérience du traumatisme (C. Janin, 1996) ou encore la mélancolisation schizophrénique (C. Chabert, 2002 ; F. Richard, 2004).

Pour notre part, nous nous sommes intéressées à la manière dont la psychologie projective, à l’aide du Rorschach et du TAT, pouvait rendre compte du temps psychique et de son intégration et permettait d’accéder aux diverses formes de psychopathologie des expériences du temps dans la psyché.

Le temps dans la théorie freudienne

En nous référant à J. Laplanche (op. cit., 1989), nous retiendrons cinq notions principales servant à la mise au travail de la théorisation du temps chez Freud :

– L’intemporalité des processus inconscients (1915). Il s’agit, comme l’a souligné Green (1990), de l’intemporalité de l’Eros et de toute expérience rapportée à la sexualité qui agit activement hors de la conscience de la naissance jusqu’à la mort.

– La théorie du souvenir et de « l’après-coup », que Freud élabore avec le cas Emma dans l’Esquisse (1895) et à partir duquel il va démontrer que le refoulement s’effectue en deux temps, correspondant à la temporalité de la maturation psychique de la sexualité. C’est le second événement qui détermine le caractère pathogène du premier, dans un « après-coup » qui transforme le souvenir en traumatisme et entraîne le refoulement.

– La théorisation de la mémoire et l’inscription des traces mnésiques. Dans la Note sur le « Bloc magique » (1925), Freud met en correspondance la fonction mnésique et le système préconscient-conscient (Pcs-Cs)1 et considère « que ce mode de travail discontinu du système Pcs-Cs est à la base de l’apparition de la représentation du temps ». (p. 143).

– L’historisation dans la cure psychanalytique, notamment avec l’opposition entre « se souvenir, répéter et perlaborer » (1914).

– La dimension développementale du temps, correspondant à ce qui, dans la théorie freudienne, s’adresse à un « ordonnancement temporel », et qui recouvre les notions de phases, stades, temps, époques, dans l’ontogenèse, voire dans la phylogenèse.

– La relation existant entre le temps individuel et le temps collectif, à travers de nombreuses réflexions envisageant les problèmes de l’histoire, de la préhistoire, de l’archéologie, du mythe, ou encore concernant le présent ou l’avenir de la culture.

Clinique de la temporalité psychique

Toutes les déclinaisons de la psychopathologie, de la plus banale à la plus profonde, mettent en question les assises temporelles psychiques en référence aux angoisses fondamentales générées par la psyché.

Dans les fonctionnements névrotiques, le temps psychique investi par les forces pulsionnelles libidinales et agressives révèle l’impuissance du moi confronté à l’inéluctabilité de l’écoulement linéaire du temps et suscite l’angoisse de castration. Le temps manque à l’instar de l’objet désiré, par définition, toujours à conquérir : « plus tard, je pourrai, plus tard, je saurai… ».

Chez les fonctionnements limites et narcissiques, le temps psychique, aplati, concret ou gelé, apparaît comme « plié » ainsi que le propose Green, et ne semble pas en mesure de se déployer dans une mise en sens de l’histoire du sujet. L’angoisse dépressive de perte d’objet est au cœur de ces problématiques et l’inscription dans la temporalité équivaut à la confrontation directe, non symbolisée et répétitive, de la radicalité de la perte objective du temps.

Concernant les fonctionnements psychotiques, et plus particulièrement schizophréniques et mélancoliques, la rupture des liens avec la source pulsionnelle des représentations entraîne une désertification de la psyché qui mortifie le temps, l’arrête, l’empêche de s’écouler. L’angoisse de morcellement, conduisant le Moi au clivage et à l’éclatement, est à l’origine de l’arrêt du temps dans la psychose.

Ces différentes lectures du vécu psychique du temps, bien que schématiques et rarement univoques, permettent de lier l’expérience du temps à la vie psychique, organisée autour des pulsions, des angoisses et des défenses et, ce faisant, d’en suivre plus aisément les traces dans les épreuves projectives.

L’intérêt des épreuves et de la méthodologie projective en clinique et en psychopathologie

Traditionnellement, il est d’usage de considérer que le Rorschach, sollicitant la représentation de soi et donc l’image du corps, se réfère à la dimension spatiale, là où le TAT, nécessitant une mise en histoire à travers des représentations de relations, fait davantage appel à la temporalité. Sans mettre en cause ce constat empirique fondé sur la différence de structure de ces deux tests, la clinique projective, depuis les années 1980, s’intéresse à la question du temps en illustrant ses diverses modalités d’expressions dans les deux épreuves projectives et en construisant des outils d’analyse méthodologique pertinents pour l’investigation clinique de la temporalité psychique. Quelques auteurs ont notamment travaillé à l’analyse linguistique des formulations des réponses au Rorschach et dans les récits du TAT pour rendre compte des traductions des séquençages temporels et de leurs aléas. A. Dreyfus, O. Husain, I. Rousselle (1987) ont étudié de façon minutieuse les caractéristiques formelles du langage dans les fonctionnements psychotiques au Rorschach et au TAT. Parmi ces multiples travaux, nous retiendrons ici ceux se rapportant au défaut d’intégration de la linéarité du temps chez le sujet psychotique au TAT, qui entraîne des aberrations de l’organisation temporelle.

Au Rorschach, E. Schvartzapel de Kacero (1999) souligne que certains « axes » – les liens, l’espace, le temps et la logique – offrent la possibilité d’observer la manière dont le sujet effectue un travail de représentation. L’axe temporel se relève à partir d’expressions verbales telles que : « avant », « maintenant », « il m’avait semblé », « j’ai dit »… représentant la capacité de se mouvoir librement entre passé et présent tout en délimitant et en organisant un temps vécu dans sa linéarité. A l’opposé de ce schéma, le défaut d’articulation linguistique relève d’un temps « démantelé », d’une ignorance du déroulement du temps recouvrant l’inexistence du temps imaginaire, ce temps dans lequel des événements peuvent arriver.

Par ailleurs, la substantivation des verbes ou l’emploi de l’infinitif (« un oiseau en vol » ou « des taureaux en position de danger ») au lieu de l’utilisation de temps conjugués évoquent un temps stagnant. La photo d’un objet en mouvement est, pour l’auteur, révélateur de la dangerosité du passage de l’immobilité à l’action.

Tout ce qui fige ou pétrifie la temporalité renvoie à la question de l’impossible confrontation à la perte : « Le temps linéaire, qui comporte des pertes et qui signifie qu’on peut vivre les émotions, n’est pas vécu… L’intention est de faire de cet instant quelque chose d’indestructible qui immobilise tout mouvement pulsionnel en créant un monde clos où le commencement et la fin co-existent. ».

Au TAT, Françoise Brelet-Foulard (1986) a mis en exergue la notion de récit an-historique dans les fonctionnements limites, narcissiques et psychotiques. Ces derniers rendent compte d’une difficulté à historiser, d’un arrêt du temps, ou d’une instantanéisation du récit.

Ces réflexions ont été prolongées par M.C. Pheulpin et P. Bruguière (2002) avec la référence au « temps déboussolé ». Ces auteures ont dégagé des indicateurs temporels tels que le renvoi à l’âge des personnages sous-tendu par la confusion ou le télescopage des générations, la distorsion temporelle comme conséquence de l’échec de la tentative d’appui sur les qualités sensorielles du stimulus pour élaborer le récit dans le temps et l’utilisation insolite du facteur temps.

P. Roman (2006) a travaillé sur la dimension temporelle attachée à la nature du processus mobilisé dans la passation d’épreuves projectives ainsi que sur ce qu’il nomme le « travail du temps » comme tentative de circonscrire l’expérience du traumatisme. Dans sa clinique projective, il relève les trois indicateurs que sont le mode d’inscription dans une histoire (notamment la participation subjective dans le récit ou le jeu, l’épaisseur fantasmatique du discours…), le potentiel de traitement de la fantasmatique originaire dans un dépassement d’une fixation au traumatisme (mises en scènes différenciées, inscriptions dans des liens suffisamment détoxiqués de leur charge d’excitation) et la capacité de figuration de la temporalité dans l’expression projective (ordonnancement du temps du discours, référence à une organisation temporelle et potentialité organisatrice du temps). L’auteur évoque des situations projectives où s’inscrit l’événement traumatique par des chocs, des sidérations, des refus, des ruptures à différents niveaux signalant un défaut de liaison temporelle et spatiale. Parallèlement, il montre comment l’investissement d’une pseudo-continuité temporelle représente une attaque du travail du temps en tant que travail de liaison.

Dans le champ de la clinique projective phénoménologique, l’accent porté par M. Wawrzyniak (2000) sur la différence entre déstabilisation et dissolution des images au Rorschach à l’adolescence s’inscrit dans le souci de distinguer les sujets psychotiques des sujets non-psychotiques. Évoquant le cas de jeunes psychotiques montrant à l’œuvre un temps figé, ou pour qui « le temps bouge à peine », l’auteur insiste sur l’idée qu’au Rorschach les « images qui fuient représentent un mieux, au sens où elles témoignent d’un temps qui revient. » (p. 47). Il rend compte également de l’idée d’un temps dissocié chez les psychotiques, évoquant « une existence faite d’une suite de moments sans durée », de sorte que la continuité nécessaire à l’accession au sentiment de réalité ne peut advenir.

Quant à nos travaux, ils nous ont conduits à nous intéresser à la temporalité psychique telle qu’elle est susceptible de s’exprimer dans le cours du processus adolescent normal et pathologique, et à ses traductions dans la clinique projective. Je m’appuierai sur l’exemple du fonctionnement limite et du fonctionnement psychotique à l’adolescence.

Récemment, M. Emmanuelli et moi-même nous sommes questionnées sur l’existence de difficultés d’accès à la temporalité chez les adolescents états-limites, difficultés en lien avec les particularités de leur gestion de l’Œdipe et de la perte d’objet, et nous avons travaillé à leur repérage à l’aide de la méthodologie projective2. En appui sur la psychanalyse de l’adolescence et sur nos propres travaux et ceux de collègues projectivistes, nous avons dégagé des indices d’inscription dans la temporalité psychique. Nous avons ensuite appliqué ces indices, dans une visée comparative, à un groupe de quinze adolescents tout venant et à un groupe de quinze adolescents diagnostiqués états-limites. Les fonctionnements limites rendent compte d’une difficulté de liaison temporelle et d’historisation selon trois aspects spécifiques : la contrainte de répétition, la fragilité du narcissisme et la problématique de perte d’objet.

Un peu en amont, une première recherche (Azoulay, 2006) avait permis de rendre compte des traductions de l’abolition du temps dans le fonctionnement psychotique à l’adolescence aux tests projectifs. Selon P. Aulagnier (1975), pour le sujet psychotique, « tout a déjà été annoncé, prévu, prédit, écrit », car seul existe le désir du parent. Ainsi, suppression du désir et négation du temps ont partie liée dans le défaut d’inscription psychique de la temporalité que l’on observe dans la psychose.

C’est pourquoi aux marqueurs linguistiques classiques référant au temps ont été adjoints deux nouveaux indicateurs susceptibles de témoigner de l’accès ou non à la temporalité :

1- La continuité associative mise en évidence dans l’analyse des liens entre les réponses d’une même planche et entre une planche et celle qui la suit, entre la production spontanée et l’enquête au Rorschach et entre les éventuelles relances du clinicien et les réponses qu’y apporte le sujet au TAT, dans la dynamique de la verbalisation articulant processus secondaire et processus primaire. Tous ces éléments impriment une dynamique des liens entre les pensées qui s’apparente, outre à l’appel à une activité de liaison, à la possibilité d’inscription psychique de la trace des représentations : chaque pensée, chaque affect investi pulsionnellement laisse une trace qui fait lien entre ce qui précède et ce qui suit et permet que se concrétise la référence à un avant et à un après. En d’autres termes, la cohérence des liens associatifs entre les représentations véhiculées par le courant libidinal assure également la cohésion temporelle et donc la capacité de donner sens à l’écoulement du temps.

2- La différenciation des planches à travers la reconnaissance de leur sollicitation latente respective, supposant non seulement la résonance entre réalité externe et réalité interne, entre perceptif et projectif mais aussi l’existence d’une intégration possible du changement, changement de stimulus, impliquant l’acceptation d’une modification interne, dont la source est affective. Cet aspect de la variation de la position interne du sujet, en tant qu’indice d’inscription dans la temporalité, illustre aux épreuves projectives les propos de C. Chabert (2004) : « À l’origine, le changement d’état concerne essentiellement les mouvements de plaisir et de déplaisir, associés, très vite, à ceux de la présence et de l’absence. La perception des affects et de leurs transformations peut ainsi être considérée comme au fondement de la reconnaissance de la temporalité. » (p. 706).

Chez certains sujets inhibés au plan associatif, la différenciation symbolique des planches se manifeste par une réactivité différenciée traduite au niveau du comportement (temps de latence ou temps total de traitement de la planche plus longs ou plus courts, refus ou tendance aux refus, commentaires, restriction ou augmentation sensible du nombre de réponses, augmentation de réponses de mauvaise qualité formelle…) et au niveau de réponses, même restrictives, évoquant une épaisseur fantasmatique, qui rendent compte de la possibilité de prendre acte des changements de stimulus, d’y réagir avec ses moyens psychiques, comme l’inhibition, mais d’y réagir avant tout. Dans un tel contexte d’inhibition névrotique, la temporalité psychique ne sera pas perturbée.

À l’opposé des modèles précédents, la discontinuité associative et l’absence de sensibilité à la symbolique des planches peuvent entraîner des réponses persévératives d’une planche à l’autre, significatives de la compulsion de répétition et susceptibles d’aboutir au déni de la réalité du changement. Ceci évoque la notion de mêmeté de Racamier (1980), elle-même inspirée du sameness (besoin d’immuabilité de l’environnement matériel) de Kanner à propos de l’autisme. Les liens symboliques entre réponses, entre planches et entre spontané et enquête sont rompus. A l’extrême de cet état de désengagement de la réalité et de la temporalité, les mots de liaison internes à la dynamique verbale font défaut au même titre que tout ce qui peut, de près ou de loin, créer du lien. Il ne s’agit donc pas de clivage, mais de caractéristiques d’annihilation de toute forme de lien relevant de la quête d’immutabilité psychique et par conséquent de la non-reconnaissance de l’épreuve du temps.

Ainsi, la déliaison entre les divers éléments sous- tendant les processus de pensée reflèterait un phénomène de déconstruction des repères temporels renvoyant au défaut d’inscription de la trace dans la psyché : l’absence de verbe et de mots de liaison au Rorschach, figeant toute articulation et toute dynamique par un vain accrochage au percept, interdit la mobilité pulsionnelle et fantasmatique et, partant, l’écoulement du temps alors que la désorganisation ou le défaut de jalons temporels invalide la notion même d’histoire au TAT.

Les épreuves projectives se prêtent tout particulièrement à l’étude de la temporalité psychique et à ses diverses traductions dans la clinique et dans la psychopathologie. Les indices pertinents qui ont pu en être dégagés par de nombreuses recherches sont utilisés à présent dans des travaux universitaires et servent, dans l’enseignement de la méthodologie projective, à affiner de manière particulièrement subtile la compréhension du fonctionnement psychique normal et pathologique, chez l’enfant, l’adolescent et l’adulte.

Notes

  1. « Si l’on imagine que pendant qu’une main écrit à la surface du bloc magique, une autre détache périodiquement de la tablette de cire la feuille de couverture, on aurait là une façon de rendre sensible la manière dont j’ai voulu représenter le fonctionnement de notre appareil de perception animique. »
    (p.143).
  2. Ces travaux ont donné lieu à une communication à un colloque international à Messine en 2010 et à un article à paraître en 2013 dans la revue Psychiatrie de l’enfant : Azoulay C., Emmanuelli M., Temporalité psychique à l’adolescence : étude comparative entre sujets tout venant et sujets au fonctionnement limite, au Rorschach et au TAT.