Le jeudi 14 mai 2020, la sixième Conférence d’introduction à la psychanalyse (CIP) programmée a été suivie sur Zoom par plus de 150 participants. Sylvie Pons-Nicolas a tissé patiemment la trame de la méthode psychanalytique, entrecroisant les trois leviers techniques désignés par son titre au programme ambitieux. Epousant le rythme de la perlaboration, sa présentation a replacé au cœur du processus analytique la question de sa temporalité : homologue à celle de la psyché, son action se révèle et se réalise dans une suite d’après-coups.
En 1937, à 81 ans, Freud introduit un nouveau concept théorico-clinique permettant d’envisager une issue élaborative et de dépasser la conclusion pessimiste d’une butée de l’analyse sur le « roc de la castration 1. » , « Interpréter ne suffit pas, il faut construire 2. » La proposition est de prime abord « révolutionnaire » au regard de la méthode, fondant le processus sur la remémoration de souvenirs refoulés, et sur l’interprétation. Celle-ci est pourtant moins décrite comme une traduction de l’inconscient, mais davantage comme une parole qui relie, et délie de l’actuel la trace des évènements révolus pour y voir « le reflet renouvelé du passé oublié ».
Mais le poids du facteur quantitatif était apparu à Freud au travers des résistances tenaces rencontrées dans certaines cures opposant au processus de l’analyse les forces de la répétition en acte et des transferts « tumultueux 3 ». Les débats avec Rank et Ferenczi annonçaient déjà l’importance que vont prendre, pour les cliniciens contemporains confrontés aux situations limites, le travail engagé autour du négatif et le rôle du contre-transfert dans les cures. Freud constate alors que très souvent, l’analyste ne peut se contenter de favoriser l’expression des conflits refoulés, mais doit proposer au patient des hypothèses sur ce qui reste inaccessible à sa mémoire. Au travers des failles de la représentance et du défaut de symbolisation, il retrouve autrement l’importance du trauma.
Se lève alors une nouvelle énigme, qui va permettre à notre oratrice d’éclairer pour son auditoire le sens et la valeur métapsychologique de la remémoration en analyse : comment une construction peut-elle se substituer au souvenir du patient ? Comment échapper au danger ou au soupçon de la suggestion ?
C’est que le souvenir n’est pas une simple trace mnésique, un simple retour d’une réalité passée, il est une formation psychique qui émerge en séance. Pour Freud, les souvenirs d’enfance sont des souvenirs se « rapportant à l’enfance ». Ils sont en quelque sorte des constructions rétrospectives. Dès lors que l’hypothèse formulée par l’analyste rencontre « un sentiment de réalité effective », éprouvé intime entraînant la conviction chez l’analysé, elle a le même effet de relance des associations. La construction s’étaye sur la temporalité du travail perlaboratif qui est spécifique de la psychanalyse et signe l’importance de l’appropriation subjective. C’est la réponse après-coup qui lui confère sa valeur de vérité : le patient dit « je n’y avais pas pensé » … vient alors une association, un rêve, un souvenir, une rêverie diurne, un acte manqué…
La construction fraye le chemin lorsque le travail de métaphorisation des représentations inconscientes n’est plus possible, que la parole associative ne circule plus, s’englue dans l’événementiel. Elle bute parfois sur un blanc d’une qualité singulière : c’est une déchirure de la trame symbolique, une chute dans le vide. Ou bien elle s’efface devant l’acte ou la décharge, tentatives d’évacuation de la réalité psychique. Ces conjonctures témoignent d’une zone de souffrance dépassant les capacités élaboratives du sujet, un manque à représenter ressenti comme un excès d’excitation et source d’une détresse psychique propre au traumatique.
Les dernières hypothèses sur les effets positifs et négatifs du traumatisme formulées par Freud dans L’Homme Moïse et la religion monothéiste (1939) seront approfondies par Claude Janin, qui va opposer les traumatismes « organisateurs » ou « avec fin », généralement liés au sexuel infantile, aux traumatismes « désorganisateurs », « sans fin », indiquant une effraction du pare-excitation. Les premiers se prêtent aux transformations, les seconds créent une enclave narcissique dans le moi : drastiques et souvent paradoxales, les défenses primaires sont mobilisées contre le processus. Elles tendent à abolir tout le registre du transitionnel, dont l’espace intermédiaire où les représentations peuvent circuler entre les deux protagonistes de la cure. L’analyste est alors appelé à construire, sans renoncer à interpréter le moment venu. Il est très sollicité dans son contre-transfert dont on sait depuis les travaux de Paula Heiman qu’il peut être utilisé comme un outil d’investigation de l’inconscient du patient 5.
Une vignette vient illustrer cette articulation entre les trois outils techniques, revisités par une approche contemporaine de la clinique, où l’analyste se fonde sur le temps, développe sa capacité à travailler au nouage du sexuel et du traumatique, des mouvements œdipiens et primaires.
Engagée sur le terrain de la névrose, la cure de Mme M. s’enlise. Elle rejète toutes les interprétations tandis qu’une plainte lancinante et répétitive concernant sa mère abrase l’espace transitionnel. L’analyste, confrontée à un sentiment d’impuissance, fait le choix de rester dans une certaine réserve interprétative. Il lui vient alors un souvenir avec son père, deux phrases du peintre Bram Van Velde à l’écrivain Charles Juliet symbolisant son propre contre- transfert 6, la pensée du mari de la patiente, en train de protester contre les « croûtes » que veut lui refiler sa mère. L’analyste perçoit qu’elle cherche à introduire un tiers, mais elle s’entend dire : « c’est au troisième », une injonction « apparemment » sans lien avec le contenu de la séance. La patiente pointe un doigt vers la lithographie en face d’elle et demande « ce tableau, vous l’avez retourné ? ». Sa voix, l’accrochage au perceptif, des sensations bizarres attestent d’un vacillement identitaire. Une phrase étrange s’impose à l’analyste, qui choisit de lui en faire part. La patiente éclate en sanglots et raconte un rêve. Se décondense un matériel figurant ce qui était jusque là demeuré irreprésenté de la relation passionnelle à sa mère : une scène primitive orale recouvrant un fantasme d’incorporation. A la fin de la séance, une phrase que la patiente prononce les yeux dans les yeux vient signifier le transfert homosexuel primaire « je m’a(s) vue » et témoigne de sa réorganisation. A la séance suivante, la patiente revient sur le sentiment de rejet que son analyste lui a fait éprouver qui a réactivé le souvenir d’un propos de sa mère qu’elle avait surpris enfant, signifiant qu’elle aurait préféré un garçon. Parlant d’elle comme un laideron, la mère suggérait qu’elle aurait pu avorter. L’expérience avait été quasi dépersonnalisante pour la patiente. Émerge alors une série de souvenirs qu’il est désormais aisé pour l’analyste de relier au matériel du rêve, comme aux sentiments que la patiente cherche à lui faire éprouver, à des fins de décharge certes, mais aussi de figuration et de compréhension. La phrase étrange, sans verbe, surgit dans la tête de l’analyste, qui choisit alors de la communiquer à sa patiente 7, avait frayé la voie de la symbolisation : « une mère folle de sa fille, une fille folle de sa mère. » Après coup, l’analyste a pu relier cette phrase à une représentation d’attente, suscitée en elle par une autre phrase étrange prononcée par la patiente au début de sa cure : « quand j’aime quelqu’un, je l’avale dans ma tête. » Lié à un non investissement de la patiente bébé, le trauma a pu alors s’inscrire dans une histoire, authentifiée par le dialogue renoué avec la mère. Viendra le retour de souvenirs tendres avec le père, soutenu par un transfert homosexuel masculin, où l’analyste est cette fois vécue comme investissant le garçon que ses deux parents auraient préféré avoir. Ils permettront l’élaboration des enjeux œdipiens.
Le « travail en double » avec cette patiente témoigne de deux modalités de construction en séance : la disponibilité à la régression de l’analyste, confrontée à une impasse, a rendu possible un « travail de figurabilité » (Botella) qui a restauré un espace transitionnel et permis l’intégration du négatif. La qualification de ce que la patiente faisait vivre à son analyste a ensuite soutenu la co-construction (Roussillon) d’une conjoncture traumatique. Le contre-transfert s’avère l’outil essentiel permettant la relance du processus dans de telles situations, où l’analyste « doit être capable de soutenir les sentiments négatifs soulevés en lui, au lieu de les décharger 8. » Il doit aussi pouvoir abandonner un temps les prérogatives du moi. Sollicité à construire à partir d’éléments confus qui le vouent à l’inconfort, c’est alors qu’il utilise ces leviers pour renouer avec sa capacité de jeu, sur tous les registres de la bisexualité psychique.
Laurence Aubry
Psychanalyste, SPP
Maître de conférence en lettres
Notes
1. Analyse avec fin et analyse sans fin.
2. Construction dans l’analyse.
3. Remémoration, répétition, perlaboration (1914), Observations sur l’amour de transfert (1915).
4. Figures et destins du traumatisme (PUF, 1996).
5. Il ne s’agit plus seulement des tentations libidinales que l’analyste doit maîtriser (Freud), mais des sentiments inconscients suscités par chaque rencontre analytique. D’obstacle, le contre-transfert est devenu outil de la cure, particulièrement lorsque l’emporte le négatif, un sens du « pas assez représenté » comme des « mouvements hostiles ».
6. « Je peins pour me sortir du trou », « je peins pour vaincre l’impossibilité de peindre ».
7. Sans doute par un effet de libération de son pré-conscient suite à l’énonciation du rejet.
8. Denis P., Rives et dérives du contre transfert, PUF, 2010.