Je ne suis pas sûr que l’opposition psychothérapie /psychanalyse, telle qu’elle est couramment utilisée dans le monde des psychanalystes, ne présente pas plus d’inconvénients que d’avantages et soit beaucoup plus qu’une machine de guerre dont je crains qu’elle ne se retourne contre la psychanalyse elle-même. Si en effet les psychanalystes récusent le fait que la psychanalyse soit une psychothérapie, il ne faut pas s’étonner que l’argument central de ceux qui s’opposent à elle, concerne précisément le fait qu’elle n’est pas efficace sur un plan thérapeutique. Je viens de relire, pour l’occasion, les écrits techniques de Freud et je n’ai trouvé nulle trace chez lui d’une telle opposition. Pour Freud, la psychanalyse est aussi une psychothérapeutique, même si elle n’est pas que cela, il parle à plusieurs reprises de la “psychothérapie psychanalytique” pour désigner ce que l’on nomme maintenant “la psychanalyse”.
Pour lui l’opposition ne passe pas entre la psychanalyse et la psychothérapie mais entre la psychanalyse et la suggestion, et les pratiques fondées sur la suggestion dont certaines pratiques qu’il dit “médicales”. Cette position me paraît sage et socialement efficace, c’est-à-dire de bonne politique. Elle fait de l’analyse du transfert, la pierre angulaire, l’axe principal, majeur et identitaire de la pratique psychanalytique. Le choix passe en effet par le fait d’utiliser la suggestion, celle qui est inévitable et inhérente à la situation – qui surgit de l’existence même du transfert, et sur laquelle l’analyste n’a aucun contrôle car elle ne dépend pas de lui mais du fait que ses interventions sont “reçues” à partir de la position qu’il occupe dans le transfert – pour “dépasser” la suggestion par l’analyse du transfert, et le fait d’utiliser la suggestion pour exercer une influence sur le patient. Qu’il s’agisse d’une “bonne” influence (je ne connais aucun soignant qui déclare ne pas vouloir le bien de son patient et l’enfer, comme on sait, est pavé de bonnes intentions) ou d’une “mauvaise” influence ne change rien à l’affaire, c’est l’influence qui fait problème pas son contenu ou son intention. Et elle fait problème pour Freud parce qu’elle est de peu d’efficacité thérapeutique profonde. Bien sûr s’ouvre ensuite la vaste question de savoir s’il est possible d’éviter tout effet de suggestion, surtout dans la mesure où une large partie de celle-ci est un effet direct de l’existence du transfert, et dans la mesure où la théorie de l’analyste, quelles que soient les précautions qu’il prenne, ne peut pas ne pas avoir d’effet induits ou d’induction sur la vie psychique de son patient. C’est bien pourquoi on pourrait d’ailleurs se demander s’il existe “une” psychanalyse ou “des” psychanalyses, tant les différences entre les écoles produisent des manières de travailler différentes. Mais au moins on peut penser que l’analyse du transfert réduit ou tente de contrôler ces effets, en tout cas plus que l’absence de leur prise en compte.
Poursuivons notre réflexion à partir de la position de Freud, par la reprise d’une autre des questions souvent invoquées : celle de la “guérison de surcroît”. Quand Freud évoque l’importance pour le psychanalyste de ne pas rechercher d’effets immédiats à ses interventions, quand donc la guérison est située “de surcroît”, ce n’est pas au nom d’une posture qui exclurait le souci de guérir ou de soigner de son champ, c’est au nom d’une stratégie générale qui vaut par son… efficacité thérapeutique ! Il évoque alors par exemple la métaphore de la course de lévriers dans laquelle un chapelet de saucisses est promis au vainqueur, un plaisantin s’amuse à jeter une saucisse au milieu du parcours, et les lévriers se jettent sur elle au détriment de la récompense finale, autrement plus attractive. Comment mieux dire que le problème est de renoncer à l’apaisement à court terme à l’aide d’une tentative de réassurance nécessairement alors fallacieuse (et qui donc ne rassure pas vraiment, qui n’est qu’une mauvaise réassurance, qu’une fausse solution) fondée sur la suggestion du moment, pour pouvoir effectuer le travail en profondeur que l’analyse du transfert permet d’envisager. Le “de surcroît” de Freud n’est pas un rejet aux calendes grecques de la question de la guéri-son, c’est l’énoncé qui souligne que c’est de l’analyse et du travail de symbolisation qu’elle rend possible, que celle-ci doit être attendue, et non de n’importe quelle “voie courte”.
La question passe plutôt entre une “ bonne ” intervention, et celle-là résulte du travail psychanalytique, et une “mauvaise” intervention qui tente de court-circuiter le lent défilé de l’analyse et se borne à un simple effet de suggestion. La psychothérapie psychanalytique de Freud est un procédé qui se fonde sur l’appropriation subjective de l’histoire subjective et de ses enjeux historiques et actuels, sur l’appropriation par la perlaboration et la prise de conscience. Ceci trace une ligne de départage qui différencie ce qui est psychanalyse de ce qui ne l’est pas, que le patient soit en face à face ou allongé, que le nombre de séances soit de cinq séances ou seulement d’une séance.
Pour en venir à ces questions, celles du dispositif, là encore il me semble régner une certaine confusion. Freud pratiquait à raison de cinq séances par semaine d’une heure, mais il admettait que, “dans les cas légers”, trois pouvaient suffire. L’important était de pouvoir suivre “pas à pas” le fonctionnement psychique de l’analysant. Certains de nos collègues Anglo-saxons continuent de penser que cinq voire six séances d’une heure sont nécessaires pour une analyse, pour l’IPA quatre séances sont actuellement requises (récemment lors du dernier congrès de l’IPA sous la présidence du Pr D. Widlöcher, le nombre de 3 séances a été retenu, NDLR), mais en France on pratique la plupart du temps à trois séances et même de plus en plus, certains proposent simplement deux séances par semaine. On imagine les enjeux financiers de telles considérations, moins de séances mais plus chères.
Je me souviens d’un débat au sein d’un congrès de l’IPA, avec des analystes Néerlandais pour qui les trois séances habituelles des Français ne pouvaient produire “que” de la psychothérapie, les analystes Français s’esclaffaient en retour devant le type d’interventions de leurs collègues Néerlandais qui n’étaient d’évidence pour eux “que” de la psychothérapie de soutien. Psychothérapie d’un côté de la frontière psychanalyse de l’autre ! Sans doute un nombre significativement différent de séances va-t-il avoir des effets sur le processus psychanalytique, les différences de setting font des différences de processus comment en serait-il autrement, mais est-il bien pertinent de proposer de faire de celui-ci des différences identitaires ? À moins de penser que plus on diminue les séances et plus on augmente les effets de suggestion potentiels, mais ce n’est pas l’argument avancé la plupart du temps, et on peut alors penser aussi que la diminution du nombre de séances produit une baisse de l’intensité des processus transférentiels et donc de leur potentialité suggestive.
L’opposition psychanalyse / psychothérapie peut aussi être tentée de s’appuyer sur la position corporelle proposée à l’analysant : allongé sur le divan c’est de la psychanalyse, face à face ou “côte à côte” ce n’est que de la psychothérapie. Freud ne semblait pas non plus considérer que le face à face interdirait la pratique de la psychanalyse, il se bornait à constater que pour lui il en allait ainsi, et qu’il trouvait plus “confortable” que le patient soit allongé, mais il n’en faisait pas une question identitaire de la psychanalyse. Là encore on peut sans doute penser avec lui que le face à face et les “messages” visuels que l’analyste envoie, malgré lui mais inévitablement, ont plus d’effets de suggestion que la position allongée dans laquelle ces messages sont absents ou réduits. Mais, inversement, l’on sait aussi que certains analysants développent une certaine intolérance à cette absence d’échanges de messages visuels et à la position allongée qui les empêche, et que le dispositif mobilise alors de telles formations réactionnelles que ce que l’on gagne en modération des effets de suggestion d’un côté, est plus que largement perdu de l’autre.
Je sais aussi des sujets qui se précipitent sur le divan pour éviter de vivre ce que le transfert en face à face réveille en eux. Là encore les différences de dispositifs entraînent des différences de processus – comment en irait-il autrement ? – mais pourquoi faire de la position corporelle pendant la séance une question identitaire différenciant une pratique dite psychanalytique et une pratique de simple psychothérapie ? Une cure pratiquée à trois séances, allongé sur le divan, dans laquelle l’analyste se croit contraint “d’ajouter à l’or pur du psychanalytique le cuivre de la suggestion” est-elle plus “psychanalytique” qu’une cure à trois ou quatre séances en face à face dans laquelle l’analyste s’abstient de toute suggestion délibérée ?
Peut-on donc dès lors s’en tenir à ses critères formels sans autre forme de procès et décréter ipso facto que seule la position allongée et au moins trois séances, garantie le “psychanalytique” ? Que dan s de suffisamment bonnes conditions transférentielles un tel dispositif rassemble les meilleures conditions de l’analyse du transfert, ce que je crois, doit-il nous faire vouer aux gémonies “non-psychanalytiques” les ajustements du dispositifs qui tiennent compte des particularités du fonctionnement psychique de certains analysants ou de leur situation financière ?
Continuons notre relevé des questions. Pouvons nous à l’heure actuelle “sortir” de la psychanalyse les pratiques de groupe ou les pratiques “familiales”, ou celles qui se développent auprès d’enfants. Comment situer les pratiques nombreuses dans lesquelles des psychanalystes sont conduits à ajuster le dispositif d’analyse aux particularités cliniques des sujets à qui il s’adresse, et je ne pense pas seulement à la pratique auprès de sujet présentant des états psychotiques ou psychosomatiques, mais à toutes les pratiques qui se développent dans les institutions de soins et les structures hospitalières ? N’ont-elles pas le droit de se dire “psychanalytiques” au nom des particularités de leur dispositif ?
J’ai souvent remarqué, lors des discussions informelles avec des collègues psychanalystes, que l’appellation de “psychothérapie” semblait autoriser une perte de rigueur et des attitudes techniques approximatives, comme si les impératifs de la pratique psychanalytique semblaient pouvoir se relâcher dès que l’on quitte la stricte définition de la cure type et que l’appellation de “psychothérapie” autorisait toutes les variantes et tous les aménagements ! Je comprends bien dès lors que ces mêmes collègues tiennent à opposer la psychanalyse et la psychothérapie, mais on me permettra de douter du bien fondé d’une telle licence.
Tout ceci me fait personnellement plaider pour définir les conditions fondamentales d’un “travail psychanalytique”, et ouvrir la question de ses formes particulières selon ses objets et les ajustements du dispositif analysant à ceux-ci. Chaque dispositif définit un site analytique et une situation analysante qui lui sont spécifiques, celle-ci rend possible l’analyse d’un pan de la vie psychique qui lui est propre mais exclue aussi de l’analyse ce que le dispositif tient éloigné par sa structure même. On n’analyse pas la même chose en face à face, ou côte à côte, et dans la position divan-fauteuil, pas la même chose dans un dispositif familial ou groupal que dans un dispositif individuel, pas la même chose selon la durée et la fréquence des séances, pas la même chose selon les âges de la vie.
La psyché est hypercomplexe et multiple, même si le sujet tend à s’unifier, chaque dispositif mobilise, du fait de sa configuration spécifique, des pans particuliers de celle-ci qu’il permet d’éclairer par l’analyse, ou une face particulière de ceux-ci qu’il rend interprétable. Mais chaque dispositif, du fait même des particularités de sa configuration, tient aussi éloigné du transfert d’autres aspects du fonctionnement psychique. Penser qu’au sein d’un même dispositif tous les aspects de la vie psychique peuvent être abordés, relève de l’utopie ou de l’idéologie, et d’une méconnaissance des limites inévitables de tout dispositif de pratique. Que l’on requière pour la formation des psychanalystes une forme particulière de pratique psychanalytique -cure à au moins trois ou quatre séance par semaine en position allongée- est une autre question et relève d’un autre niveau de pertinence qui ne doit pas être amalgamée aux considérations qui précèdent. Mais l’on n’évitera pas alors de rencontrer la question de savoir si cette formation ouvre l’autorisation à toute forme de pratique psychanalytique, ou seulement à certaines formes de celles-ci, et s’il n’est pas nécessaire de penser que la pratique en face à face, ou en groupe, ou auprès d’enfant, par exemple, suppose d’autres dispositifs de formation complémentaires.