Sexualité, handicap mental et société
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Sexualité, handicap mental et société

Comme un aboutissement de sa grande démarche d’ouverture à la personne en situation de handicap, notre société découvre une vérité qu’elle avait un peu laissée de côté : la déficience intellectuelle n’empêche pas d’être sexué. Et même, d’une certaine manière, d’être normalement sexué. Peut-être un peu prisonnière de son élan intégratif1, qu’elle ne pourrait plus désavouer aujourd’hui, cette société va jusqu’au bout de sa logique et reconnait à la personne handicapée la possibilité d’accéder à la pratique du sexe comme un des éléments nécessaires à une bonne santé, état dont tout citoyen doit bénéficier.

Une telle option corrobore le fait que la personne déficiente relève du seul droit commun, comme l’affirment très explicitement les lois de 20022 et de 20053 et qu’à ce titre, elle ne peut être l’objet d’une restriction imposée qui serait alors discriminatoire. Elle bénéficie donc de l’égalitarisme qui fonde notre législation et qui redistribue les rapports de pouvoir inhérents à toute société en cherchant à assoir ceux qui restent sur des bases tirées de la raison et non plus de la force ou de la tradition.

La sexualité a très longtemps été un domaine d’exercice du pouvoir4 : certaines personnes, fortes de leur fonction, pouvaient naguère encore en interdire ou en restreindre considérablement l’accès à d’autres, d’une manière qui peut paraître aujourd’hui abusive. Notre société, mal à l’aise avec ces dispositifs autoritaires, s’est orientée vers leur abolition – chacun est libre de choisir sa sexualité – qui s’avère plutôt une réinterprétation adoucie et consensuelle des restrictions – puisque cette liberté n’est possible que jusqu’à un certain point. Ainsi, la France a-t-elle dépénalisé l’homosexualité – en 2001 – et maintenue la notion de majorité sexuelle – âge à partir duquel une personne est censée présenter suffisamment de discernement pour choisir d’entrer dans la vie sexuelle partagée, sans avoir de compte à rendre à personne ; sauf lorsque des tiers remettent en question cette capacité.

La personne handicapée mentale bénéficiant du droit commun, devrait légitimement accéder à la pratique sexuelle dans les mêmes conditions que tout le monde. Pourtant, il n’en est rien. Cet accès, quand il est possible, reste en réalité sous le contrôle étroit de l’entourage qui se prévaut implicitement pour l’occasion d’une autorité de fait. Autorité qui n’a pas besoin de se légitimer pour être reconnue tant elle s’inscrit dans l’élargissement de l’autorité parentale5 que la famille conserverait et dont hériterait automatiquement tout professionnel impliqué dans la relation, fut-il inexpérimenté, tout nouveau dans cette relation ou encore nettement plus jeune que la personne handicapée elle-même.

Cette situation commune illustre la contradiction qui persiste entre l’énoncé social plutôt permissif mais généraliste, et la possibilité réelle laissée à la personne handicapée mentale de s’engager dans une relation d’ordre sexuel, exploratoire, expérientielle ou durable qui reste très faible et très surveillée. Rappelons-le ou, peut-être, découvrons-le :

  • La pratique de la sexualité n’est pas libre. Elle n’est possible que quand elle s’inscrit dans un ensemble de conditions validées par des opérateurs sociaux reconnus : parents, professionnels, pairs et, en dernier recours, le juge. Tous représentent le contexte dans lequel les compétences s’acquièrent, se développent et s’expriment. La pratique de la sexualité ne relève donc qu’imaginairement du seul domaine privé, contrairement au moment où elle se vit, durant le temps de la relation sexuelle proprement dite.
  • Elle n’est pas donnée ; elle doit être conquise et ceux qui désirent y accéder ont à laisser penser à leur entourage qu’ils ont les compétences idoines – celles-ci n’étant par ailleurs jamais définies. Une de ces compétences est l’aptitude à créer ou à défendre un espace d’intimité, seul lieu effectif dans lequel peut se dérouler la pratique de la sexualité. Restreindre ou interdire tout lieu d’intimité revient d’ailleurs pratiquement à interdire toute pratique sexuelle – sans avoir à le dire ni même à le reconnaître.
  • L’encadrement serré de toute pratique sexuelle s’accompagne d’une vue normative de celle-ci, d’autant plus importante que la personne accompagnée est dépendante. Cette tendance s’explique fort bien dans la mesure où l’accompagnateur, pris dans une grande proximité avec la personne qu’il accompagne, lui permet ce qui, à ses yeux, paraît licite ou correct ; ou, plus exactement, il pourrait craindre que ce qu’il autorise apparaisse aux yeux des observateurs comme le reflet de ce qu’il se permet à lui-même. Tout écart de la norme pouvant alors passer pour un écart personnel, réel ou souhaité. Peu soucieux d’être jugé comme fantaisiste ou, pis, comme déviant, il va donc orienter fermement la personne handicapée dans le respect d’une pratique relevant plus d’un idéal absolu que de l’expression d’un désir, d’un besoin ou d’un souhait. On comprend que, dans ces circonstances, il attende de la personne déficiente qu’elle s’inscrive dans une pratique étroite, communément admise : celle du couple hétérosexuel, fondé solidement dès la rencontre qui coïnciderait avec l’engagement, stable, harmonieux et fidèle. Curieusement, cet idéal ne tient pas jusqu’au bout lorsqu’il est menacé par l’expression d’un désir d’enfant émanent de la personne déficiente. Il arrive qu’alors, l’accompagnateur bouleverse ses priorités et préfère l’option homosexuelle, comme moyen de contraception, à celle de la parentalité – l’une et l’autre ne pouvant évidemment pas être mises en concurrence puisqu’elles n’ont aucun lien ; de plus, une personne homosexuelle n’a pas forcément renoncé à tout désir d’enfant. Une telle mise en compétition, quand elle existe, montre bien que l’accompagnateur réagit en fonction de ses propres perceptions, de ses représentations, plus que du bien être de la personne handicapée.
  • La normalisation excessive de la pratique sexuelle, surtout lorsqu’elle est exigée, la déréalise et la rend totalement inaccessible puisqu’elle ne laisse aucun jeu d’appropriation et que tout écart est immédiatement stigmatisé en étant interprété comme une inadaptation. Ce qui est un comble dans une société qui, par ailleurs, affirme s’être libérée du poids du moralisme et qui semble chanter les « vertus » des expériences faites hors des sentiers battus, à la condition qu’elles soient choisies, assumées, et intégrables.

Dans la réalité quotidienne, la restriction faite aux personnes handicapées mentales dans le champ de la pratique sexuelle est assez bien dissimulée, jusqu’à se confondre avec les réticences individuelles des personnes de leur entourage. Pourtant, elle est bien le fait d’une stratégie collective, implicite et inconsciente, discrète et très efficace.

Le projet social est aussi clair que son énonciation : les personnes handicapées ont accès à la sexualité dont la pratique, si elle est souhaitée, doit contribuer à l’instauration et au maintien d’une bonne santé. Alors, d’où vient le problème ?

Du fait que cet énoncé explicite est suivi d’un autre, non formulé mais implicite tant il paraît évident à l’énonciateur, qui subordonne cet accès à des préalables incontournables : la relation sexuelle doit être saine, pleinement consentie, c’est-à-dire totalement anticipée, appréhendée et assumée, se vivre entre personnes le plus proches possible par leurs caractéristiques de handicap pour éviter tout déséquilibre patent et, donc, toute manipulation et, surtout, se révéler satisfaisante et sans risque de provoquer quelque souffrance que ce soit. Autrement dit, elle doit être réussie. Selon les critères de l’observateur.

On voit bien que réunir tous ces critères est impossible, notamment quand s’amorce une relation. Y arriver relève de l’imaginaire.

La personne handicapée désireuse de s’aventurer dans une relation sexuelle se trouve plongée dans une situation paradoxale : en même temps, on l’encourage à y penser et on rend cette relation impossible ou, pour le moins, inaccessible. Parce qu’on considère qu’elle est trop fragile pour la supporter, du fait de sa vulnérabilité.

Et c’est là que ce situe le tour de force de la société : elle propose un accès à la sexualité, qu’elle favorise dans le discours, et le rend improbable en décrétant la personne handicapée vulnérable, c’est-à-dire ici inapte à affronter la sexualité qu’elle présente parallèlement comme dangereuse.

Or, il est quand même difficile d’admettre que la sexualité est si dangereuse que cela si l’on en juge par le nombre de gens, dans n’importe quelle société, qui semblent se porter bien de la pratiquer. Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne les fait pas souffrir par ailleurs. Et, pour l’instant, aucune étude sérieuse n’a démontré que les personnes handicapées seraient particulièrement mises à mal, ou même en difficulté particulière, quand elles réussissent à vivre certaines expériences sexuelles, y compris lorsqu’elles nous paraissent insatisfaisantes. Ce qui ne veut pas dire qu’elles ne pâtissent pas, comme tout le monde, d’abus intolérables quand ils existent.

Postuler que les personnes handicapées mentales sont vulnérables face à la sexualité et qu’elles méritent systématiquement notre protection nous autorise à les maintenir dans un statut voisin de celui de l’enfance ou, au mieux, de la préadolescence en leur interdisant tout accès à l’expérience, c’est-à-dire à la découverte progressive d’une pratique qui, comme les autres, s’apprend.

Quand on repère que cette stratégie s’accompagne de l’idée que l’expérience, pour être admise, doit se faire entre personnes plutôt semblables en termes de handicap6, on découvre que les difficultés liées à la rencontre de l’autre différent persistent chez nous lorsqu’il grandit, qu’elle nous dérange7 et nous poussent à l’écarter de nous. Nous dissimulons, mal, ce rejet, en conditionnant et réduisant notre acceptation à l’association de (faux) semblables que rien ne fonde. Finalement, c’est comme si notre société acceptait, valorisait même l’idée que les personnes handicapées mentales aient une sexualité comme tout le monde, pourvu qu’elle reste dans le champ de l’infantile et, plus encore, du handicap. Or, la sexualité ne peut pas être handicapée. Elle est humaine ; elle relève de l’instauration d’une relation qui la rend possible. À chacun alors de s’y retrouver.

Non seulement il n’est pas dit que les personnes handicapées soient particulièrement vulnérables à ce que la sexualité peut faire vivre, y compris de désagrément et de désillusion, mais l’observation de leur développement ces dernières années peut laisser présager le contraire.

Profitant pleinement des effets de l’intégration, c’est-à-dire de la disponibilité continue et intense de nombreux modèles identificatoires, d’une source enrichie de stimuli sociaux (contacts, médias, apprentissages formels, déplacements autonomes…), d’une éducation précoce bien menée, les personnes handicapées mentales ont évolué au point de marquer des étapes importantes dans leur développement, notamment à l’adolescence8 qui suppose l’existence de réels conflits psychiques et l’élaboration d’une identité sexuée bien différenciée, apte à se situer dans la chaîne générationnelle.

Sans les freins qu’on leur oppose, notamment en refusant encore de leur laisser des espaces d’intimité, il est vraisemblable que les jeunes handicapés mentaux qui se débattent dans leur problématique adolescente, seraient capables aussi bien que les autres, ou peu s’en faut, d’expérimenter leur sexualité en la partageant ; en supportant le risque de la souffrance qu’elle peut induire ; en en ressortant plus forts. Ils se sont déjà relevés de tant de déboires et de tant de rejets !

Certaines personnes handicapées mentales sont et restent vulnérables ; elles doivent bénéficier d’une attention à la hauteur de leurs besoins réels pour être protégées des abus qui pourraient leur être néfastes. Mais il faut prendre l’habitude de considérer nos interventions intempestives et inappropriées aussi comme des abus dont la plupart des personnes déficientes ont à souffrir et que la trop grande fréquence maintient dans une dépendance accrue.

Notre société se veut libre face au sexuel et cherche curieusement à s’affranchir des tabous. Elle affirme qu’un égalitarisme est possible dans ce domaine et ouvre la pratique à tous ses membres, uniformément. Mais, parallèlement, elle doute que chacun puisse tirer profit de cette liberté nouvelle sans dommage et tisse discrètement un faisceau de surveillance justifié par la vulnérabilité des plus faibles (qui ont tendance à devenir de plus en plus nombreux). Ceux-ci pourront donc accéder à une pratique, mais bien encadrée et contrôlée. Autrement dit, leur sexualité sera gérée, au sens propre. Se faisant, elle échappera au sexuel pour se réduire à une pratique hygiéniste, ne relevant plus du tout du désir mais du seul besoin. Si l’ensemble des pratiques s’inscrivait dans ce schéma, ce serait la fin du sexuel en tant que lieu du mystère de l’autre, de celui dont la jouissance, à tout jamais, est vouée à nous échapper. Ce serait le règne de la transparence, le plus grand des fantasmes actuels.

Les personnes handicapées mentales sont toute désignées pour jouer ce rôle d’automate du plaisir auquel on aimerait les réduire. Elles semblent pourtant, et très heureusement, ne pas s’en contenter. Elles auraient plutôt tendance à s’engouffrer dans la brèche entrouverte pour elles et donnant accès au champ du sexuel pour l’investir et continuer à s’y structurer, en revendiquant de plus en plus haut une place de sujet, de sujet désirant, de sujet sexué et donc construit sous l’égide de la castration symbolique.

Notes

  1. Loi d’orientation en faveur des personnes handicapées du 30 juin 1975.
  2. Loi du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale.
  3. Loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.
  4. Cf. M. Foucault, «Histoire de la sexualité» ; Tome I, La volonté de savoir, 1976 ; Tome II, L’usage des plaisirs, 1984 ; Tome III, Le souci de soi, 1984 ; Ed. Gallimard.
  5. L’autorité parentale disparait pourtant dès qu’un enfant atteint la majorité. Elle n’est pas remplacée et le lien qui unit un tuteur à la personne qu’il doit protéger n’est pas d’ordre autoritaire. La persistance d’une autorité morale ou d’une influence qui peut aller jusqu’à la manipulation relève d’une réalité affective ou clinique.
  6. On se demande ce que pourrait bien être cette identité commune issue de handicap commun ?
  7. S. Sausse, Le miroir brisé, Ed. Calmann Levy, 1996
  8. D. Vaginay, « L’adolescence : processus psychique ou simple moment biologique ?» in La vie psychique des personnes handicapées ; Ce qu’elles ont à nous dire, ce que nous avons à entendre. Sous la direction de Simone Korff-Sausse, Erès, 2009.
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Le handicap, un nouveau paradigme ?