Lorsqu’on m’a demandé mon “point de vue sur la condition actuelle d’exercice de la psychothérapie”, j’ai, sensible à cet honneur, accepté. Puis, sensible à la difficulté d’un tel propos, j’ai hésité. Ai-je bien un “point de vue” ? et si j’en ai un (voire plusieurs, ce qui ne simplifierait rien), cela a-t-il un intérêt ? D’ailleurs, de quoi s’agit-il ? D’exercice de la psychothérapie. Mais que considérer d’abord ? la psychothérapie, ou plutôt les psychothérapies, leurs fondements théoriques (vrais ou supposés), leurs techniques, leur pratique, la façon dont elles posent ou non des questions déontologiques, etc. ? L’exercice de la chose dépend bien sûr de tout cela. Ne faudrait-il pas alors considérer d’abord les psychothérapeutes, leur formation, leur statut sociologique, moral, légal, etc. ? La psychothérapie et le psychothérapeute, ce n’est pas la même chose : il faut évidemment distinguer la physique quantique en tant que telle de M. Dupont, de l’éminent physicien qui s’y intéresse, ou encore Dieu, de son humble servant de la paroisse d’à côté.
Mais mon embarras vient surtout de ce que je me méfie des mots. Humpty-Dumpty avait bien expliqué à Alice que, lorsqu’il prononçait un mot, ce mot prenait, en cet instant même, exactement le sens qu’il lui plaisait à lui, Humpty-Dumpty, de lui donner. “La question est de savoir”, disait-il, “qui est le maître” : les mots sont nos esclaves. Mais méfions-nous de nos esclaves. On sait bien que si l’esclavage est si familier qu’il s’oublie, le maître est le plus dépendant des deux : l’esclave pourrait subsister sans le maître, mais pas le maître sans l’esclave.
Que ferions-nous, que serions-nous, sans langage ? Il nous faut bien un mot comme “psychothérapie” ; mais je crains que nous n’en soyons esclaves : il nous est devenu si familier que nous risquons de ne plus voir ses pièges. Deux ensembles de pièges, puisqu’il s’agit là d’un hybride de deux termes grecs assemblés pour former un mot dont l’ascendance et le cousinage médicaux sont évidents. Ce pourrait être clair : il s’agit de spécialités médicales -ou para-médicales-qui se proposent de soigner les maladies psychiques. Nous savons bien hélas (heureusement ?) que ce n’est pas si simple.
Interrogeons donc le langage. Pourquoi qualifier les troubles en cause de “psychiques”, pourquoi dire qu’il s’agit de psychothérapie ? Pour forger ce terme, on a préféré le grec au latin “mens”, qui forme “mentalité” et revient sous forme adjective dans l’expression “troubles mentaux” (s’agit-il de la même chose que des troubles psychiques ?) ; ou à “esprit”, ce qui aurait pu donner “soins spirituels” (après tout, cela conviendrait assez bien à ceux qui mettent en cause des “théories de l’esprit” mal faites) ; ou à “âme”, conduisant à quelque chose comme “soins donnés aux âmes souffrantes”, ce qui ne manquerait pas de soulever des protestations religieuses. Va donc pour “psycho”… mais qu’est-ce que cette psyché, ce psychisme, auquel il est ainsi fait allusion, et en quoi est-ce autre chose, que le mental, ou l’esprit, ou l’âme ? On ne peut éluder cette question si l’on veut asseoir une pratique sur une théorie.
A mon sens, c’est la psychanalyse qui depuis un siècle apporte les meilleures réponses, même si la théorie souffre de douleurs récurrentes (de croissance ? de vieillesse ?), même si la pratique vacille çà et là, même s’il arrive que “l’écart théorico-pratique” frise le grand écart… Au moins tout cela procède-t-il d’efforts sérieux, au regard desquels la légèreté de certaines “théorisations” supposées soutenir telle ou telle pratique psychothérapique prête à sourire (ou à s’indigner ?)
Voilà pour “psycho”. Et pour “thérapie” ? S’agit-il toujours de soigner au sens où l’on soigne une maladie ? Bien sûr que non : ce terme, “soigner”, a bien d’autres sens que médical : la mère prend soin de son bébé, et le pédagogue de ses élèves à qui il recommande d’être soigneux dans leur travail ; il n’est pas jusqu’au soigneur qui ne donne ses soins à son boxeur… La personne dont nous prenons soin n’est pas nécessairement un “malade” au sens usuel du terme en médecine (qui implique une symptomatologie, une étiologie connue ou en principe connaissable, un début, une évolution et une issue typiques, un traitement, etc.) : ce peut être quelqu’un comme vous et moi qui souffre de quelque chose dont il souhaite être soulagé.
Acte médical ou pas ? C’est là un vieux problème. Depuis le triomphe de la médecine, on ne soigne plus la “folle du logis” (c’est à dire l’imagination) avec quatre grains d’ellébore, comme dans Jean de La Fontaine. Depuis que la psychiatrie s’est constituée en savoir médical de la folie, chassant très heureusement les possessions démoniaques et leur traitement par le bûcher, c’est en médecin que le psychiatre, puisqu’il est médecin de l’âme (c’est l’étymologie du terme), est supposé guérir les bleus à l’âme. Il lui a donc fallu se distinguer de la bonne mère, de l’ami compatissant, du confident avisé, du prêtre directeur de conscience, etc. Un bon moyen était de s’affirmer fondé dans cette action par la connaissance des étiologies organiques de ces troubles, et ceci parfois au prix des plus étonnantes fantasmagories pseudo-scientifiques (le charme n’en semble pas, aujourd’hui encore, épuisé). Il a cependant bien fallu en rabattre, tant sont nombreux ces bleus à l’âme pour lesquels il est vain d’invoquer une étiologie organique traitable par les voies du corps : d’où l’élargissement du champ et la création d’un nouveau vocable, “psychothérapie”.
On aurait pu, remarquons-le, choisir un autre terme. Pourquoi pas, pour indiquer qu’il s’agit de donner un meilleur cours aux choses, “psychopédie” (mais le terme est pris pour désigner de bonnes pratiques éducatives), ou bien “psychagogie” (au risque de rappeler Charon, le passeur d’âmes vers les Enfers – d’ailleurs le terme a été pris, lui aussi, pour désigner une pratique particulière proposée par Charles Beaudouin), ou bien encore “orthopsychie” ou même “aide spirituelle” (mais c’est alors le prêtre qui va protester), voire “cure d’âme”, comme disait Schreber (qui, lui, ne protesterait pas), etc.
Certains de ces termes peuvent sembler barbares, mais c’est le cas de tous les néologismes avant qu’on s’y habitue. Tous impliquent, en deçà des pratiques, une théorisation, même implicite et floue. Aucun n’aurait été absurde, mais on voit bien qu’alors les pratiques en cause se seraient moins évidemment inscrites dans le champ des démarches médicales que sous le signe du terme qui a prévalu, “psychothérapie”.
Si cependant il a fallu créer un terme nouveau, c’est que d’emblée il n’y avait pas coïncidence entre l’art du psychiatre et celui du psychothérapeute : les psychothérapies se sont proposées au psychiatre mais offertes aussi à d’autres, fussent-ils non médecins. Ceci peut sembler évident aujourd’hui, mais ne l’a pas toujours été. La psychanalyse, presque depuis sa création par Freud, a oscillé entre admettre des non-médecins à la pratique et les exclure. Freud, lui, était très nettement favorable à leur admission, soutenant que la psychanalyse n’est pas en tant que telle une spécialité médicale. C’est pour défendre contre l’accusation d’exercice illégal de la médecine un non-médecin, Reik, qu’il a écrit, en 1926 La question de l’analyse profane. Pourtant, certaines sociétés analytiques, notamment la puissante Association Américaine, se sont longtemps opposées à l’admission des non-médecins.
En France, la Société Psychanalytique de Paris se crée cette même année 1926 comme société s’affirmant médicale, même si parmi les sept fondateurs figurent deux non-médecins (Marie Bonaparte et Eugénie Sokonicka). Plus tard, comme on le sait, l’une des raisons du divorce entre Lacan et Nacht, et de l’éclatement de la SPP, a été cette question de l’ “analyse laïque”, venant surcharger leurs divergences sur la pratique et la formation : à Nacht, ferme partisan d’une analyse comme pratique médicale à visée curative (mais éventuellement ouverte sous surveillance à des non-médecins), s’opposait, non sans ambiguïtés, Lacan, pour qui il s’agissait surtout d’une expérience intérieure, la guérison survenant éventuellement “de surcroît”. Les choses ont beaucoup changé depuis : la SPP compte aujourd’hui à peu près autant de non-médecins que de médecins.
La psychanalyse est-elle une psychothérapie ? Si par ce terme on désigne tout ce qui vise à améliorer le fonctionnement psychique, il est évident que oui. Pourtant on en discute, pas toujours avec clarté. En effet, les cartes sont brouillées par l’habitude contestable des psychanalystes de réserver le terme “psychothérapie” à un travail en face à face. En quoi serait-ce plus “psychothérapique” que la cure dite “de divan”, ou encore “classique” ? Bien sûr, les mêmes habitudes portent à dire qu’est plus “psychothérapique” ce qui est plus “au niveau du moi”, action “de soutien”, etc., que ce qui va “plus profond” ; mais il est clair qu’alors le malentendu s’installe à glisser d’un sens large du terme, qui inclut l’analyse “de divan”, à un sens restreint, qui l’exclut.
Ces temps derniers, les discussions autour de l’“amendement Accoyer”, qui a pris finalement force de loi comme “article 52”, ont donné à la controverse une dimension quelque peu clochemerlesque : ce n’est plus alors pour des raisons théorico-pratiques que les psychanalystes se demandent s’ils sont psychothérapeutes, mais simplement pour savoir s’ils vont choisir de relever de cette loi ou non…
Clochemerlesque ? Pas tellement, car on en arrive aux questions sérieuses. Je le redirai ici vigoureusement : il est bon que la profession de psychothérapeute soit réglementée, et que n’importe qui ne puisse plus se parer sans contrôle de ce titre. On n’a que trop vu les désastreux effets de certaines pratiques aberrantes. Mais, dès l’instant où cette profession est réglementée, qui aura légalement le droit de l’exercer, et quelles pratiques seront ainsi déclarées légitimes autant que légales ? On voit actuellement se presser en rangs serrés les candidats à l’inscription dans une association, une société, un groupement, etc., qui prend grand soin de mentionner le terme “psychothérapie” dans son intitulé et ses buts associatifs… ceci pour l’instant bien sûr sans contrôle. Il va de soi que toutes ces associations ne seront pas reconnues comme conférant à leurs membres le titre de psychothérapeute au sens de l’article 52, supposé mettre de l’ordre dans tout cela. Je dis “supposé” car, comme on l’a très vite souligné, la rédaction en est rien moins que claire, et ouvre de beaux jours pour des décrets d’application qui auront grand mérite, s’ils y parviennent, à clarifier les choses.
L’enjeu est d’importance. Car -c’était tout le but des variations linguistiques qui précèdent- tous ceux qui s’occupent de l’esprit, de l’âme, du psychisme, du “mental”, etc., et prétendent lui faire du bien, vont crier -crient déjà- qu’ils sont les meilleurs psychothérapeutes du monde, voire les seuls dignes de ce titre : qui peut crier plus fort alors que, par exemple, les témoins de Jehovah ? Le législateur n’est pas naïf, il sait bien qu’il va lui falloir écarter les sectes. Ce ne sera pas facile, tant sont floues les limites.
Homère raconte qu’Ulysse, passant par le détroit de Messine, avait du éviter deux terribles dangers, deux monstres bien connus des navigateurs : il fallait éviter Charybde, un tourbillon qui engloutissait les bateaux assez imprudents pour s’en approcher… mais ne pas trop s’en éloigner, car on allait alors se fracasser, en face, sur le rocher Scylla.
Il nous faut maintenant nous écarter du tourbillon Charybde où n’importe qui peut faire n’importe quoi, n’importe comment, avec n’importe qui, en baptisant cela “psychothérapie”,… mais prendre garde de ne pas aller nous fracasser sur le rocher Scylla de réglementations et de contrôles qui tueraient leur objet. On en a vu des exemples en tel où tel pays où il a semblé bon pour le peuple que l’analyse soit intégralement remboursée par le système de santé, pourvu qu’elle ne dure pas plus de cent séances, et que les progrès en soient périodiquement vérifiés par un médecin contrôleur (pas forcément compétent).
Parviendrons nous à éviter ce double danger ? Je l’espère ; après tout, Ulysse est bien rentré chez lui…