Introduction
On connaît et on ne connaît pas ses collègues. Lorsqu’il s’agit de parler d’eux, on se rend compte que l’on a pu les côtoyer durant des décennies (j’ai aussi eu René Roussillon comme enseignant lors de mes années lyonnaises de formation) et que, finalement, on en sait bien peu. Aussi mon titre demanderait à être resserré : René Roussillon et ses écrivains dans ses publications. A bien y réfléchir, il faudrait sans doute encore préciser que le plus souvent ce sont moins les écrivains que les œuvres qui retiennent l’attention de R. Roussillon. Pour ce qui est des humains, des personnes, ce qui, dans ses écrits, retient le plus son attention, ce sont les patients, les siens et ceux dont les professionnels lui parlent en supervision. Sur le rapport aux œuvres artistiques, alors que je butais sur des questions de méthodologie lors de la rédaction mon Habilitation à Diriger des Recherches faite avec son accompagnement, R. Roussillon m’a proposé une clé en référence à D. Anzieu. A propos du travail de ce dernier, il écrit : « Un champ sert à éclairer un autre, le matériel clinique construit à partir d’un champ enrichit celui obtenu à partir d’un autre, sans antagonisme et sans confusion méthodologique. […] il s’agit beaucoup plus d’un croisement, fécond pour la clinique, de deux ou plusieurs démarches. D. Anzieu le soulignait lui-même, le fait clinique, pour être avéré, doit pouvoir être « observé » dans différents dispositifs » qu’il s’agisse de l’entretien clinique, des méthodes projectives, de la cure, du groupe, des œuvres de culture… Alors que certains psychanalystes sont passionnés de littérature, il me semble que tel n’est pas l’enjeu pour R. Roussillon. Il cherche des interlocuteurs dans la perspective moins de penser contre (sans l’exclure) que de penser avec : qu’est-ce que tel livre, œuvre, auteur, l’oblige à penser qu’il n’avait pas pensé ? La pensée de R. Roussillon à cet égard est une pensée intégrative : qu’est-ce que cette pensée, cette œuvre, l’oblige à penser et/ou lui apporte qu’il ne savait pas ou n’avait pas suffisamment explicité ?
Lors d’un échange au colloque Narcissisme et création en septembre 2014 à Istanbul un débat apparut : choisissons-nous toujours des œuvres qui nous « parlent » (j’y reviendrai plus loin avec Richard III) ? Forcément, dira-t-on. Mais alors, illustrent-elles le déjà su, le déjà compris, ou exigent-elles un nouvel effort de pensée qui permette de ne pas ramener le texte à ce que l’on sait ou à ce que l’on croit, sans se laisser déranger par lui ? Ou encore, ces œuvres ont-elles pour objectif de fournir des preuves dans d’autres champs que le champ initial qui les a suscitées, ainsi que le propose R. Roussillon avec D. Anzieu ?
René Roussillon et quelques œuvres
Je n’ai pas lu tout R. Roussillon. De plus, ici, j’ai fait le choix de me limiter au champ de la littérature, comme j’ai choisi de ne pas inclure les textes sur la création qui ne s’appuient pas sur des créateurs ou des œuvres. Aussi vous proposerai-je une promenade ponctuée de quelques points forts, de ces œuvres qui semblent pour lui inévitables tant elles entrent en dialogue avec son travail. A la manière du professeur de littérature et psychanalyste Pierre Bayard (Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ?, Le plagiat par anticipation, …), j’ai pensé récemment, lors de la communication de R. Roussillon au colloque d’Istanbul, « Shakespeare a lu Roussillon ». Je sais bien que non mais cela montre en revanche sur quel fond culturel R. Roussillon pense. Ce fond aide chacun à symboliser soit en lui faisant faire l’économie d’un travail personnel, soit en apportant des éléments au travail personnel de symbolisation, mais il s’agit ici d’autre chose. En effet, R. Roussillon, comme d’autres à cet égard, se propose de faire un pas de côté pour rendre explicite la représentation, la théorie implicite, portée par l’œuvre dans un vocabulaire, voire dans un référentiel, autre que celui de la psychanalyse.
Lorsque j’ai voulu organiser mon propos, j’ai bien entendu cherché un plan. Je suis arrivé à celui-ci, dont je n’étais pas mécontent. Dans une première partie, les textes dans lesquels R. Roussillon étaye sur des œuvres littéraires sa théorisation de la symbolisation, de ses aléas et de ses échecs à partir de Alice au pays des merveilles ou de De l’autre côté du miroir, de M. Proust, de L-F. Céline. Dans une deuxième partie ceux dans lesquels il modélisait le rapport aux œuvres, la réception, en appui sur I. Calvino ; mais déjà cette partie pourrait être une sous partie de la première ou de la troisième ! Dans une troisième partie, enfin, ceux où il pensait les souffrances narcissiques identitaires à la lumière des œuvres : je pense en particulier au travail sur A. Camus et sur le Richard III de Shakespeare. Finalement ce plan, que je conserverai tout de même pour des besoins de clarté, m’apparut bien réducteur. D’une part car il y a des fils, ceux-là même qui animent la pensée et la recherche de R. Roussillon, qui courent d’un texte à l’autre…
D’autre part car on pourrait aussi lire ces textes de R. Roussillon comme des histoires de rencontres avec des passeurs de textes, d’auteurs : Alain Ferrant pour Céline, Christine Serre pour Valère Novarina, d’autres encore que je ne connais pas, collègues, étudiants, amis … Enfin parce que ces textes sont de différents styles : si certains sont classiquement psychanalytiques, d’autres racontent une histoire, d’autres encore jouent avec le texte, l’auteur (Calvino, Novarina)… Car c’est avec ses contemporains que joue René Roussillon !
La théorisation de la symbolisation
Dans son article sur La matérialité du mot, paru en revue et repris dans Agonie, clivage et symbolisation, R. Roussillon s’arrête sur Alice de L. Carroll. Bien sûr, Lewis Carroll, merveilleux conteur, est aussi un grand logicien, entre autres choses, avait tout pour plaire à R. Roussillon. Dans cet article, ce dernier questionne l’accrochage du langage à la réalité, aux choses : le travail sur les processus de la symbolisation et les achoppements de ceux-ci tels qu’ils sont représentés dans la littérature dans le meilleur des cas au niveau « méta » cher à R. Roussillon : symbolisation de la symbolisation mais aussi des échecs ou des difficultés de celle-ci. Dans un dialogue à distance avec Lacan et l’arbitraire du signe, dans un approfondissement implicite aussi de P. Aulagnier qui chemina un temps avec Lacan et s’en sépara entre autres sur les questions de la symbolisation, dans un dialogue aussi avec le Green du rapport sur le langage, il repense l’articulation mot/chose dans la petite enfance et durant la latence (âge d’Alice). En effet Humpty-Dumpty, avec lequel Alice dialogue et qui figure la toute-puissance de l’enfant face au langage dont il veut être le maître, au fur et à mesure de ses échanges avec Alice, laisse percevoir ce que R. Roussillon pense comme « un rapport transitionnel entre représentation de chose et représentation de mot ». Ceci suppose de penser la manière dont l’enfant acquiert, s’approprie le langage comme matière suffisamment malléable, avant d’oublier cette histoire au profit de l’arbitraire du signe. Au fond, dans ce texte, R. Roussillon approfondit sa propre théorisation en relisant et en explicitant ce qui est écrit par L. Carroll dont il est raisonnable de penser qu’en bon logicien, il était maître d’un certain nombre des enjeux de son texte.
Une théorie de la réception
Dans Emprise et déprise : à propos de : Si par une nuit d’hiver un voyageur…d’Italo Calvino, (2008), l’écriture de R. Roussillon met en abîme une conférence avec le texte de Calvino, y insérant des didascalies. Il y propose un travail sur « l’auteur et le lecteur : façons d’emprise » et y reprend à sa façon l’histoire du rapport de l’homme aux œuvres, avec une centration particulière sur la deuxième partie du XXème siècle : centration sur le lecteur, le texte, la création. Il y critique aussi I. Calvino, car celui-ci serait « intelligent, presque trop » de connaître les courants de la critique et d’en jouer. Pourtant il y a un autre Calvino, grand conteur, qui devrait plaire à R. Roussillon. D’ailleurs, il cite ce Calvino-là qui lui fait un clin d’œil, voire l’assigne à écrire, le Calvino du « Chevalier inexistant » qui se nomme R. (pour Raymond) de Roussillon. Le travail de notre Roussillon (sans particule) est virtuose, « intelligent, presque trop », qui, une fois n’est pas coutume, joue le style et avec le style, la construction d’I. Calvino, afin de penser la manière dont celui-ci essaie de maintenir narcissiquement son emprise d’auteur sur un lecteur de plus en plus averti et critique. Nous retrouvons, toujours dans la lignée freudienne de l’auteur qui sait avant le psychanalyste, l’idée que « I. Calvino sait tout de l’appareil d’emprise que décrit Freud dans Les trois essais ». Mais Calvino, du moins tel que lu par Roussillon, en sait un peu plus que Freud, dès lors qu’il repère que la forme première de l’emprise n’est pas le cannibalisme mais le vampirisme. R. Roussillon a raison de souligner que l’on ne peut plus lire les œuvres comme si leurs auteurs étaient naïfs, exempts de savoir (et parfois d’expérience) psychanalytique. En ce sens, par l’emprise, Calvino se protège sans doute des critiques, des lectures de son œuvre qui pourraient lui échapper. Au fond, dans cet article, Calvino et Roussillon jouent à qui sera le plus malin.
Cette question de la réception est aussi développée dans le chapitre La rhétorique de l’influence, publié dans Agonie, clivage et symbolisation, cette fois avec Proust pour le souffle inscrit dans le rythme du texte et avec Céline pour le transfert par retournement sur le lecteur. Sans oublier ce qui fut sans doute une lecture d’enfance du petit René, Tintin et le capitaine Haddock jurant à coup d’anacoluthes !
Les souffrances narcissiques identitaires
Cela commence avec un conte d’Andersen un conte terrible : La reine des glaces ou La reine des neiges qui permet à R. Roussillon de mettre en récit ses concepts, sa conception de certains fonctionnements de l’appareil psychique. En effet ce conte met en jeu le paradoxe, le retournement, le gel mélancolique des affects, mais aussi des voies thérapeutiques. René Roussillon explique qu’il se demande toujours lorsqu’il fait une conférence comment il va raconter ce qu’il a à dire, mettant ainsi en tension, dans son travail de symbolisation personnel, pensée narrative et pensée conceptuelle.
Dans son travail Don Juan, Freud et l’homme de pierre, présenté au colloque Création (Lyon 2013), R. Roussillon propose de faire « une recherche par l’art » en ce sens que l’art symbolise et explore la symbolisation et ses formes. Méthodologiquement, il effectue une lecture polyphonique de Don Juan en travaillant sur différentes versions avec l’hypothèse qu’elles s’éclairent les unes les autres dans le dit comme dans ce qui es-tu. La méthode n’est pas sans évoquer celle de D. Anzieu sur le mythe d’Œdipe ou celle de G. Steiner dans Les Antigones. Croisant la question de la réception, il rejoint celle de l’emprise (théorisée aussi par l’ami Alain Ferrant) : Don Juan court de femme en femme, sur lesquelles il exerce son emprise, par crainte du retournement de cette emprise, par crainte de devenir l’objet de l’emprise féminine. Puis il dégage, s’appuyant sur des détails du texte, la ligne de la mélancolie que Don Juan fuit de façon maniaque et qui se révèle dans la rencontre avec la statue du commandeur, avec l’homme de pierre dont R. Roussillon lit le réveil comme un signifiant formel (on reconnaît là son intérêt, développé depuis, pour les formes primaires de la symbolisation) : « un corps inanimé s’anime », ce qui le conduit à se demander ce qui revient de la mort. Pour ce faire, il fait résonner ceci avec les statues, et en particulier avec les statues qui s’animent chez Freud : celle de la Gradiva (auto-représentation de ses propres processus d’ensevelissement par Norbert Hanold puis désensevelissement), celle de Moïse, celle du père totémisé de la horde primitive… Puis, creusant une piste fort parlante cliniquement, il soutient l’idée que ce qui est central dans Don Juan, c’est la vengeance et son pendant, la déception primaire. Don Juan suscite la vengeance, lui qui se venge d’une déception narcissique primaire, dans un « retournement actif-passif typique des défenses narcissiques ». In fine, en écho pour moi à son départ à la retraite universitaire qui nous réunit et à son Voyager dans le temps (1992), R. Roussillon articule Don Juan à la question du vieillissement : ce temps où la solution adolescente ne tient plus (la séduction et le retournement par le sexuel), où « ce qui avait été immobilisé et statufié se remet en mouvement, en quête d’inscription et de reconnaissance ». Dès lors, le corps inanimé qui s’anime est fait des expériences archaïques non symbolisées, restées en souffrance, du sujet. Pour peu que le sujet s’y ouvre, la dynamique du vieillissement peut relancer le processus intégratif du moi.
Le travail sur Camus (Le visage de l’étranger et la matrice du négatif chez A. Camus, Istanbul, 2012) est à ma connaissance le seul qui porte spécifiquement sur un auteur. R. Roussillon y recherche, à travers différents textes de différentes catégories (roman, L’étranger, théâtre, Caligula, essai, Le mythe de Sisyphe) ce qui est récurent. Camus propose une théorie générale de la création lorsqu’il écrit : « Pour être édifiée l’œuvre d’art doit se servir d’abord des forces obscures de l’âme », ce qui conduit R. Roussillon à travailler la question de l’absurde comme figuration du désespoir, d’un sentiment d’impasse auquel Camus ne voit que deux issus : le suicide ou le meurtre. L’œuvre viendrait comme tentative d’en trouver une troisième avec la création. Avec A. Camus et son œuvre, R. Roussillon approfondit l’articulation entre les souffrances narcissiques identitaires, le besoin de créer et le travail sur le lecteur, tout ceci autour de la question de la relation primaire à la mère, relation restée énigmatique, obscure, sur un mode auquel « il est inutile de vouloir se dérober » du fait du « déjà mort dans la relation à la mère ». Camus le dit à merveille : « l’absurde naît de la confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde. » R. Roussillon développe ici à propos de la création et du créateur la « logique du désespoir » qu’il a aussi mise sur le métier dans son travail avec J. Furtos et l’ORSPERE (Observatoire Régional Rhône-Alpes sur la Souffrance Psychique en rapport avec l’Exclusion). D’autre part, en un réseau serré, Richard III n’est pas loin : R. Roussillon a de la suite dans les idées. En septembre 2014, R. Roussillon relance sa réflexion avec le Richard III de Shakespeare (étudié par Freud en 1916). Ceci s’inscrit dans un projet plus large (en dialogue post-mortem avec A. Green ?) dans lequel il fait de Shakespeare le théoricien du narcissisme. En l’écoutant, vu les lectures qu’il avait retenues dans ce texte, j’ai eu le sentiment par moment que c’était presque trop beau, qu’il retrouvait là sous une forme remarquable ce qu’il avait pensé depuis des années. Mais ressortait aussi que jamais Richard III n’avait été lu ainsi, que l’écoute et l’interprétation qu’il en proposait marqueraient la prochaine rencontre avec ce texte tant elles lui étaient ajustées : au plus près et révélatrices en même temps.
Un bouquet
Pour terminer, je ferai un cadeau à René Roussillon, un cadeau que nous allons partager et qui en sera paradoxalement augmenté : un bouquet de mots, de mots mis en bouquets de textes.
D’abord, un poème de Meng Ming :
En face,
il y a une femme
qui pour moi,
en silence,
soutient de son bras
la tête précieuse
de l’existence.
Puis, traduit du néonorvégien, des textes de Olav H. Hauge :
Bouleau
Il a remarqué
une chose,
vieil Hallvor.
– Le bouleau pousse
seulement le matin.
– Ca, c’est une sottise !
Je crois moi qu’on grandit lorsqu’on dort.
Et puis ma plus belle découverte de lecture de l’année, Des pas de crabes sur du jaune, de Ph. Longchamp : elle est née niée. C’est décisif. On l’a tout de même nommée Angélique.
Je vous laisse rêver ou écrire la suite… Cher René, bonne route jalonnée de lectures roboratives, entre pensée et rêverie, entre séduction et rivalité, entre estime et amitié…
Bibliographie
Carroll L., (1865), Alice au pays des merveilles, De l’autre côté du miroir et de ce qu’Alice y trouva, in Tout Alice, Paris, Garnier-Flammarion, (1979).
Green, (1984), Le langage dans la psychanalyse, in Langages, Paris, Les Belles Lettres, 19-250.
Hauge O. H., (2008), Nord profond, Saint-Pouçain sur Sioule, ed. Bleu autour.
Longchamp P., (2004), Des pas de crabe sur du jaune, Le Chambon sur Lignon, Ed. Cheyne.
Matot J-P., Roussillon R., (2010), La psychanalyse : une remise en jeu : Les conceptions de René Roussillon à l’épreuve de la clinique, Paris, PUF.
Meng Ming, (2011), L’année des fleurs de Sophora, Le Chambon sur Lignon, ed. Cheyne.
Roussillon R., « Voyager dans le temps », Revue française de psychanalyse, T LVI-4, dec 1992, Puf, 969-978
(1995), La matérialité du mot, Montréal, Trans Hiver 1995, 181-203, (repris dans Agonie, clivage et symbolisation).
(2001), Agonie, clivage et symbolisation, Paris, PUF.
(2002), « D. Anzieu, La recherche en psychologie clinique à travers l’œuvre de Didier Anzieu », Le Journal des psychologues, Hors-série Hommage à Didier Anzieu, 59-66
(2008), « Emprise et déprise : à propos de : Si par une nuit d’hiver un voyageur…d’ Italo Calvino », Confrontations psychiatriques, n°48, 245-258.
(2012), Le visage de l’étranger et la matrice du négatif chez A. Camus, Istanbul, 2012, (paru en turc).
(2013), Don Juan, Freud et l’homme de pierre, présenté au Colloque Création (Lyon 2013), à paraître.
Sackville-West V., (1931), Toute passion abolie, Paris, Autrement, (2005).
Steiner G., (1986), Les Antigones, Paris, Gallimard.
Winnicott D. W., (1931), A note on normality and anxiety, Through pediatric to psychoanalysis, Londres, Tavistock publications, (1975).