Préambule
L’immersion brutale dans le contexte traumatique de la pandémie a plongé le monde entier dans l’angoisse et la stupeur. Actuellement, le traumatisme est toujours présent et la possibilité de prendre de la distance ne peut pas encore se décliner. Comment en tant qu’analyste travailler dans ce champ clinique sans être soi-même pris dans des processus de déliaison de la pensée ? Cette question explique probablement le besoin pressant, voire la nécessité impérative que les analystes ont ressenti d’échanger sur leurs pratiques pendant cette période. Ces questionnements partagés les ont aidés et les aident à continuer à penser en ce temps de crise.
Un modèle d’approche psychanalytique du traumatisme prend en compte sa dimension subjective et intrapsychique mais également un environnement qui ne peut contenir et aider à transformer les irruptions internes de débordement que ce traumatisme provoque (Bokanowski, 2002). Ce modèle de compréhension permet de réfléchir à l’adaptation des différentes approches thérapeutiques aux besoins essentiels de contenance et de mise en sens pour des individus effractés par le ou les traumatismes et submergés par l’angoisse.
Cet article est le fruit d’un travail de réflexion commun d’un petit groupe de cliniciens de la Société Belge de Psychanalyse (SBP/IPA), engagés dans la clinique infanto-juvénile. Pendant la période de confinement provoquée par l’apparition de la Covid-19, ceux-ci avaient reçu de la part des autorités de la santé des instructions très strictes qui les enjoignaient à ne plus consulter en « présentiel » que dans les cas d’urgence si cela s’avérait nécessaire. Pendant la période de déconfinement et ses suites, la pratique en présence a pu progressivement reprendre.
Les psychanalystes d’enfants et d’adolescents de la SBP ont réagi rapidement en anticipant, pour la plupart, la mise en place d’un cadre de travail psychothérapeutique et psychanalytique à distance pour les traitements individuels ainsi que pour les entretiens familiaux. Ces praticiens ont constaté que les patients, enfants, adolescents et familles ont accepté assez vite la proposition de poursuivre les traitements par téléphone ou par écran (Skype, zoom…). De nombreux parents ont exprimé leur gratitude, ce qui serait, peut-être, à mettre en lien avec « l’absence de contact direct et les sentiments de solitude voire d’abandon liés au confinement » (Dupuis, 2020).
Pour chacun, les expériences des différents lieux de travail se sont révélées singulières. Le cadre thérapeutique à distance a souvent été plus difficile à mettre en place dans les services hospitaliers et particulièrement aussi pour les équipes de soins à domicile.
Introduction
Cet article a pour objet de rendre compte des premières observations et expériences de ces nouveaux modes de rencontres analytiques imposés de force par le principe de réalité. Si l’impact de la crise sanitaire sur la santé mentale et sur les approches analytiques les plus efficaces pour y répondre est encore loin d’être compris, voire même pensable, ce petit groupe de la SBP a néanmoins tenté de formuler dans cet écrit quelques questions théorico-cliniques. La situation est, aujourd’hui encore, incertaine. Ces premières réflexions pourraient participer ultérieurement à des échanges plus élaborés et nourrir un authentique après-coup dans le futur.
Il est assez vite apparu, dans les échanges sur le matériel clinique, qu’une question fondamentale se pose : est-ce que cet aménagement du cadre porte déjà le signe d’une vraie transformation du travail analytique Enfants/Adolescents ? Autrement dit : dans quelle mesure les adaptations imposées par la réalité externe vont durablement modifier les prises en charge psychothérapeutiques et quels seront alors les invariants de l’approche psychanalytique avec ces adaptations de cadre ? Comme le disent L. Haddouk et S. Missonnier (2020) : en se basant sur « la rencontre des données cliniques et des données expérimentales, les concepts de relation d’objet, d’altérité, de séparation/individuation, de perte d’objet, de présence… peuvent bénéficier de cette clinique à l’épreuve d’un cadre distanciel ». L. Haddouk (2018) précise que « les relations digitales pourraient se situer sur un axe narcissico-objectal, en fonction de leur qualité. Pour mieux comprendre ces phénomènes, des concepts théoriques sont utiles : la relation d’objet, le virtuel, la présence et la réalité psychique ».
D. Widlöcher (2017) définit la réalité psychique comme « ce qui va précisément apparaître au-delà de la communication interpersonnelle, intersubjective qui est l’objet de la pensée, la matière même de la pensée de la personne qui est en face de moi et la manière dont cette pensée-là m’anime, me mobilise, m’irrite, m’angoisse, m’intéresse, ce qui va être mon propre écho à sa pensée ». Ou encore, Virole (2020) écrit que « la réalité psychique est au cœur de l’expérience analytique. Les associations de pensée des patients peuvent porter sur des éléments de réalité, … mais ceux-ci ne prennent une signification que dans le transfert analytique ». Dans le cas de la pandémie, la réalité médicale s’est imposée comme du « réel » mais elle est « habillée » (ibid.) par les perceptions et les fantasmes conscients et inconscients de chacun.
Il nous semble que la question de la réalité psychique pourrait être un axe de réflexion pour penser aux dimensions de la réalité externe dans les modalités des séances psychanalytiques à distance. Nous avons tenté de penser ce fil autour du surgissement du réel et du virtuel dans le dispositif analytique en déployant les axes suivants :
- Processus et cadre virtuel : Le confinement
- Retour au cadre présentiel : Le déconfinement
Quelques vignettes cliniques viendront illustrer la situation exceptionnelle à laquelle les analystes sont et ont été confrontés et qui génèrent des nouvelles pensées et des nouvelles questions sur les potentialités et particularités d’un authentique travail psychique dans un contexte virtuel.
1 – Processus et cadre virtuel : Le confinement
Mise en place du cadre
En accord avec les patients, la temporalité des rendez-vous s’est installée en essayant de conserver au plus près le dispositif thérapeutique antérieur aux séances virtuelles avec d’éventuelles adaptations pour certaines situations familiales.
Certains analystes ont préféré que les patients les appellent eux-mêmes à l’heure de la séance, « comme s’ils sonnaient à la porte », d’autres ont choisi de les appeler comme « s’ils allaient les chercher à la salle d’attente ».
Les mises en place des limites d’un cadre virtuel ont, par ailleurs, sollicité la créativité de l’analyste en fonction de l’âge de l’enfant et de leurs possibilités de se connecter, de manière différente pour les thérapies des relations précoces avec des tout-petits, pour les enfants en psychothérapie individuelle, pour les adolescents ou pour les entretiens familiaux.
Il semblait essentiel de donner des explications claires aux patients et aux familles à propos de ces adaptations du cadre et sur la manière dont le travail allait se dérouler. Par exemple, insister sur l’importance de pouvoir se sentir libres de paroles et dans un climat de confidentialité pendant la séance, proposer d’installer les jeunes enfants de manière à ce qu’ils se sentent contenus dans ce nouvel espace thérapeutique.
Très vite, s’est posée la question de la dimension que pourraient prendre ces contraintes techniques et dans quelle mesure la place prise par cette réalité externe pourrait-elle encore permettre de percevoir et d’appréhender le matériel en termes de réalité psychique et de fantasmes ?
La question de l’intimité
Les praticiens ont été d’emblée questionnés par le sentiment d’être intrusifs en pénétrant dans l’intimité familiale. Le thérapeute entre dans les scènes de la vie familiale, un peu à l’insu des parents, leur lieu de vie n’est pas un espace thérapeutique, ils ouvrent leurs portes sans savoir vraiment ce qu’ils vont donner à voir. L’analyste est invité dans le salon, la cuisine, … les enfants peuvent lui montrer leurs jouets, leurs animaux domestiques, le chat se ballade devant l’écran. Qu’est-ce-que ce partage de l’intimité peut solliciter dans le contre-transfert du clinicien par rapport à sa réserve et à sa réticence voyeuriste ?
Avec l’écran, les psychothérapeutes se retrouvent dans une perspective bidimensionnelle, la troisième dimension du ressenti en présentiel manque mais l’observation de ces scènes intimes, à travers ce dispositif « grossissant » de l’écran permet d’observer les interactions familiales presqu’à la loupe. Ce qui peut donner accès à de nouvelles perspectives de « compréhension » du matériel mais aussi rendre plus difficile la « capacité de rêverie maternelle » de l’analyste par manque de recul et lui faire oublier les dimensions intrapsychiques de ce qui se met en scène sous ses yeux.
Vignette clinique
Max, 4 ans, a rendez-vous avec sa thérapeute pour une séance de thérapie familiale. Ce rendez-vous a lieu à 8h du matin car toute la famille est confinée à la maison. Quand l’analyste les appelle par Skype, le père est dans la cuisine en train de préparer le petit déjeuner de Max, à moitié endormi, la mère se trouve encore au lit et elle ne rejoindra pas la séance. Le père pose son ordinateur sur le plan de travail et je le vois aller et venir autour de Max qui est assis dans sa chaise haute. Cette séance se déroule à la cuisine, pendant que Max mange ses céréales. Le père est très anxieux des réactions de son fils, il lui demande sans cesse si son repas lui plaît. Or, ces parents ont consulté pour Max car il faisait de terribles crises de colère qu’ils n’arrivaient plus à contenir. Je peux observer un père à l’affut de l’humeur de son fils, encore grognon de sommeil. Cette scène est le reflet de la dynamique familiale. La mère, une femme assez déprimée, n’arrive jamais à se lever le matin pour s’occuper de Max, c’est le père qui doit tout gérer. Il en ressent une colère qu’il essaie d’étouffer mais son agacement est perceptible et il semble évident à la thérapeute qu’il transmet cette irritation dont il se défend à son fils. Cette mise en scène du débordement du père, de l’absence de la mère, de la détresse de Max, touche l’analyste qui se demande comment le travail va pouvoir se poursuivre avec les deux parents après ce genre d’entretiens et comment atteindre l’enfant par la parole alors qu’il ne lève pas le nez de son assiette et qu’il semble fermé à toute sollicitation. Comment va évoluer l’alliance thérapeutique avec la mère par la suite ?
Se retrouver avec le père et l’enfant dans la cuisine rend l’analyste mal à l’aise, il lui semble plus difficile de garder sa neutralité qui ne peut se raccrocher à ses repères et son cadre habituels. Elle ressent de la colère devant « l’abandon » de la mère qui ne peut pas se lever pour son fils et ne participe pas à la séance et devant l’ambivalence de ce père qui, à la fois, essaie de montrer qu’il « fait de son mieux » mais qui désire peut-être inconsciemment lui montrer toute la frustration qu’il vit dans son couple et sa famille en acceptant un rendez-vous à un horaire auquel il sait que la mère ne sera probablement pas présente.
Ce que la séance, par écran interposé, a laissé voir ne se serait probablement jamais mis en scène de cette manière dans le cabinet de l’analyste. Les séances se sont poursuivies régulièrement par Skype mais avec une présence irrégulière de la mère jusqu’aux vacances d’été. A la rentrée, elles ont repris en présentiel avec Max et ses deux parents. Quand l’analyste a essayé de revenir sur ce qui s’était déroulé pendant les séances à distance, les parents avaient retrouvé leurs défenses et ils ont banalisé ce vécu de débordement et de détresse tout au long des derniers mois.
Les conséquences du cadre virtuel chez les enfants et adolescents
Au départ, les analystes ont pu rencontrer une certaine difficulté à travailler avec les enfants car ceux-ci pouvaient avoir du mal à se concentrer et à se rassembler devant la tablette ou l’ordinateur mais, en développant certaines techniques de jeux et de scénarios fantasmatiques, comme en présentiel, par écrans interposés, ils ont pu garder un vrai fil thérapeutique. Les enfants investissaient énormément les séances virtuelles et ils étaient bien présents aux rendez-vous.
Certains enfants font entrer leur psychothérapeute dans leur appartement grâce à leur tablette, ils lui font visiter leur intérieur. Le thérapeute a ressenti que l’écran pouvait être un attracteur mais il s’est aussi demandé si ce dispositif n’empêchait pas le travail d’élaboration de se poursuivre en permettant à certains éléments de la réalité d’effracter le cadre et d’attaquer l’imaginaire de l’analyste ? Un peu de la même manière que lire un livre ouvre sur son monde interne mais que de le voir réalisé au cinéma peut aplatir son contenu imaginaire. Dans tous les cas, le maintien du lien a semblé essentiel même si, pour certains patients, le travail sur les contenus n’a pas pu être aussi approfondi. Il nous a néanmoins semblé que le fil du processus et la continuité du lien du travail thérapeutique ont pu « transcender » le médium. Avec certains enfants, les mêmes jeux que pendant les séances « habituelles » ont pu être poursuivis par vidéo.
Kaës (2020) dans un article récent sur la pandémie reprend sa définition du lien selon trois dimensions. « La première le caractérise par son espace et son contenu. Le lien est un espace de réalité psychique spécifique qui possède sa consistance propre. Il se construit à partir de la matière psychique engagée par les relations entre deux ou plus de deux sujets. La seconde dimension est celle du processus : le lien est le mouvement plus ou moins stable des investissements, des représentations et des actions qui associent deux ou plusieurs sujets… La troisième dimension concerne la logique du lien comme des corrélations des subjectivités ».
Cette troisième dimension du lien pourrait s’observer, dans le cas de la pandémie, comme liée à l’articulation des subjectivités entre analyste et analysant qui vivent la même situation externe et à la corrélation de leurs vécus subjectifs différemment impactés.
Toutes ces dimensions sont-elles mises au travail d’une manière particulière en téléconsultations, se déclinent-elles autrement ou comment les penser dans ce cadre virtuel où la réalité externe prend tant d’espace ?
Quelques questions techniques
L’analyste se demande comment les représentations intrapsychiques des patients et les schémas relationnels vont être modifiés par cette approche virtuelle pour l’un comme pour les autres, dans des interactions qui se déclinent au sein de la relation transféro-contre-transférentielle médiatisée par l’écran. Le thérapeute de la famille peut se poser des questions sur la légitimité de ses interventions lorsqu’un enfant est, par exemple, réprimandé par les parents, lors d’une séance à distance, dans son cadre familial alors qu’il ne se trouve pas dans son bureau où son rôle est de garantir les limites et la continuité de la consultation. Comment intervenir quand un adolescent part en claquant la porte et qu’il est impossible de le rattraper ? Et, plus difficile encore, quand le clinicien observe des gestes déplacés et violents et que les mises en mots ne suffisent pas.
Il est difficile de mesurer la portée des interventions thérapeutiques dans un cadre à ce point bouleversé. De nombreuses questions se posent. Comment le lien va pouvoir continuer à se tisser dans ces conditions ? Comment rester disponible dans une écoute analytique ? Comment arriver à donner un sens symbolisant à nos interprétations ?
Le thérapeute d’enfant et de la famille questionne sa liberté d’intervention, peut-il se permettre d’intervenir dans l’ici et le maintenant de la séance virtuelle sur ce qu’il observe de l’intimité familiale ou bien pense-t-il plus opportun d’y revenir quand il pourra reprendre les séances dans son cabinet ? A la fois, cet accès direct au cadre familial permet d’observer, comme les analystes ne pourraient jamais le faire dans leurs bureaux, certains éléments qui peuvent être porteurs et devenir des leviers thérapeutiques. La créativité de l’analyste et ses mouvements contre-transférentiels sont intensément sollicités et il n’est pas toujours évident de respecter les zones d’intimité propres à chacun.
Vignette clinique
Daniel a 7 ans, il est issu d’une fratrie de 3 enfants et il vient d’avoir un petit frère. Il est suivi en psychothérapie individuelle hebdomadaire depuis 6 mois au moment du confinement pour des troubles du comportement réactionnels à des situations d’intolérance à la frustration. C’est un enfant très intelligent, très bien adapté en classe mais qui explose à tout bout de champ dans son milieu familial. Ses parents disent de lui qu’il est égocentrique et qu’il ne supporte pas que « le monde ne tourne pas autour de lui », ses manifestations se sont aggravées depuis la naissance du petit frère. Ceux-ci ont consulté car ils se sentent en permanence débordés par leur fils. La thérapeute a discuté avec Daniel et ses parents pour réfléchir à la mise en place des séances à distance qui se font par écran. L’enfant s’est montré très partie prenante de la poursuite de sa thérapie. Des séances avec les parents sont également prévues. Lors du début des séances avec Daniel, il est bien installé, seul dans sa chambre avec la tablette de sa mère. La porte est fermée, il a du matériel à disposition (papiers, crayons, quelques jouets) comme il avait été convenu. A priori, l’analyste a le sentiment que le travail thérapeutique va pouvoir se poursuivre sans encombres. Cependant, la succession des séances s’est avérée plus compliquée. En effet, Daniel a progressivement découvert les fonctionnalités de la tablette de sa mère, il a commencé à envoyer des photos de scènes familiales, ce qui pouvait être repris dans le matériel des séances, entre autres des images avec les parents et le bébé, mais par la suite, ces photos sont devenues plus intimes mettant en scène son père et sa mère. Ce qui a créé un véritable malaise pour l’analyste qui a tenté de recadrer les choses avec l’enfant mais celui-ci était très excité par ses découvertes et il n’arrivait pas à s’arrêter. Comment celle-ci devait-elle gérer cette situation dans l’ici et le maintenant de la séance virtuelle ? Fallait-il faire appel aux parents, interrompre la séance et trahir ainsi la confidentialité sur laquelle elle avait tant insisté ? Faire la part entre la curiosité œdipienne de Daniel pour les photos stockées dans la tablette de sa mère et son désir de mettre en scène pour la thérapeute son sentiment si douloureux de se sentir exclu de certaines situations partagées entre les parents, suscite chez celle-ci, à la fois, un désir de prendre une position « éducative » en lui interdisant de poursuivre ses recherches dans la photothèque de sa mère (probablement pour mettre fin à son propre malaise « voyeuriste ») mais elle se sent également proche de la détresse de Daniel et pense pouvoir y avoir accès. La thérapeute choisit d’interpréter à l’enfant sa curiosité mais aussi sa détresse, elle lui propose de revenir à l’ici et maintenant de la séance et de ne se servir de la tablette que pour en parler et interagir ensemble.
Ceci amène des questions nouvelles pour le psychothérapeute qui le contraignent à s’interroger sur la manière dont il va élaborer ce matériel que la famille lui montre dans ce dispositif virtuel en le transformant et en l’intégrant au cœur même de la relation transféro-contre-transférentielle. Ces questions peuvent se décliner autour de la place de la réalité externe, le virtuel, les contraintes techniques, l’espace, le temps. Comment celle-ci va être perçue et traitée par la réalité psychique de chacun des protagonistes, comment chacun va pouvoir être à l’écoute de ses propres ressentis transférentiels et contre-transférentiels ?
Le travail contre-transférentiel
La place de l’infra-verbal est centrale particulièrement dans les thérapies d’enfants. Ici, la communication ne passe pas par tous les canaux sensoriels comme en présentiel. Le travail contre-transférentiel, alors, est intense pour élaborer l’effraction dans la pratique par ce changement de cadre. L. Haddouk et S. Missonnier (2020) parlent de « téléprésence » en évoquant un « gradient de présence » entre « la présence et l’absence » qu’ils définissent comme « un travail subjectif de présentification variable et évolutif » qui serait corrélé avec la tonalité émotionnelle des échanges en virtuel. « La relation en visioconsultation a pour objectif de s’inscrire dans une “relation digitale objectale” ou “relation digitale intersubjective” » (Haddouk, 2018).
En tant que psychothérapeute, la tension entre proximité et distance demande de pouvoir développer un tiers, un espace de création et de découverte. Il se déploierait un espace entre réalité interne et réalité externe, celui de la réalité virtuelle.
Pour pouvoir déployer un espace psychique dans le cadre thérapeutique, de la même manière que l’enfant se développe dans les interactions avec son parent soutenues par le tiers, les croisements et les résonances de la réalité psychique de chacun, à travers l’écoute de soi, l’écoute de l’autre, de soi dans l’autre et de ses sensations se font à travers les liens avec l’analyste (Frisch-Desmarez, 2017). En quoi cet espace virtuel pourrait-il être à la fois un tiers, catalyseur de la construction d’un espace psychique transitionnel et/ou un frein à son déploiement ?
Qu’en serait-il du champ analytique et du processus analytique dans cet espace virtuel ?
Bleger (1967) propose de nommer « situation psychanalytique » la totalité des phénomènes en jeu dans la relation thérapeutique entre analyste et patient. Cette situation comprend des phénomènes qui constituent un processus, lequel est objet d’études, d’analyse et d’interprétation. Mais elle comprend en outre un cadre, à savoir un « non-processus », en ce sens qu’il représente l’ensemble des constantes (dispositions concrètes du cadre) et sera le dépositaire des parties symbiotiques les plus primitives du patient. Il peut être silencieux, comme il peut se manifester (par des agirs du patient…), à l’intérieur des limites duquel le processus lui-même se produit. Le cadre est défini comme « l’ensemble des constantes à l’intérieur duquel le processus (les variables) a lieu ». Comment repenser la situation analytique telle qu’elle est définie par Bleger en prenant en compte toutes ces adaptations de cadre déployées en réponse à la pandémie ?
Le vécu corporel, le perceptif, la surstimulation des niveaux visuels et sonores chez les enfants interpellent particulièrement les intervenants dans les séances à distance ; certains enfants veulent entretenir l’illusion qu’il n’y a pas d’écran et que, comme le corps est présent sur l’image, on pourrait passer d’une dimension bidimensionnelle à une dimension tridimensionnelle.
Le même environnement n’est pas partagé avec nos patients, les bruits, la lumière, les odeurs… sont différents mais il existe, néanmoins, une difficulté à garder un espace tiers et une forme d’asymétrie dans la relation thérapeutique.
Les patients et les analystes vivent « ensemble » la même réalité du contexte traumatique lié à la Covid. Certains demandent des nouvelles de la santé de leur psychothérapeute, traversés par les angoisses de maladie et de mort. Tous ces fantasmes bousculent l’asymétrie de la relation analytique et le cadre interne du thérapeute. Est-ce que la relation thérapeutique à distance pourrait donner le sentiment que l’analyste serait comme tout autre adulte que les enfants et leurs parents rencontrent par écran (grands-parents, collègues, amis) et que ces « rencontres virtuelles » seraient semblables à celles de leur espace privé en édulcorant la spécificité du contact psychothérapeutique ? Est-ce que la spécificité de l’écoute analytique sous-tendue par un intense travail transféro-contre-transférentiel peut être préservée ?
Adaptation à la psychopathologie de l’enfant
Le recours à ces techniques virtuelles doit s’ajuster aux besoins du patient (Blot, Poirier, Viterbo, Loisel, 2020) et non pas répondre à l’anxiété de l’analyste ou à son propre désir d’être absolument présent pour l’autre. Pour certains enfants ou adolescents, ce dispositif ne convient pas.
Le clinicien a pu observer une différence entre les enfants avec une organisation interne bien installée et ceux qui sont moins structurés, qui présentent une certaine dysharmonie et un manque de capacité à filtrer leurs émotions et les excitations externes. Pour ceux-ci, l’essentiel serait plutôt d’essayer de maintenir le fil de la présence du thérapeute à travers ce cadre virtuel.
Pour certains adolescents, les supports à distance (téléphone ou écran), ont permis de se sentir plus libres de paroles et de partager une certaine intimité qu’ils n’avaient encore jamais abordée en se sentant physiquement moins proches du thérapeute. « Dans le meilleur des cas, le travail de présentification accru par la distanciation des corps sexués du thérapeute et du patient peut être une occasion opportune d’explorations de territoires inédits et fructueux » (Haddouk, Missonnier, 2020).
Par contre, d’autres adolescents ont préféré attendre la reprise des séances en présentiel pour poursuivre leur thérapie. « Les adolescents aux prises avec les problématiques de l’incestuel interrogent la fonction du cadre dans la dynamique analytique. Malgré sa place hautement privilegiée dans les échanges privés, ?la conversation téléphonique avec l’analyste rapprocherait d’un fantasme transgressif impensable et ininterpre ?table dans ce contexte » (Dupuis, 2020).
2 – Retour au cadre présentiel : Le déconfinement
Première phase de déconfinement
La reprise des séances en présentiel permet de commencer à élaborer progressivement ce qui s’est passé dans les vidéo-consultations pendant le confinement. Mais probablement, aussi, de manière plus générale, cela ouvrira à une réflexion sur ce cadre particulier, nouvelle déclinaison d’un dispositif thérapeutique. Haddouk et Missonnier (2020) font l’hypothèse que le « gradient de présence » ressenti en téléconsultation serait « en lien étroit avec la qualité du transfert établi précédemment en présentiel entre le thérapeute et le patient » Qu’est-ce qui a été différent et qu’est-ce qui pourrait continuer à l’être? La créativité des psychanalystes et leur travail contre-transférentiel ont été profondément sollicités lors de cette période et le sont encore dans le contexte actuel de pandémie persistante.
Le retour en présence s’est fait avec un cadre modifié, port de masques, distance physique, pas de contacts tactiles, disparition d’un certain nombre de jouets du bureau, aménagement de l’espace.
Il faut distinguer les réactions comportementales de surface et l’effet que ces modifications provoquent au niveau de notre monde interne et de nos psychismes. Est-ce que mettre un masque pourrait solliciter le fantasme de faire du mal aux patients ou qu’ils pourraient eux-mêmes, faire du mal ? Ces aménagements mettent les corps sur l’avant-scène de l’espace thérapeutique.
Les perceptions sensorielles et les représentations des patients, et particulièrement les tout jeunes enfants pour lesquels le perceptif et le visuel ont une place centrale, ainsi que celles des analystes ont été modifiées par ces nouveaux dispositifs. Quels seront les effets de ces modifications sur les psychismes et sur la poursuite du travail analytique ?
Vignettes cliniques
– « On va refaire comme avant », dit une fillette de 12 ans qui trouve qu’il y a trop de nouvelles règles pour se retrouver. Certains trouvent qu’il y a trop ou trop peu de mesures de protection. Un long temps de discussion est parfois nécessaire pour expliquer et convaincre.
– Un enfant de cinq ans, trop heureux de retrouver son analyste se sent coupable parce qu’il a eu envie de s’approcher d’elle et de courir dans ses bras en la revoyant.
– Dans une séance de psychothérapie de reprise en présentiel, un enfant parle du fait qu’ils se sont touchés avec d’autres personnes de la famille comme d’un interdit. En parler lui donne le sentiment qu’il a « lâché » quelque chose qu’il ne lui était pas permis de dire. Ce sentiment de transgression peut faire penser à ce qui se passe parfois avec les enfants de parents alcooliques qui « lâchent » en séance quelque chose qui touche au pacte du familial. Cette association montre probablement combien l’internalisation de certains interdits et non-dits familiaux et sociétaux peuvent s’ancrer dans le psychisme de l’enfant.
L’expérience des retrouvailles en présentiel permet de questionner et ressentir certaines différences d’attitudes. Certains patients montrent des résistances à revenir au cabinet, c’est un confort pour les patients d’être chez soi mais aussi un confort pour le psychothérapeute. « Avec l’écran ou le téléphone, il y a un gain et une perte et avec le présentiel, il y a aussi un gain et une perte ». C’est vrai dans les deux cas.
Avec certains patients, il est nécessaire d’être solide, de garder sa position analytique envers et contre tout. Les « jeux de cadre » permettent de tester la constance, l’investissement et la permanence de l’analyste dans ces allers-retours entre la présence et la distance. C’est une épreuve de la réalité externe mais aussi interne à tenir et à élaborer dans la temporalité.
Les travaux d’Harold Searles sur le contre-transfert et la symbiose thérapeutique insistent sur le besoin que certains patients ont de mettre à l’épreuve leurs thérapeutes (1979). Ceci est peut-être d’autant plus actif que ceux-ci sont également mis à mal dans leur réalité thérapeutique et dans leur réalité psychique en partageant la même réalité traumatique externe avec les patients.
Les attaques de la temporalité
Si le suivi thérapeutique de certaines situations a été suspendu pendant le confinement, certaines familles ont, par contre, consulté pour la première fois par écran ou par téléphone. La reprise du travail en présentiel s’avère parfois plus difficile dans ces cas-ci, particulièrement dans le cadre des thérapies des relations précoces avec des tout petits et l’obligation du port du masque. Nous observons (également) une confusion de temporalité entre séances virtuelles et séances en présentiel avec certains patients. La pandémie a attaqué, à plusieurs niveaux, les représentations temporelles.
Vignettes cliniques
– Exemple d’une institutrice de troisième maternelle qui constate que les enfants de sa classe qui sont retournés à l’école après le confinement, moment qui correspondait à la fin de l’année scolaire, n’avaient pas du tout en tête, ni les parents d’ailleurs, qu’ils allaient bientôt rentrer à la « grande école ». Tout se passait comme s’ils étaient revenus à l’époque qui a précédé le confinement.
On peut évoquer une forme de réparation dans ce déni de la temporalité et de l’existence du traumatisme, comme si les enfants avaient besoin de reprendre la vie au moment où ils se sont séparés.
La question de la suspension de l’école remplacée par l’enseignement à domicile a eu un impact important sur la temporalité des enfants. On peut se poser des questions sur la manière dont ils pourront intégrer cette « suspension » du temps et son déni dans leur développement psychique ultérieur.
La reprise est marquée par le choc des retrouvailles : notre bureau n’est plus le même et les perceptions/ représentations des séances en virtuel ont entraîné des modifications internes de la relation transféro-contre-transférentielle. Comment penser cette reprise d’une temporalité plus structurée associée à des changements qui mettent en évidence que « ce n’est plus la même chose qu’avant » ?
Des transformations dans nos pratiques se succèdent à toute vitesse, analystes et patients sont tout le temps « sous le coup » de changements du mode de vie (première vague et confinement, dé-confinement, mesures plus ou moins strictes, incertitude chronique, deuxième vague,…). Sans doute ne disposons-nous pas encore de l’espace nécessaire à un véritable après-coup, en tout cas pas dans sa conception classique. L’effet traumatique de l’aplatissement du temps, l’attente chronique dans laquelle nous vivons, arrêt du temps progrédient, ont des conséquences sur notre monde interne.
– L’expérience vécue par une jeune maman illustre comment la temporalité du processus de son accouchement a pu être bousculée par l’angoisse décuplée de la future mère prise entre l’urgence du besoin physique lié aux contractions, et l’urgence externe de l’atmosphère hospitalière liée à la crise sanitaire.
Avec son bébé dans son landau à côté d’elle, elle décrit la situation cauchemardesque de son entrée à l’hôpital le 17 mars quand les contractions avaient commencé et que le confinement avait été décidé pour le 18 mars. Elle évoque son ressenti de la panique des sages-femmes et le chaos dans l’hôpital à ce moment-là. Son bébé s’est mal engagé, il a présenté une tachycardie qui n’a pas été suivie par une électrocardiographie, elle a dû subir une césarienne en urgence et le bébé a dû rester 3 jours en néonatologie. Quand la jeune famille est sortie de l’hôpital, le monde avait changé, les rues étaient abandonnées, les magasins fermés et comme on ne pouvait pas quitter la ville, elle n’a pas pu montrer son bébé à sa mère qui habite ailleurs. Elle a ressenti une solitude totale sans entourage pour digérer tout cela. C’était comme si le trauma autour de la naissance, avec le danger pour son bébé, était représenté par la scène post-nucléaire de la ville, représentant l’image de la solitude et du début d’une dépression post-partum grave.
Jeux avec le cadre
Après ces semaines de séances à distance régulières et les mises en place de ce cadre virtuel structuré, les analystes ont reçu des demandes particulières de la part de leurs patients concernant des modifications de cadre qui n’étaient jamais apparues auparavant. La plupart des analystes ont accepté ce moment flottant, d’aller-retours et se proposent de voir comment cela se passera par la suite.
Voici quelques exemples :
- Certains jeunes qui ont quitté le pays, à la sortie du confinement, pour aller voir leur famille à l’étranger et qui ont demandé à poursuivre les séances en téléconsultation.
- Un enfant de 8 ans tombe malade au moment de la reprise des séances au cabinet de consultation et le parent téléphone à l’analyste pour faire la séance par Skype.
- Certains parents jouent avec ce cadre potentiel de séances virtuelles, ils envoient un SMS deux heures avant la consultation prévue au cabinet en disant que ce sera compliqué à organiser à cause de l’emploi du temps professionnel de la maman et ils demandent si la séance peut se faire par Skype.
- Un autre enfant a été revu lors de la reprise des consultations, il demande à son analyste pourquoi elle ne l’avait pas vu par Skype pendant le confinement alors que celle-ci avait préféré postposer les séances parce qu’elle avait pensé que cela aurait été compliqué à vivre pour cet enfant-là.
- Certains parents voudraient poursuivre les séances à distance de leur enfant pendant les semaines des grandes vacances où l’analyste travaille. (Cette demande nous a semblé importante car, pour certains enfants, deux mois d’interruption de séances sont longs et cela témoigne également d’une alliance thérapeutique solide avec les parents et de leur investissement).
Sur le plan contre-transférentiel, il nous semble que ces interrogations au niveau de la reprise d’un cadre classique ou de la possibilité de poursuivre en virtuel pour certains patients et certaines familles nous sollicitent beaucoup. Ne préférons-nous pas aussi faire la séance à distance, plutôt que de devoir l’annuler ? Comment conserver notre tiers thérapeutique, comment rester dans notre cadre et ne pas glisser plus ou moins inconsciemment vers ce qui pourrait aussi nous arranger ?
Développement de la conceptualisation de l’analyste
Toutes ces situations amènent l’analyste à revisiter les modalités de la clinique infantile, à réfléchir à ce qui est différent à distance, à l’importance de garder son cadre interne, à être attentif à la poursuite du processus thérapeutique en prenant véritablement en compte les différences entre les dispositifs et le processus, sans minimiser leurs impacts à moyen et long-terme. Même si l’analyste a l’impression de garder un vrai lien thérapeutique à distance avec le/les enfants, les jeunes et leurs familles, est-ce que le matériel est différent, est-ce que le processus est différent ? Il est difficile de faire la part des choses entre l’utilisation du médium et les interférences collatérales. Il nous semble que le travail analytique imposé à l’analyste et à la psychanalyse par la situation de crise oblige de manière continue à penser et repenser, en fonction de tous les changements liés à une réalité externe à laquelle nous sommes soumis, tous les aspects transférentiels et contre-transférentiels de notre pratique analytique ainsi que la place des fantasmes et de l’inconscient.
Les analystes qui ont travaillé de manière distancielle pendant le confinement ne pourront pas retourner en arrière, faire comme si rien ne s’était passé mais la réflexion, en grande partie transféro-contre-transférentielle, est de savoir quelles sont leurs limites. Auparavant, quand un psychothérapeute acceptait de faire des séances à distance, c’était dans des conditions particulières, par exemple pour certains patients qui devaient partir quelques semaines ou quelques mois à l’étranger. Les choses étaient balisées et cadrées. Dans la configuration du post-confinement et de la poursuite de la pandémie, il apparaît plus clairement que l’analyste est à la disposition du patient et il arrive que celui-ci ait le sentiment d’être utilisé mais aussi qu’il puisse lui-même y trouver une certaine facilité.
Par ailleurs, un changement s’est déployé dans l’attitude contre-transférentielle des analystes, maintenant que ces différentes formes de consultations ont été pratiquées, une plus grande souplesse s’est développée pour adapter le dispositif aux besoins du patient.
Cette expérience amène aussi des possibilités d’ouverture qui peuvent permettre une plus grande continuité avec certains patients, entre autres pour les entretiens familiaux qui sont parfois difficiles à mettre en place. Certains parents étaient même réticents à revenir dans le bureau de l’analyste car ils ne souhaitaient pas reprendre les séances dans les conditions actuelles (port du masque, distance physique, pas de jouets). Toutes ces variations de cadre n’ont pas le temps d’être assimilées, il a fallu changer le cadre pendant le confinement et retrouver un nouveau cadre pendant le post-confinement et ses suites, ce qui amène, dans de nombreuses familles, un trop plein de fluctuations auxquelles il faut, à chaque fois, s’adapter. Pour les cliniciens aussi, les modifications de cadre liées à des contraintes de la réalité externe, sont trop rapides et les sollicitent dans une adaptation et une contrainte permanente.
Vignettes cliniques
– Une patiente adulte qui fait sa psychanalyse par téléphone ne veut pas revenir en présence car elle trouve qu’elle travaille beaucoup mieux par téléphone, entre autres la question du corps. Cela n’aurait probablement pas surgi s’il n’y avait pas eu le confinement et cette modalité de séances à distance. Ce qui est quand même paradoxal : le corps est moins présent au téléphone. N’est-ce pas un exemple où notre cadre interne est très fort sollicité ? Comment traiter ces mouvements défensifs, quand nous avons d’abord été tout à fait d’accord, sans beaucoup de réticence, pour accepter de continuer par téléphone ?
– Julie est une enfant de 5 ans pour laquelle des entretiens familiaux sont prévus par écran avec les deux parents pendant le confinement mais le père n’est pas là à l’ouverture du zoom, il est en télétravail et il doit, comme à la séance précédente, participer à une réunion. Mais, à un certain moment, il se fait coincer devant l’écran par la mère, ce qui permet de parler avec lui pendant que la mère s’occupe de la petite qui ne veut pas assister à la séance. Ce genre de scène aurait pu se passer dans le cabinet, d’une autre manière, mais le voir ainsi sur l’écran comme un scénario qui se déroule permet de percevoir des choses autrement que dans le bureau de l’analyste.
– Sur l’écran, une maman avec un bébé de 6 mois, avec une longue histoire, entre autres d’hospitalisation pour des raisons sérieuses, le père vient lui demander pendant la séance virtuelle où elle échange avec l’analyste si elle lui a bien raconté l’histoire de l’hospitalisation. Quand l’analyste souligne l’attention du père pour le vécu difficile de sa femme et leur bébé, il souhaite participer au rendez-vous suivant malgré sa surcharge de travail.
Ces réflexions sur la pratique à distance amènent au cœur de l’interprétation des mouvements plus inconscients qui pourraient se déployer au cours des séances virtuelles, est-ce que l’infantile pourrait surgir plus spontanément à distance et que, en présence physique de l’analyste, les défenses reprendraient le dessus ? En fonction de tout ce qui a été développé ci-dessus, cette question peut se poser, dans certaines situations mais elle dépend très probablement de nombreux autres paramètres liés à l’investissement du dispositif virtuel, à l’intensité du transfert et à la disponibilité contre-transférentielle de l’analyste à accueillir, dans ce cadre adapté, ces mouvements de l’infantile.
Freud a utilisé à plusieurs reprises le terme de « situation analytique » pour évoquer l’espace au sein duquel le processus analytique peut se dérouler. La richesse de cet espace thérapeutique « de mise en récit et en acte (transfert) tient au fait qu’il est aussi ouvert à l’expression des nouvelles voies d’actions possibles du patient, c’est-à-dire une expérience dans laquelle ce dernier peut explorer « réellement » qu’autre chose est possible. La prise en compte du point de vue du patient implique donc d’admettre que celui-ci est a priori le mieux placé pour construire avec l’analyste l’itinéraire qui lui convient. Dans la logique du dispositif inventé par Freud, nous devons accepter de tels mouvements qui placent le thérapeute en position d’accompagnateur. Leurs effets thérapeutiques sont particulièrement lisibles dans le cas des thérapies d’enfants où la constellation familiale est invitée à exprimer les difficultés de repérage d’un de ses membres pour que se définissent peu à peu les positions personnelles de chacun » (Cassanas, 2002).
Conclusions
La période de crise, la poursuite de la pandémie et ses conséquences vont continuer à interroger les analystes sur les adaptations de leur cadre thérapeutique. Le recours aux télé-séances (par écran ou par téléphone) a été très précieux au moment du premier confinement. La possibilité de recevoir nos patients en virtuel a permis que le fil thérapeutique se poursuive tout au long de cette brutale interruption. Cependant, la crise se poursuit et implique, dans certains cas, de nouvelles adaptations de cadre. Les potentialités de ces processus analytiques à distance continuent à nous interpeler. Il sera essentiel que nous puissions prendre très profondément en compte l’impact de ces dispositifs sur la relation transféro-contre-transférentielle, sur la réalité psychique et sur l’intimité de ce que nous avons partagé avec l’enfant, l’adolescent et sa famille.
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