Que sont la psychiatrie et la pédopsychiatrie devenues ?
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Que sont la psychiatrie et la pédopsychiatrie devenues ?

Que l’on soit pessimiste ou pas, l’affaire est inquiétante, suffisamment inquiétante, en tout cas, pour qu’on s’y arrête un instant : la psychiatrie a disparu, et la pédopsychiatrie est en voie d’extinction.

J’exagère à peine, tout en sachant, comme le disait W. Churchill, “qu’il n’y a pas de situations désespérées, mais seulement des hommes qui désespèrent”. Que l’on ne se méprenne pas, pourtant, sur le sens de mes propos. On recense toujours des psychiatres et des pédopsychiatres sur notre planète, et des activités dénommées “psychiatriques” ou “pédo-psychiatriques” peuvent encore être répertoriées, mais la conception de la psychiatrie et de la pédopsychiatrie en tant que disciplines fondées sur la psycho-pathologie, c’est-à-dire sur l’espoir et la tentative de donner du sens aux divers destins individuels et à la souffrance des personnes, se voit aujourd’hui plus que menacée, et d’ores et déjà confinée dans un statut de vestige du passé. A ranger au vestiaire, et à comptabiliser à la rubrique des accessoires démodés, diraient certains …

Reste qu’il nous faut donner du corps à cette impression, et comprendre ce qui se passe.

Des preuves venant à l’appui de cette triste vision des choses, nous n’en manquons certes pas.

Tout à trac, je citerai :

• L’usage perverti, depuis de trop longues années, du DSM IV (4è édition du Diagnostic and Statistical Manual) en tant que manuel de Psychopathologie pour les étudiants en psychiatrie ou en pédo-psychiatrie (qui n’en peuvent mais), alors même qu’initialement, il n’avait pour objectif que d’être une classification internationale des maladies ou affections, seulement utile pour suivre l’évolution des patients, ou pour constituer des groupes homogènes de sujets permettant aux équipes de recherche de mettre leurs travaux en perspective, et ceci notamment sur le plan international. Purement descriptif, prétendument a-théorique (c’est à dire, en fait, grossièrement anti-psychanalytique), il réduit évidemment la clinique (pédo)psychiatrique à une activité de recension de symptômes aussi plate qu’abêtissante, et bientôt propre à pouvoir être effectuée par des ordinateurs qui -Dieu merci !- seront enfin susceptibles d’esquiver la rencontre humaine dont on sait les imperfections et les inexactitudes !

• La mise en œuvre annoncée du PMSI (Programme de Médicalisation des Systèmes Informatiques), ou de ses variantes à peine édulcorées qui, en dépit de tous les efforts déployés pour l’éviter, permettra un jour à nos instances de tutelle, sous couvert d’optimisation démocratique des coûts, de rationaliser en réalité la pénurie et de vider la psychiatrie et la pédo-psychiatrie de ce qui fait le vif de leur essence, à savoir la créativité et l’inventivité clinique, théorique et thérapeutique permettant à chaque rencontre avec un patient, d’être singulière et spécifique, ceci étant dit sans aucune intention de faire l’apologie de l’ineffable, car je sais bien, tout de même, la nécessité absolue d’une autoévaluation sérieuse de nos pratiques.

• Les trois expertises collectives de l’INSERM, enfin, qui ont successivement voulu démontrer “scientifiquement” la victoire de la pédopsychiatrie quantitative et biologique dans le repérage et le dépistage des troubles mentaux des enfants et des adolescents, la suprématie déclarée incontestable des thérapies cognitivo-comportementales sur les psychothérapies psychanalytiques ou d’inspiration psychanalytique, la possibilité enfin de repérer dès la crèche les futurs adolescents délinquants de nos cités de demain …

On croit rêver, et l’on se demande dans quel monde nous voulons vivre !

De la première expertise collective, Claude Bursztejn (Strasbourg) et Didier Houzel (Caen), tous deux Professeurs de Psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, et moi-même avions bruyamment démissionné, après plusieurs années d’un travail difficile, pour ne pas cautionner la parution d’un document final qui nous paraissait être, finalement, un torchon méthodologique dangereux et en réalité malhonnête.

En tout état de cause, la question se pose aujourd’hui de savoir quelle psychiatrie, quelle pédopsychiatrie souhaite véritablement soutenir l’INSERM, et quelles sont ses intentions réelles à ce sujet, intentions qui se cacheraient (peut-être ?) derrière le parti pris de singer la méthodologie de l’Evidence Based Medecine, seulement capable pourtant, de venir laminer la clinique psychopathologique et la vider de sa substance même. La question des investissements financiers dans la recherche en (pédo)psychiatrie est donc ouverte, mais les choses semblent pencher aujourd’hui du bien mauvais côté …

Alors comment comprendre ce qui, à mes yeux, fait figure de désastre ?

Je ne me risquerai, ici, qu’à trois hypothèses, mais qui sont, me semble-t-il, des hypothèses fortes.

• Une hypothèse sociologique tout d’abord, qui concerne les modifications de la demande de la collectivité envers les psychiatres et les pédo-psychiatres.

Il est clair en effet qu’en France, la demande sociale dans les années soixante/soixante dix, à l’égard de la (pédo)psychiatrie, était une demande centrée principalement autour de la question du sujet, de sa souffrance et de ses conditions de soin.

C’est dans cette perspective que s’est joué, me semble-t-il, tout le mouvement de sectorisation (en psychiatrie de l’adulte comme en psychiatrie de l’enfant) dont on sait par ailleurs qu’il renvoyait également à des objectifs égalitaires, et qu’il cherchait à tenir compte, pour lutter contre l’enfermement, de la terrible et douloureuse expérience concentrationnaire à laquelle la seconde guerre mondiale avait, hélas, donné lieu.

La politique de sectorisation est, on le sait, loin d’avoir été menée à son terme mais, à l’heure actuelle, il ne semble plus que les mêmes objectifs ou que les mêmes idéaux soient en jeu et, de ce fait probablement, la demande sociale a désormais changé.

On parle moins du sujet, on parle moins de souffrance, on parle moins d’enfermement, et l’on parle davantage de symptômes à réduire ou à raboter pour favoriser l’adaptation socio-scolaire de l’enfant.

C’est ainsi, par exemple, que les projecteurs médiatiques ont pu se focaliser successivement sur la violence des adolescents, sur la maltraitance et les abus sexuels, sur les troubles obsessivo-compulsifs (TOC), sur la maladie de Gilles de la Tourette (maladie des tics), et sur les troubles oppositionnels avec provocation (TOP) enfin, plus récemment … La tentation est grande, alors, de rechercher la réponse médicamenteuse qui permettrait rapidement de supprimer le symptôme, sans avoir besoin de se livrer à une analyse psychopathologique complète de la situation, analyse forcément lente et plurifactorielle.

C’est ce que l’on a vu pour les TOC, les tics, les comportements psychotiques sans structure psychotique avérée et c’est, selon moi, dans cette dynamique des idées et des attentes que l’hyperactivité de l’enfant a acquis, peu à peu, un statut clinique particulier, et grandement emblématique.

• Une hypothèse économique ensuite.

La pression des laboratoires pharmaceutiques est énorme dans le champ de la psychiatrie adulte, privant d’ailleurs les enseignants d’une possibilité de transmission véritablement libre des connaissances, et la situation, si nous n’y prenons garde, risque de devenir identique dans le champ de la psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent.

Fort heureusement, les parents nous posent encore de bonnes questions et ne veulent pas s’en tenir à un traitement symptomatique médicamenteux, mais la dérive est déjà en route. Même si nous n’en sommes pas encore à la situation scandaleuse des Etats-Unis, et malgré toutes les précautions prises en matière de première prescription, la consommation des produits amphétamine-like a triplé, en France, au cours des quatre dernières années dans son indication concernant l’hyperactivité …

Quelques collègues et moi avions cru bon, ainsi, d’attirer l’attention sur les risques et les problèmes éthiques qui peuvent s’attacher au fait de “bourrer nos enfants de psychotropes”, et ce d’autant qu’en ce qui concerne l’hyperactivité, l’analyse psychopathologique des troubles peut, en fait, donner lieu à des choix thérapeutiques multi-dimensionnels fort intéressants.

Il n’y a donc pas, pour peu qu’on se donne la peine de penser, “la Ritaline, sinon rien d’autre !”

Quant au dernier rapport INSERM évoqué ci-dessus, il ouvre délibérément la porte à une prescription élargie de psychotropes chez l’enfant dans une perspective dite “préventive” et ceci, avant l’âge de trois ans (alors que jusqu’à maintenant, les autorisations de mise sur le marché sont encore très resserrées en psychiatrie infanto-juvénile, ne serait-ce qu’en raison d’un principe élémentaire de précaution).

• Une hypothèse psychologique ou anthropologique, enfin. Il existe depuis longtemps une sorte de consensus tacite entre les medias et le grand public pour toujours évacuer la complexité qui nous confronte immanquablement à la question de la sexualité, de la souffrance psychique et de la mort. D’où la fascination actuelle d’un grand nombre d’équipes psychiatriques pour une clinique de l’instant et les mirages de l’évaluation, au détriment d’une clinique de l’histoire, alors même que les deux axes se devraient de demeurer étroitement liés.

Or, la vie psychique n’est pas simple, et les troubles de la vie psychique non plus. Vouloir le faire croire est une escroquerie, mais une escroquerie qui se fonde sur ce paradoxe que l’humain s’attaque toujours à ce qu’il a de plus précieux, à savoir sa capacité de penser. De ce fait, tout se passe comme si la pensée avait horreur d’elle-même, comme s’il existait, partout et toujours, une sorte de haine de la pensée envers elle-même.

Pouvons-nous vraiment croire, comme on nous l’annonce régulièrement, qu’il existe un gène du bonheur, un gène de l’héroïsme, un gène de la violence, un gène de l’homosexualité, et même… un gène de l’autisme ?

Les choses sont bien plus complexes que cela, et quand bien même il y aurait une participation génétique à ces différentes problématiques (ce qui est d’ailleurs hautement probable), les généticiens authentiques et dignes de ce nom savent désormais qu’il s’agit d’une génétique infiniment subtile et sophistiquée, d’une génétique dite des “traits complexes”, soit une génétique de vulnérabilité qui laisse une place à l’impact de l’environnement, et non pas une génétique causale qui rendrait l’homme, telle l’amibe, littéralement prisonnier de son génome, pour reprendre, ici, les termes de François Jacob.

Cette haine de la pensée pour elle-même renvoie à un masochisme fondamental de l’être humain. Nous ne le modifierons pas d’un tour de main, bien évidemment … Mais nous avons à veiller à ce que ce masochisme ne soit pas trop efficient au niveau de la demande collective en matière de soins psychiques, et pas trop utilisé par les firmes pharmaceutiques pour faire gagner du terrain à leurs entreprises déjà florissantes.
“On se lasse de tout, sauf de comprendre”, disait déjà Virgile. Dans le champ de la psychiatrie et de la pédo-psychiatrie, si nous renonçons à comprendre, c’est-à-dire à donner du sens, alors nous ouvrons un boulevard aux traitements psychotropes linéaires et monotones, nous nous privons de toute analyse psychopathologique complexe mais fascinante, et nous laissons libre champ à notre masochisme fondamental.
Ce n’est pas seulement l’existence d’une psychiatrie et d’une pédopsychiatrie authentiques qui est en cause. Il en va tout simplement du respect et de la dignité des sujets et des patients dont nous avons la responsabilité en tant que professionnels et soignants de la psyché. Si nous ne sommes pas assez prudents, alors nous pourrons bientôt dire : “Qu’est notre liberté devenue ?” Pour ne pas en arriver là, nous avons, aujourd’hui, éminemment besoin d’une Direction Générale de la Santé forte et puissante et qui soit à même d’équilibrer la logique, par définition, purement comptable de la Direction des Hôpitaux.

Références bibliographiques

BURSZTEJN Cl., CHANSEAU J.-Cl., GEISSMANN-CHAMBON Cl., GOLSE B., HOUZEL et D. (2000). “Ne bourrez-pas les enfants de psychotropes !”, Le Monde, 56ème année, n° 17211, Samedi 27 mai 2000, p.20.

CARON-LEFEVRE M., COSSERON F., GOLSE B. (2005) : Le PMSI en psychiatrie infanto-juvénile-Logique de soins, logique d’évaluation, logique de coût ? Coll. “Monographies de la psychiatrie de l’enfant”, Paris, Puf.

JACOB F. (1970). La logique du vivant – Une histoire de l’hérédité. Coll. “Bibliothèque des Sciences Humaines”, Paris, Gallimard.

GOLSE B., HOUZEL D., BURSZTEJN Cl. (2003). “L’histoire d’un refus : introduction aux textes de B. Golse, D. Houzel et Cl. Bursztejn”. La Psychiatrie de l’enfant, 2003, XLVI, 2, 381-394.