D. Widlöcher et Carnet PSY ont engagé une enquête auprès de seize psychanalystes d’horizons divers sur leur conceptualisation de leurs pratiques psychothérapeutiques en regard du modèle de la cure-type. Une série de onze questions leur a été donnée (voir page précedente). Chacun des auteurs a rédigé le texte de sa contribution en puisant librement dans ce vivier d’interrogations. Dans une rubrique intitulée Psychanalyse et psychothérapie : débats et enjeux, les réponses ont été publiées dans la revue entre février 2006 et avril 2007. Sur cette base, un double projet a vu le jour : d’abord, réunir ces contributions dans un ouvrage de synthèse et, ensuite, organiser une journée scientifique pour prolonger de vives voix le débat engagé par textes interposés. Ce processus en trois étapes est animé d’une volonté explicite : favoriser une élaboration collégiale que des impératifs clinique, didactique, déontologique, épistémologique, éthique et politique rendent aujourd’hui incontournables.
Pour tenter d’amener une pierre à ce vaste édifice, ce travail va d’abord témoigner de la hiérarchie transversale des thématiques traitées par les cliniciens interrogés. Secondairement, je décrirai les principales lignes de force des convergences et des divergences des traitements singuliers. Enfin, dégagé de la neutralité du rapporteur mais enrichi par elle, j’esquisserai dans une troisième et dernière partie une synthèse critique subjective des enjeux en présence résolument orientée vers l’avenir. L’objectif sera essentiellement de mettre en relief ce qui m’apparaît comme composantes dynamiques au profit du débat et comme vecteurs de résistance, de répétition qui risquent d’alimenter la polémique.
Le postulat justificatif de l’ensemble de cette démarche est une hypothèse impressionniste : l’ensemble de ces contributions compose une photographie représentative de l’état des lieux de la question dans l’hexagone ; on y retrouve les principales argumentations défendues et l’essentiel des objets conceptuels actuellement en vigueur dans cette zone frontière aussi sensible qu’heuristique entre psychanalyse et psychothérapie. Le lecteur jugera chemin faisant de sa pertinence à l’aune de ses propres positions et de sa connaissance du débat actuel. Qu’il sache aussi que j’ai volontairement joué le jeu de me centrer uniquement sur ces quatorze textes en m’interdisant toute autre référence à d’autres auteurs quelle qu’en soit la pertinence en ce domaine mais absents de cette rubrique (P. Denis, C. Janin, A. Green, F. Richard, D. Widlöcher…).
1 – Hiérarchie transversale des questions retenues
Premier constat, quantitatif. Les cliniciens interrogés ont unanimement (14/14) plébiscité la question centrée sur la légitimité d’une distinction cure-type/psychothérapies psychanalytiques et la prise en compte des variations des pratiques et des théories sur le processus en présence (Q1). Ce consensus délimite le débat : c’est une surface triangulaire dont les trois pointes sont la légitimité de la distinction, les modifications des pratiques et les variations des processus. Pour chaque auteur, ces trois variables et leurs interactions dessinent une surface triangulée singulière. Le triangle est commun mais la covariance des angles et l’épicentre du centre de gravité, uniques. Derrière cette unanime triangulation, la hiérarchie de traitement des autres questions est informative car elle ouvre sur la diversité des thématiques explicitement revendiquées comme composantes de la première ou implicitement associées. La question de la formation (Q8) est la première d’entre elles : la moitié des auteurs l’évoquent (7/14). Vient ensuite celle des variations du cadre de la cure-type « dans des cas où des contraintes obligent à des aménagements » (première partie de Q8, 6/14). Je crois utile de détailler quels sont ces autres cadres que la cure-type, évoqués par les auteurs comme induisant ces « aménagements » : la psychothérapie d’enfant (3/14), le face à face (2/14), le psychodrame (2/14), la clinique « psychosomatique » (2/14), les thérapies parents/bébé (2/14). Sont aussi évoquées une seule fois : les thérapies avec les adolescents, les migrants, les prisonniers, les border line, les psychotiques, les groupes. La quatrième question la plus fréquemment abordée est celle de l’histoire des pratiques et des processus de la psychanalyse (Q2, 5/14). Celle de l’évaluation obtient le même score (Q11, 5/14). En cinquième position, on trouve les interrogations portant spécifiquement sur l’hypothétique continuum entre cure-type et psychothérapie (Q5, 6, 7 ; 2/14). La question de la pertinence du recours aux critères psychopathologiques pour décrire les variations est aussi traitée par deux auteurs (Q4). Enfin, en sixième place, le bien fondé du recours aux critères catégoriels (Q3) est abordé par un seul contributeur. Ce classement quantitatif sans aucune prétention statistique permet toutefois de constater la présence insistante de plusieurs thématiques inhérentes à la première question : la formation, les aménagements du cadre de la cure-type dans l’histoire de la psychanalyse, l’évaluation.
1.1 – Cure-type, psychothérapie et formation
La question d’une hypothétique distinction entre cure-type et psychothérapie psychanalytique est d’abord manifestement indissociable d’un débat sur la formation. Cette lapalissade se complexifie très vite si l’on pense au fait que les sociétés de psychanalyse ont une feuille de route claire pour la formation à la cure-type et, justement, beaucoup moins ou pas, pour les psychothérapies psychanalytiques, sources de polémiques internes. Bien sûr, on trouve facilement des psychanalystes enthousiastes pour décrire les vertus didactiques du psychodrame et, un peu plus difficilement celles de la psychothérapie d’enfants, d’adolescents, de bébés… Néanmoins, au vu des textes réunis, les positions se conflictualisent très vite si on aborde avec eux la chronologie et la place que ces cadres « exotiques » par rapport à la cure-type peuvent occuper dans une formation psychanalytique. Concrètement, doit-on, d’abord, devenir psychanalyste (connaissant le « cœur » de la psychanalyse, la clinique des névroses, M. Aisenstein) puis, secondairement, s’engager dans des aménagements imposés par des cadres autres que la cure-type ? Est-il plutôt recommandé de s’investir simultanément dans un processus de formation à la cure-type et aux aménagements du cadre des psychothérapies psychanalytiques (B. Golse ; M.R. Moro) ? Et que penser de ceux, nombreux (étudiants, jeunes praticiens en psychiatrie, psychologie), qui ont une pratique intensive de psychothérapeute, parfois avec des cas difficiles que l’on réserve souvent aux derniers arrivés, et qui, soit sont encore en analyse, soit ont déjà démarré un cursus de formation (M.R. Moro, C. Lachal ; S. Frisch) ? Pour ces derniers, le devenir « psychanalyste » équivaut-il, comme le suggère B. Brusset, à un abandon des techniques psychothérapiques : « l’abandon par l’analyste en formation des attitudes psychothérapiques est le premier objectif. La plupart d’entre eux ont déjà une longue expérience des psychothérapies, le plus souvent d’enfants ou d’adultes aux confins de la psychose. Ils sont amenés à se rendre compte que certaines de leurs interventions en analyse sont à leur insu d’ordre pédagogique, de réassurance, de suggestion, de séduction, ou encore d’interprétations prématurées ou arbitraires dont ils ne mesurent pas suffisamment les effets sur le processus analytique inconscient. » (B. Brusset). S’agit-il plutôt de l’apprentissage d’une abstention réfléchie (M. Aisenstein) qui aurait le mérite de mettre l’impétrant à l’abri d’une didactique répressive à l’égard du psychothérapeutique au profit d’une compréhension différentielle des prises de parole de l’analyste dans différents contextes ? Enfin, quelles place et valeur accorder aux analysants qui ne souhaitent pas devenir analyste mais praticien de la psychothérapie psychanalytique ?
1.2 – La cure-type et les autres cadres
L’apport des aménagements des autres cadres (psychothérapie d’enfant, psychodrame, clinique « psychosomatique », thérapies parents/bébé-adolescents, migrants, prisonniers, border line, psychotiques, groupes…) au profit de la psychanalyse s’impose ici comme un argument très récurrent. Un fort consensus s’établit autour de la reconnaissance de la dette épistémologique de la psychanalyse à l’égard de l’apport de ces confrontations illustrées par l’histoire. Pour autant, les conséquences qui en sont tirées diffèrent largement pour, d’une part, affirmer ou nier la distinction entre cure-type et psychothérapie psychanalytique et, d’autre part, défendre ou non une formation spécifique à la psychothérapie psychanalytique.
La discussion de la proposition théorique « changement de cadre = changement de processus » est indissociable de ce qui précède. Si les aménagements du cadre impliquent des processus différents, on comprendra aisément la revendication de certains explorateurs des limites en faveur de formations spécifiques (M.R. Moro, C. Lachal, S. Frisch, B. Golse, R. Roussillon). Comme on l’a vu, la chronologie de ces apprentissages est discutée (avant, pendant, après celui de la cure-type).
1.3 – L’évaluation
Dans le droit fil de cette hypothétique pluriprocessualité, on ne sera pas étonné de trouver en bonne place la question de l’évaluation des pratiques à l’occasion de ce débat. Actuellement, et en particulier suite au rapport Inserm à ce sujet (R. Perron, J. Sedat), c’est une thématique polémique dans la communauté des professionnels du soin psychique. Les attentes du politique et du social en faveur d’une exigibilité d’une évaluation dite scientifique des psychothérapies sont fortes et le risque que « cette évaluation en termes d’efficacité ajoute une dimension prédictive sur la dangerosité » s’amplifie (J. Sedat). Cette authentique menace de l’évaluation d’un espace analytique qui n’est pas un cadre objectivant, rend-elle alors nécessairement « totalement illusoire de prétendre à l’objectivation et l’évaluation »(J. Sedat) ? Quelle que soit la pertinence de ces interrogations, ne doit-on pas aussi envisager les oppositions frontales à l’évaluation comme le reflet de nos propres limites cliniques et conceptuelles ?
En d’autres termes, le chantier de l’évaluation en France souffre de la misère méthodologique et des intentions scientistes de ses expériences les plus médiatisées. Cette mauvaise réputation justifiée va-t-elle barrer la route à toute possible créativité ? Dans ce contexte, on peut se demander si le peu d’écho aux questions techniques précises sur les éventuels continuum (Q5,6,7) entre cure-type et psychothérapie psychanalytique mais aussi sur la pertinence de l’usage des définitions catégorielles (Q3) et des critères psychopathologiques (Q4) n’illustrent pas l’état des lieux du débat : tant que la question de la légitimité épistémologique et éthique de l’évaluation des processus inhérents à la cure-type et aux psychothérapies n’est pas élaborée, l’attention pour les variables pressenties reste bridée. Pour comprendre les risques d’incompréhension, sinon de clivage entre cliniciens-chercheurs engagés dans cette voie et les cliniciens moins ou pas investis dans la recherche, ce point est sans doute déterminant.
2 – Lignes de force des convergences/divergences
Il est temps maintenant de se centrer sur les axes majeurs transversaux des différentes contributions. Je ne vise pas ici une évocation exhaustive des très nombreuses thématiques mais un effet de zoom sur la substantifique moelle.
2.1 – Le psychanalytique étendu ou la dialectique psychanalytique/psychothérapeutique
C’est le centre du débat engagé : la légitimité et la pertinence d’une distinction entre curetype et psychothérapie psychanalytique. Si, artificiellement, on suspend transitoirement la variable fondamentale de la formation (analysant/analyste en formation/analyste confirmé) dont on vient de souligner la profonde empreinte dans ce débat, les contributions rassemblées ici sont traversées d’une opposition entre deux conceptions princeps de l’exercice du psychanalyste. La première est celle d’un champ psychanalytique « étendu » qui englobe le cœur (la cure-type freudienne de la névrose hystérique) et les cadres aux limites (listés plus haut) sans que s’opère pour le psychanalyste un changement de nature (d’essence) de la méthode et de la doctrine. La seconde conception décrit deux sphères, le psychanalytique et le psychothérapique, considérant qu’il existe de l’un et de l’autre dans des dosages différents dans la cure-type elle-même et, a fortiori, dans les psychothérapies psychanalytiques.
Pour illustrer cette dichotomie, on peut confronter les positions de M. Aisenstein et de J. Laplanche qui ont le mérite d’être très éclairantes car fortement contrastées. Bénéficiant de ces deux pôles, il sera plus facile ensuite de situer les autres auteurs. Pour la première, « la psychothérapie psychanalytique n’existe pas ; issue du même corpus théorique et métapsychologique que la psychanalyse, elle se fonde sur l’écoute du discours d’un patient dans le cadre d’une séance et ne peut qu’être « psychanalytique » : soit elle est menée par un psychanalyste, ou bien elle n’est pas ». Psychanalyse et psychothérapie psychanalytique ne sont que des variations d’une seule et même méthode fondée sur la même doctrine et une même visée, le changement psychique.
De son côté, J. Laplanche distingue, au sein même de la cure-type, le psychothérapeutique et le psychanalytique. Il considère en effet que dans une cure-type de névrose, ces deux options se côtoient constamment. La première activité correspond selon lui à la remise en forme et en histoire de ce que l’analyse découvre. C’est la conscientisation d’éléments inconscients. La seconde activité, c’est essentiellement le « traitement » des défenses intimement liées aux fantasmes inconscients rendu possible par la libre association « que l’on peut mieux nommer méthode « associative-dissociative » et par les interprétations de l’analyste. »
Dans le même sens que M. Aisenstein, pour R. Gori, « les psychothérapies psychanalytiques constituent des variantes, des ajustements des modalités d’un travail psychanalytique qui procède de la même méthode que celle mise en œuvre dans la cure. Ces variantes et ces ajustements sont des traitements authentiquement analytiques nécessités par les problèmes que posent des situations cliniques et pratiques particulières. Le travail psychanalytique s’effectue au cas par cas et à distance d’une idéalisation qui imposerait au praticien un protocole formel, homogène et standard. » (R. Gori). Dans ce contexte, « L’expression « psychothérapie psychanalytique » porte en elle-même une contradiction fondamentale car aucun projet fut-il de soin ne saurait peser sur la méthode analytique. Quant à la spécificité de cette méthode, c’est de tenir compte, plus que toute autre, des conditions de sa genèse et de sa mise en œuvre » (R. Gori).
M.R. Moro et C. Lachal en se ralliant aussi à cette voie en montrent le dynamisme : « nous contestons la distinction entre psychanalyse et psychothérapie psychanalytique. Cette distinction n’est que formelle et n’apporte ni un supplément de théorie ni de pratique. (…) Les variantes de la cure restent de la psychanalyse et sans nul doute l’aiguillonnent et la renouvellent. » (…) Ils pointent la cure-type comme signature du processus psychanalytique : « De par notre expérience psychanalytique avec les bébés et les migrants par exemple, nous voudrions proposer ici l’idée qu’il est un autre point qui fonde le processus psychanalytique, c’est la position contre-transférentielle du thérapeute et pas le dispositif qui, lui, doit varier pour s’adapter aux besoins et à la spécificité des situations rencontrées. »
Par contre, A. Braconnier et B. Hanin adhèrent à la bidimensionalité dialectique défendue par J. Laplanche : « il serait réducteur de concevoir une cure-type sans une certaine dimension psychothérapique. En contre-point, il serait inexact de concevoir la psychothérapie psychanalytique en faisant abstraction de sa spécificité psychanalytique ». B. Brusset reprend aussi à son compte cette dialectique : « Il y a dans les traitements psychanalytiques une double dimension des interventions : celles de type psychothérapique et celles qui sont spécifiquement psychanalytiques. On peut parler d’un rapport de type série complémentaire : à une extrémité, l’effacement de l’analyste « qui fait le mort », support de projection et figure du quiproquo anachronique du transfert à partir duquel il interprète les conflits névrotiques infantiles actualisés par le processus ; à l’autre extrémité, celle de la psychothérapie visant l’enrichissement du sens par la participation active de l’analyste aux associations d’idées tout en renonçant à l’interprétation. »
En effet, outre l’interprétation en fonction du transfert, l’analyste, écrit B. Brusset est généralement obligé de recourir aussi à d’autres types d’intervention que l’on peut dire d’ordre psychothérapique : « La dimension psychothérapique fondée sur la participation de l’analyste en position de psychothérapeute est variée et tributaire de ses intuitions, de son expérience, de ses capacités empathiques notamment dans la perception des niveaux de fonctionnements régressifs extra-verbaux qui trouvent théorisation dans la référence aux phénomènes d’identification projective, aux premières relations mère-enfant ou même enfant-environnement en deçà de la constitution de la mère comme objet. L’interprétation est différée et les interventions de l’analyste se fondent sur la perception contre-transférentielle de l’économie psychique du patient : un modèle en est le jeu winnicottien. La participation de l’analyste n’est à l’abri de l’arbitraire et de la suggestion que par l’analyse du contre-transfert. Elle est guidée par l’attention portée à ses effets sur les mouvements psychiques, sur les séquences associatives, sur l’émergence de l’inconscient soit dans l’ordre de la symbolisation, du retour du refoulé, soit, en deçà des représentations, dans l’ordre des motions pulsionnelles, de l’inconscient du ça, de ce qui appelle figuration, construction et transformation par l’analyste. » Paradoxalement, comme on l’a déjà vu avec cet auteur, la supervision de formation doit permettre « l’abandon » des attitudes psychothérapiques dans la cure-type (B. Brusset).
Finalement, émerge ici une bifurcation cruciale pour organiser le débat. D’un côté, il y a ceux qui défendent le « tout psychanalytique » : « mon souhait serait que tout travail psychanalytique soit dénommé « psychanalyse », qu’il soit de face à face ou sur le divan et que soit précisé le cadre. » (M. Aisenstein). De l’autre, il y a ceux qui voient du « psychanalytique » et du « psychothérapique » à l’intérieur même de l’espace de la cure-type. Pour les premiers, la ligne de démarcation pertinente n’est pas entre cure-type et psychothérapie psychanalytique mais entre « psychanalyste » et « non psychanalyste ». L’intitulé de psychothérapie psychanalytique est illogique. Pour les seconds, ce qui prime, c’est le dosage singulier du « psychanalytique » et du « psychothérapique » au sein même de la cure-type et a fortiori dans la psychothérapie psychanalytique. Toutes les prises de position à l’égard des thématiques suivantes seront marquées par l’option choisie face à cette dichotomie matricielle.
2.2 – Tentatives de définitions du psychanalytique et du psychothérapeutique
Le terme « psychothérapie » apparaît pour la première fois en 1872 alors que le terme « psychanalyse » n’est introduit qu’en 1896. Mais ce n’est qu’en 1905, dans son article « De la psychothérapie », que Freud prend clairement de la distance par rapport à l’hypnose en opposant la méthode cathartique et sa méthode analytique. Toutefois dans ses écrits, il utilisera longtemps indifféremment les termes « psychanalyse » et « psychothérapie »1. Aujourd’hui précise R. Perron, les psychanalystes font souvent ce qu’il faut pour maintenir cette imprécision : ils « ont la fâcheuse habitude de prendre le terme en un sens plus restreint, et de désigner comme « psychothérapie » ce que, en tant que psychanalystes, ils font avec un patient (client, etc.) assis dans un fauteuil et non pas allongé sur un divan. Pour éviter la confusion avec d’autres entreprises psychothérapiques, on spécifie alors (pas toujours) qu’il s’agit de psychothérapie « psychanalytique »… ou « d’inspiration psychanalytique », ou « psycho-dynamique ». Les termes depuis quelque temps fleurissent, d’où une belle confusion ».
Plusieurs contributeurs reviennent sur cette distinction et tentent de l’éclaircir. R. Roussillon (repris et acquiescé par M.R. Moro, C. Lachal et B. Golse sur ce point) exprime une ligne de démarcation essentielle : « Pour Freud, la psychanalyse est aussi une psychothérapeutique, même si elle n’est pas que cela, il parle à plusieurs reprises de la « psychothérapie psychanalytique » pour désigner ce que l’on nomme maintenant « la psychanalyse ». Pour lui l’opposition ne passe pas entre la psychanalyse et la psychothérapie mais entre la psychanalyse et la suggestion, et les pratiques fondées sur la suggestion dont certaines pratiques qu’il dit « médicales ». Cette position me paraît sage et socialement efficace, c’est-à-dire de bonne politique. Elle fait de l’analyse du transfert, la pierre angulaire, l’axe principal, majeur et identitaire de la pratique psychanalytique. Le choix passe en effet par le fait d’utiliser la suggestion, celle qui est inévitable et inhérente à la situation – qui surgit de l’existence même du transfert, et sur laquelle l’analyste n’a aucun contrôle car elle ne dépend pas de lui mais du fait que ses interventions sont « reçues » à partir de la position qu’il occupe dans le transfert – pour « dépasser » la suggestion par l’analyse du transfert, et le fait d’utiliser la suggestion pour exercer une influence sur le patient ». Une fois établie cette opposition majeure entre pouvoir d’influence de la suggestion « dépassée » en psychanalyse et pouvoir d’influence de la suggestion « brute », la distinction divan/fauteuil versus fauteuil/fauteuil n’est plus décisive : « L’opposition psychanalyse / psychothérapie peut aussi être tentée de s’appuyer sur la position corporelle proposée à l’analysant : allongé sur le divan c’est de la psychanalyse, face à face ou « côte à côte » ce n’est que de la psychothérapie. Freud ne semblait pas non plus considérer que le face à face interdirait la pratique de la psychanalyse, il se bornait à constater que pour lui il en allait ainsi, et qu’il trouvait plus « confortable » que le patient soit allongé, mais il n’en faisait pas une question identitaire de la psychanalyse » (R. Roussillon).
De son côté, J. Sédat oppose fermement l’ici et maintenant de la psychothérapie à l’historicisation du sujet dans la psychanalyse : « la suggestion et l’hypnose représentent la résistance majeure à l’introduction à l’histoire d’un sujet, ce que rend possible, non le transfert, mais la règle fondamentale. Dans la suggestion et l’hypnose, dans la méconnaissance du passé et de l’histoire du patient, tout se passe dans le pur présent de la relation ».
Pour C. Hoffmann, « Freud reconnaît aux psychothérapies la volonté de guérir par l’extérieur, par le soutien externe, ce qui est en souffrance chez le sujet. Il en va autrement de la psychanalyse qui tente de l’attraper par l’intérieur avec l’aide du sujet. La plupart des psychothérapies s’appuient sur la découverte freudienne du transfert, sans forcément le distinguer de la suggestion ; ce qui a comme effet de renforcer la croyance dans un Autre supposé savoir. Nos patients viennent avec cette demande d’obtenir une parole de l’Autre supposé savoir mieux qu’eux la vérité de leurs souffrances. Cette définition du transfert qui permet de saisir les effets thérapeutiques de toute situation de demande de soins adressée à un Autre, médecin, psychothérapeute, etc…, et qui, pour presque naturelle dans la relation humaine, suppose néanmoins un « savoir y faire avec » de la part de celui qui vient à cette place du sujet-supposé-savoir, ceci pour éviter un simple effet hypnotique passager ».
« Il m’est arrivé, s’interroge R. Perron, de me demander « en quoi ce qui se passe en ce moment est-il psychanalytique, en quoi suis-je en ce moment psychanalyste ? ». Ceci dans le cas du divan-fauteuil tout autant que dans celui du fauteuil-fauteuil ; mais cette question m’est venue plus souvent encore dans le cadre d’une longue pratique du psychodrame psychanalytique. En ce cas en effet, la figuration d’action invite à bien des chemins de traverse, et le psychanalyste doit se surveiller pour rester psychanalyste et ne pas glisser vers la position du comédien amateur qui improvise. La meilleure réponse que j’ai pu trouver, ce n’est pas : c’est parce qu’il y est question de sexualité, d’inconscient, de traces mémorielles, d’enfance, de traumatismes, etc. ; tout cela est vrai, mais pourrait sous-tendre une autre pratique que psychanalytique. Ma meilleure réponse possible -sans doute insuffisante- est : je me sens psychanalyste lorsque je garde en ligne de mire ce postulat fondamental : derrière le sens apparent, un autre sens est possible, et derrière celui-ci un autre encore. Le pari est celui de la multiplicité des sens, de la polysémie. »
B. Golse et R. Gori partagent une opinion clinique décentrée qui mérite d’être mise en exergue : pour eux, ce n’est seulement qu’après coup que l’analyste peut définir la polarité psychanalytique ou psychothérapeutique d’un travail. En psychanalyse d’enfant, « La distinction entre psychanalyse et psychothérapie ne renvoie donc pas du tout, ici, à une distinction structurale du type névroses, psychoses ou états-limites. À cadre décondensé comparable, la distinction renvoie plutôt à la profondeur du travail atteint et au remaniement structural qui en découle, ce qui, encore, une fois, ne pourra souvent être précisé qu’après-coup, l’important étant, dans tous les cas, de mettre en œuvre les conditions potentielles d’un authentique travail psychanalytique. » (B. Golse). Chez l’adulte, « On peut ainsi dans l’après-coup constater qu’une analyse n’aura été pour tel ou tel patient qu’une psychothérapie, alors que pour tel ou tel autre « en psychothérapie » une analyse a pu avoir lieu. » (R. Gori).
2.3 – Cure-type et psychothérapie psychanalytique : un continuum ?
Les questions portant sur un éventuel continuum entre cure-type et psychothérapie psychanalytique (Q5,6,7) sont inhérentes à la croyance en deux espaces dialectiques dans la cure-type et les psychothérapies psychanalytiques : le « psychanalytique » et le « psychothérapique ». Dans cette optique, on s’écarte de la description d’éléments exclusifs propres à la cure-type et aux psychothérapies psychanalytiques au profit d’éléments transversaux dont on explore la variabilité. En défenseur du continuum, A. Braconnier et B. Hanin vont plus loin en évoquant non pas un mais plusieurs continuum : « L’évolution et la diversité, tant des pratiques (écoute associative, travail d’interprétation, etc.) que des processus (modèles de transformation des représentations inconscientes et préconscientes, des affects, etc. et modèles des processus de transformation des structures psychiques et des formations pathologiques) permettent incontestablement de préciser sur quel continuum (qu’il faudrait mettre justement au pluriel selon ces différents modèles), se situe cette distinction entre cure-type et psychothérapies psychanalytiques. Ce qui justifie le point de vue que prédéfinir le processus c’est d’une certaine manière l’empêcher. » Naturellement, l’option du « tout psychanalytique » s’oppose a priori à cette hypothèse d’un continuum : « Pourquoi et au nom de quoi décréter que l’extension d’un même modèle scientifique, forcément adapté à des pathologies nouvelles, en fait autre chose ? Je récuse et tiens pour une erreur logique l’idée selon laquelle une seule et même pratique change d’essence selon les modalités techniques qu’elle adopte. J’utilise ici le terme essence dans la stricte définition Husserlienne de la variation éidétique. En fonction des matériaux et de son inspiration, le sculpteur peut utiliser le ciseau, le marteau, le couteau, il n’en reste pas moins sculpteur. Devant un même paysage dix peintres, également mais différemment talentueux feront, qui à la gouache, qui à l’huile, qui à l’aquarelle, des exécutions chacune singulière -des interprétations- dont l’essence n’en restera pas moins une. » (M. Aisenstein). Cette homogénéité de la méthode et de la doctrine soulève aussi un autre problème : « L’insistance sur le « continuum des traitements psychanalytiques » tend à dissoudre les différences et infère corrélativement l’idée de continuité entre le conscient, (le conscient implicite, l’inconscient cognitif, le subconscient), le préconscient et l’inconscient : l’essentiel est alors dans tous les cas la bonne communication, l’empathie réparatrice, voire la recherche de « l’expérience émotionnelle correctrice »2. La dimension psychothérapique est centrale. Inversement, dire que toute pratique est analytique dès lors qu’elle est celle des psychanalystes évacue également la question des différences entre psychanalyse et psychothérapie. » (B. Brusset).
Enfin, dans une formule forte, S. Frisch inquiète la légitimité a priori d’un continuum : « Il reste à prouver que les élaborations déduites de la pratique de la cure-type puissent être transposées telle quelles sur la pratique psychothérapeutique ». Notons alors sous la plume du même auteur la mitoyenneté des interrogations sur la continuité et la mono ou pluri processualité de la cure-type et des psychothérapies psychanalytiques : « la psychothérapie psychanalytique s’est développée en prenant appui sur la psychanalyse mais aussi en développant des aspects techniques différents, et peut-être même, processuels différents, pour s’adapter aux pathologies rencontrées. La démarche psychothérapeutique ne se fait alors pas par défaut en référence à la cure-type mais par rapport à des indications précises et aussi par rapport à des buts plus précis. »
2.4 – Le processus de la cure-type et des psychothérapies psychanalytiques : unité versus diversité
De fait, dans la suite logique de ces associations au sujet d’une hypothétique continuité, une interrogation sur l’unité/diversité processuelle dans la cure-type et les psychothérapies psychanalytiques s’impose. Bon nombre d’auteurs s’y sont d’ailleurs employés en faisant ainsi écho à la très forte récurrence du terme processus dans les questions (7 occurrences). De plus, la convergence de cette question avec celles de la formation et de l’évaluation a déjà été soulignée. La justification de la centration sur les processus psychiques reste fondamentalement freudienne3. Elle lui a permis avec les hystériques de se démarquer de la psychiatrique histoire de la maladie (des symptômes) à l’histoire du malade : « le diagnostic local et les réactions électriques n’ont aucune valeur pour l’étude de l’hystérie, tandis qu’une présentation approfondie des processus psychiques, à la façon dont elle nous est donnée par les poètes, permet, par l’emploi de quelques rares formules psychologiques, d’obtenir une certaine intelligence du déroulement d’une hystérie. » (S. Freud, Études sur l’hystérie, cité par J. Sedat). Toutefois, on sent bien dans la prudence de certains à l’égard de cette processualité une ou plurielle qu’il s’agit là d’un Rubicon dont le franchissement est lourd de conséquences : « la psychothérapie psychanalytique s’est développée en prenant appui sur la psychanalyse mais aussi en développant des aspects techniques différents, et peut-être même processuels différents, pour s’adapter aux pathologies rencontrées. La démarche psychothérapeutique ne se fait alors pas par défaut en référence à la cure-type mais par rapport à des indications précises et aussi par rapport à des buts plus précis. » (S. Frisch). En embuscade derrière la diversité processuelle, se cache la menace du statut de maître étalon de la cure-type.
Certains contributeurs franchissent allègrement le Rubicon : « les différences de setting font des différences de processus, comment en serait-il autrement, mais est-il bien pertinent de proposer de faire de celles-ci des différences identitaires ? » (R. Roussillon que citent en l’acquiesçant M.R. Moro et B. Golse). In fine, la processualité est une cible élective du clinicien chercheur a fortiori formateur : « La recherche sur les processus nous semble être la plus importante et la plus spécifique du champ des psychothérapies, dans la mesure où elle nous permet de comprendre, ce que l’on fait ou doit faire, comment on le fait ou ce qui se passerait si on faisait autrement, et enfin pourquoi. C’est donc une recherche sur la complexité à laquelle on ne peut renoncer car elle est gage d’efficacité et de transmission possible. » (M.R. Moro et C. Lachal).
2.5 – Psychanalyse sans visée curative (guérison « de surcroît ») versus psychothérapie avec but
Freud a souhaité se dégager avec la cure-type d’une visée médicale écrit C. Hoffmann : « il ne s’est pas opposé à l’insertion possible de la psychanalyse dans la médecine à condition qu’elle y apparaisse comme une spécialité de la médecine. Il craignait néanmoins que la visée thérapeutique de sa méthode ne l’emporte sur la recherche scientifique de la psychanalyse. »
R. Gori enfonce le clou : « La psychanalyse n’a pas d’autre finalité que sa mise en œuvre et comme le rappelle Conrad Stein tout projet fait obstacle à la méthode de l’analyse, et ce quel que soit le projet thérapeutique ou didactique. À partir de cette position éthique et épistémologique, c’est seulement dans l’après-coup que l’on pourra constater les effets d’un travail analytique et en délimiter la portée ». La prise en compte de cette présence/absence de représentation-but de la cure-type, peut du coup devenir une ligne de partage exclusive avec la psychothérapie rendant caduque l’expression même de psychothérapie psychanalytique (R. Gori). Pour A. Braconnier et B. Hanin, certes « la cure-type n’est pas une psychothérapie. Sa finalité primordiale ne s’inscrit pas dans une visée curative au sens des objectifs issus de la pratique strictement médicale » mais, pour autant, comme on l’a déjà vu, ces deux auteurs voient du « psychanalytique » dans le « psychothérapeutique » et inversement.
R. Roussillon donne une justification thérapeutique freudienne de cette absence de visée curative : « Quand Freud évoque l’importance pour le psychanalyste de ne pas rechercher d’effets immédiats à ses interventions, quand donc la guérison est située « de surcroît », ce n’est pas au nom d’une posture qui exclurait le souci de guérir ou de soigner de son champ, c’est au nom d’une stratégie générale qui vaut par son… efficacité thérapeutique ! (…) Le « de surcroît » de Freud n’est pas un rejet aux calendes grecques de la question de la guérison, c’est l’énoncé qui souligne que c’est de l’analyse et du travail de symbolisation qu’elle rend possible, que celle-ci doit être attendue, et non de n’importe quelle « voie courte ». La question passe plutôt entre une « bonne » intervention, et celle-là résulte du travail psychanalytique, et une « mauvaise » intervention qui tente de court-circuiter le lent défilé de l’analyse et se borne à un simple effet de suggestion. »
2.6 – Différence entre analyste et non analyste
Face à la « séduction, argumentation plus ou moins logique ou rationalisante, dédramatisation, déculpabilisation, écoute bienveillante ou coparticipation plus ou moins mesurée ou intense, confrontation, manipulation et aussi… interprétation, toutes interventions visant essentiellement le moi, indépendamment du déploiement ou de l’utilisation implicites d’un transfert de degré ou de qualité variables », « La différence -qui me paraît essentielle- au sein de telles situations entre non analystes et analystes semble bien être la capacité de ces derniers à saisir les véritables ressorts de ces divers types d’intervention et l’opportunité ou non de les utiliser, sur un mode plus ou moins discret ou appuyé, et sans demeurer prisonnier de la théorisation -plus ou moins idéologiquequi sous-tend chacune des autres méthodes. » (R. Cahn).
Dans cette perspective, M. Aisenstein prend l’exemple de l’abstention à interpréter du psychanalyste formé : pour s’abstenir, « il faut d’abord savoir pourquoi on s’abstient et de quoi en s’abstient, c’est-à-dire de quoi on diverge. Pour retenir une interprétation il faut qu’elle se soit intérieurement formulée. Si le lecteur veut bien me suivre, il faut par conséquent admettre que l’on ne cesse pas d’être psychanalyste pour devenir psychothérapeute parce que l’on garde par devers soi l’intervention classique qui se serait en d’autres circonstances imposée. » (M. Aisenstein).
3 – Demain : créativité et résistances
À l’issue de ce survol, je voudrais pointer certaines pièces du puzzle qui, dans une perspective épistémologique, me semblent être essentielles pour comprendre les articulations potentiellement dynamiques et les probables points de blocage de ce débat. Le témoignage de C. Anzieu sur l’état des lieux aux USA est dans cette perspective bien utile car, en dépit des profondes singularités historiques et culturelles des deux pays, la mondialisation nous invite a minima à observer l’évolution outre-Atlantique comme un champ des possibles en France. Que dit-elle ? « Les heures de gloire de la psychanalyse américaine se situent dans les années 1950-60, quand la volonté de maintenir la pureté analytique a dévalorisé la pratique de la psychothérapie dans les sociétés analytiques américaines. C’est toujours le cas dans la formation, malgré la diminution spectaculaire des cas d’analyse ces quinze dernières années. La règle pour la formation analytique est stricte : trois cas supervisés à 4 séances par semaine. La peur de diluer la psychanalyse a entraîné une politique rigide des instituts analytiques par rapport à l’analyse ». Parallèlement, il faut mesurer combien « Les universités médicales ou de sciences humaines ne donnent presque plus de formation à une connaissance de la vie psychique ».
Au fond, pour C. Anzieu, « le problème le plus difficile pour les psychanalystes est la suprématie de la pensée behavioriste. Les traitements comportementaux sont les seuls reconnus par les compagnies d’assurance, et ce sont les recherches sur l’efficacité de ce type de traitement qui fixent les critères de thérapies. Les travaux statistiques déterminent la confiance dans les thérapies et les psychanalystes ont pris du retard pour démontrer leur efficacité. La psychanalyse n’a pas très bonne presse en Amérique et la pratique de la psychothérapie est devenue le processus nécessaire aussi bien pour former les cliniciens que pour faire découvrir le travail analytique à un patient. »
Un état des lieux exhaustif de la diversité de la psychanalyse américaine mériterait de plus amples développements et discussions. Toutefois, il semble d’ores et déjà possible à partir de ce tableau de pressentir qu’une volonté de fixer une frontière nette entre l’or de la cure-type et le cuivre de la psychothérapie aboutit à une raréfaction de la psychanalyse comme pratique de soin, de formation et à l’émergence d’une ligne de clivage entre psychanalystes et psychothérapeutes4. La récente ouverture de l’Association Américaine de Psychanalyse en direction des psychothérapeutes tente secondairement de contrecarrer cette partition tout en intégrant peu ou prou cette ligne de clivage. Sans sombrer dans une analogie réductrice entre le présent des USA et l’avenir de l’hexagone ni renier l’essence de la psychanalyse, ne pourrions-nous pas en France tenter de faire l’économie de cette fracture et de ces aménagements sous la contrainte ?
3.1 – Rigueur de la cure-type et licence des psychothérapies ?
Pour aller vigoureusement dans cette direction, la première conquête qui s’impose dans notre communauté de psychanalystes formés et en formation, c’est la révision de nos représentations du champ de la psychothérapie. La citation suivante de R. Roussillon exprime le postulat nécessaire à toute avancée en ce sens : « J’ai souvent remarqué lors des discussions informelles avec des collègues psychanalystes que l’appellation de « psychothérapie » semblait autoriser une perte de rigueur et des attitudes techniques approximatives, comme si les impératifs de la pratique psychanalytique semblaient pouvoir se relâcher dès que l’on quitte la stricte définition de la cure-type et que l’appellation de « psychothérapie » autorisait toutes les variantes et tous les aménagements ! Je comprends bien dès lors que ces mêmes collègues tiennent à opposer la psychanalyse et la psychothérapie, mais on me permettra de douter du bien fondé d’une telle licence » (R. Roussillon). De fait, la dévalorisation des psychothérapies par les psychanalystes comporte le risque de les éloigner de la recherche clinique rigoureuse sur les variations processuelles en présence. A contrario, si cette valorisante attention est commune à la cure-type et aux autres cadres aménagés par le psychanalyste, le débat peut s’engager car, finalement, comme le formule justement M.R. Moro, « ces modifications des paramètres en milieu naturel (individuel, groupe, temps, nature des interventions…) sont le véritable laboratoire de la psychanalyse ». Une fois acquis ce respect à l’égard du psychothérapique analytique, les questions indissociables de la formation et de la recherche peuvent être envisagées comme des antidotes au clivage. En effet, dans cette perspective d’une complémentarité respectueuse entre la cure-type et les autres cadres psychanalytiques aménagés, la ligne de démarcation ne se situe plus entre cure-type et psychothérapie psychanalytique mais entre psychothérapies (au sens générique du terme incluant cure-type et psychothérapies) faites par un psychanalyste formé et psychothérapies effectuées soit par un non analyste (débutant ou expérimenté) soit par un analysant souhaitant devenir analyste ou encore un analyste en formation. Cette frontière met l’accent, d’une part, sur l’usage ou non d’outils spécifiques psychanalytiques (l’élaboration transféro/contre-transférentielle en particulier) et, si oui, sur la maturation des compétences du clinicien pour les utiliser. Sur la base de cette catégorisation, il est alors tentant de reformuler la répartition avec d’un côté analystes, analystes en formation, analysants et, de l’autre, les professionnels sans expérience psychanalytique. Pourtant, je crois justement essentiel de résister à ce regroupement menaçant encore une fois de cliver le paysage en psychanalystes et non psychanalystes et surtout, ne correspondant nullement à la réalité du terrain.
Les analysants et les « sans expérience psychanalytique » sont très majoritairement des étudiants en psychiatrie et en psychologie ou de jeunes praticiens en ces deux domaines. Si leur pratique des psychothérapies est dévalorisée par les défenseurs de l’or psychanalytique, les analysants et, a fortiori, les « sans expérience psychanalytique » risqueront d’as sombrir leur vision de la psychanalyse perçue comme un îlot à mille lieux des enjeux cliniques de leur immersion institutionnelle quotidienne. Pour s’opposer à cette dépréciation de la psychanalyse via ce mécanisme d’isolation de l’activité psychothérapique, je crois que les Universités ont un rôle très prometteur à jouer. Malheureusement, en France, « Contrairement à d’autres pays européens, l’Université est trop peu engagée dans cette formation aux côtés des instituts de formation alors que cela pourrait développer une articulation plus grande entre formation et recherche et, entre la psychanalyse et les autres disciplines présentes à l’Université, la médecine, toutes les sciences humaines comme la psychologie, la linguistique ou l’anthropologie mais aussi la littérature ou l’histoire. L’université pourrait être un lieu privilégié où la psychanalyse serait affectée par les données des autres et où elle pourrait, en retour, affecter en tant que méthode d’investigation certaines recherches en sémiologie linguistique, en anthropologie des processus intimes ou en littérature » (M.R. Moro, C. Lachal).
De leur côté, les analystes en formation, pour la plupart psychiatres et psychologues nettement engagés dans la pratique psychothérapique institutionnelle et/ou libérale, peuvent aussi être menacés d’une forme de clivage entre leurs activités de cure-type didactiques et les psychothérapies si dans leur supervision le cuivre de la psychothérapie est à « abandonner » au profit exclusif de l’or. À l’inverse, une technique didactique en supervision de cure-type favorisant la compréhension différentielle des dosages « sur mesure » d’éléments relevant du psychothérapique et du psychanalytique sera certainement plus efficiente qu’une éradication du psychothérapique. En d’autres termes, c’est la compréhension de la suspension ou non du psychanalytique (« l’interprétation virtuelle » de M. Aisenstein par exemple) qui offrira le spectre didactique le plus large. L’expérience cumulée d’une supervision divan/fauteuil et d’une supervision d’un autre cadre aménagé (en face à face ou autres) ne peut qu’être bénéfique dans cet esprit. D’ailleurs, c’est probablement dans le cadre de la formation et de la recherche que la proposition d’une dialectique complexe du psychanalytique et du psychothérapique même et surtout dans la cure-type s’impose comme beaucoup plus heuristique que celle qui consiste à cliver artificiellement ces deux modalités. Mais un malentendu risque d’obscurcir le débat à ce sujet. Ceux qui a l’instar de J. Laplanche pointent ces deux entités comme co-présentes se réfèrent à une phénoménologie descriptive de la rencontre au sein de la cure-type. Ceux qui comme M. Aisenstein défendent l’idée que le psychanalyste maintient une même doctrine et une même visée en dépit des variations ne sont pas contre l’idée d’élaborer la connaissance de ces variations : « Seule l’étude constante des limites du champ de la psychanalyse peut nous permettre d’exister. » (M. Aisenstein). Plus qu’une opposition, il y a ici la revendication commune d’une identité vivante de psychanalyste dont la plasticité en signe la créativité.
Alors, au fond, ne pourrait-on pas simultanément se faire l’avocat de cette plaidoirie en faveur de la plasticité de l’essence de la psychanalyse et accepter l’idée qu’il y a une promesse heuristique capitale dans la recherche sur la dialectique entre les ingrédients spécifiquement psychanalytiques et psychothérapeutiques de n’importe quelles relations psychanalytiques de la cure-type ou d’un cadre aménagé ? Si le clinicien promoteur de telles recherches sur les covariations du cadre et des processus en présence croit naïvement (comme le dénonce B. Brusset) que la continuité des variables équivaut à un continuum grossier entre conscient et inconscient, c’est son problème. Mais ce serait une méprise ou un coup bas obscurantiste que d’accuser toute tentative d’étude de ces variations5 comme un déni de la doctrine psychanalytique.
À un niveau théorique, plusieurs pistes s’imposent actuellement comme heuristiques pour ces recherches : « Nous avons, je pense, pris du recul par rapport à cette vue « physicaliste », grâce à des notions comme celles de narrativité, historisation voire subjectivation qui donnent à la « perlaboration » freudienne un contenu bien plus riche, comme étant précisément le temps « psychothérapique ». » (J. Laplanche). La recherche clinique reposant sur ces éléments mérite de ne pas être a priori condamnée comme un symptôme même si parfois « Les psychanalystes qui ont une pratique réduite de la psychanalyse tendent à privilégier la dimension psychothérapique et à réduire la métapsychologie à une simple théorie de la pratique psychothérapique : d’où les dérives dogmatique, herméneutique, narrative ou inter-subjectiviste » (B. Brusset). Les filières épistémologiques de la narrativité et de la subjectivation devraient pouvoir être explorées sans que leurs pionniers soient nécessairement considérés comme suspects par les gardiens de l’orthodoxie.
3.2 – À l’abri du saturnisme, les vertus et les limites de l’or rouge
Dans sa traduction française de la conférence de Freud de 1918 au Vème Congrès de Budapest, A. Berman6 commet une erreur : elle traduit mit dem kupfer der direkten suggestion par « du plomb de la suggestion directe ». Le métaphorique cuivre freudien est devenu du plomb. Or, dans la langue française, le plomb et le cuivre ne sont décidément pas logés à la même enseigne ! Le plomb symbolise la lourdeur. Les tentatives des alchimistes pour le transformer en or avec la pierre philosophale, son usage pour réaliser les caractères d’imprimerie et sa vertu protectrice contre les rayons X ne suffisent pas pour inverser cette tendance d’un vil plomb pollueur autrefois avec les munitions et aujourd’hui avec les batteries électriques. De fait, c’est bien sa toxicité qui marque probablement le plus les esprits depuis la fin du XIXè siècle où la reconnaissance et la prévention du redoutable saturnisme7 ont vu le jour parallèlement à la découverte et à l’extension de la psychanalyse. Cette maladie n’a certainement pas échappé à Freud.
A contrario, le cuivre véhicule une toute autre atmosphère : ce métal pur est un des rares qui existe à l’état natif ce qui explique probablement qu’il fut le premier utilisé par les hommes. Symboliquement, c’est un métal associé à la féminité, la jeunesse, l’amour… et au narcissisme8 car les premiers miroirs des anciens étaient faits de cuivre ! À la génération de Freud, le cuivre est aussi vraisemblablement indissociable de l’oralité des précieux ustensiles de cuisine et du magnétisme scopique des objets décoratifs soigneusement entretenus par les maîtresses de maison. En métallurgie, ce sont ses qualités de composant de nombreux alliages9 qui prévalent. Mais c’est en joaillerie, mélangé à l’or pour en augmenter sa rigidité, qu’il tire son principal titre de noblesse : l’or rouge est composé de 45 % d’or et de 55 % de cuivre. Bref, tout se passe au fond comme si l’erreur de traduction de A. Berman reflétait fidèlement les résistances de bon nombre de psychanalystes à l’égard de cet alliage de la psychothérapie qui oblige à mêler l’or pur de l’analyse au vil plomb de la suggestion. En suivant ce fil, rectifier la traduction et substituer le cuivre au plomb, c’est s’ouvrir aux possibles qualités intrinsèques de l’or rouge et, métaphoriquement, à la légitimité de l’étude de l’usage de la suggestion, des variations des pratiques, des processus et de leurs théorisations dans l’alliage des cadres aménagés. In fine, j’espère que ce travail favorisera l’émergence de recherches cliniques évaluatives pertinentes et de formations adaptées à la dialectique complexe entre le psychanalytique (l’or pur) et le psychothérapique (l’or rouge) dans le travail quotidien du psychanalyste. Parions avec confiance que l’or pur et le cuivre pourront à l’avenir faire meilleur ménage que l’or pur et le plomb autrefois !
Notes
- Frisch S., (2002), Psychothérapie In Mijolla de A., ( dir.), Dictionnaire International de Psychanalyse, Paris, Hachette Littérature, 2005.
- Croire ou non que la défense d’un tel continuum est inévitablement synonyme de confusion des catégories conceptuelles psychanalytiques représente une ligne de démarcation importante.
- Il faut souligner combien cette notion de processus psychique est en fait très hétérogène, selon les analystes contemporains (A. Braconnier, communication personnelle).
- Il est aussi important d’envisager d’autres critères comme l’inefficacité des traitements cure-type sur de nombreuses pathologies, le rapport coût/bénéfice pour comprendre la forte désillusion par rapport à l’idéalisme des années 50-60 (A. Braconnier, Communication personnelle).
- par exemple pour l’interprétation : se formuler à soi même silencieusement une interprétation, verbaliser un « ballon sonde » interprétatif, formuler explicitement une interprétation…
- Freud S., (1904-1919), Les voies nouvelles de la thérapie psychanalytique In La technique psychanalytique, Paris, PUF, 1953, p.141.
- Le saturnisme est induit par l’ingestion de plomb sous forme de particule fines (écailles de peinture au plomb) ou par intoxication via une eau contaminée par d’anciennes tuyauteries en plomb (notamment dans les régions où l’eau est naturellement acide). L’inhalation est localement un facteur important de contamination à proximité des usines et de sites pollués par le plomb.
- Wikipedia <http:// fr. wikipedia. org/ wiki/ Cuivre>
- Laiton (allié au zinc), bronze (allié à l’étain), cuproaluminium (allié à l’aluminium), cupronickel (allié au nickel), maillechort (allié au nickel et au zinc).