Autisme infantile précoce : problématiques actuelles
Nous vivons aujourd’hui une situation assez complexe dans la mesure où il existe à la fois certaines données qui sont admises à l’unanimité et où, en même temps, subsistent de nombreuses divergences entre des approches relativement distinctes voire contradictoires. L’autisme infantile demeure, en tout état de cause, un domaine qui charrie des flots de souffrance, et ceci tout simplement parce que vivre avec un enfant autiste représente, en soi, une expérience intense et forcément douloureuse. D’une certaine manière, nos déchirements entre professionnels constituent simultanément une défense contre la souffrance induite par la pathologie autistique et un reflet du processus d’attaque contre la pensée que cette pathologie comporte toujours en elle-même.
Malheureusement, il s’agit d’une défense coûteuse et qui risque de nous faire perdre beaucoup de temps, qui nous a déjà fait perdre beaucoup de temps. Fort heureusement, à l’heure actuelle, les conflits interprofessionnels se sont, nous semble-t-il, quelque peu atténués et notamment ceux à propos des deux thématiques polémiques classiques en matière d’autisme infantile : étiologie organique ou psychogène d’une part, statut de handicap ou de maladie mentale d’autre part.
Par ailleurs, et nous n’avons qu’à nous en réjouir, nos actions avec les parents apparaissent comme de plus en plus conjointes et concertées même si des oppositions violentes restent, probablement, toujours prêtes à resurgir. Finalement, aujourd’hui, l’autisme infantile précoce continue à nous poser de nombreuses et difficiles questions et ceci, à la fois sur les différents plans nosologique, étiologique, psychopathologique et thérapeutique. Sans aucun souci de classement hiérarchisé, ces questions étant toutes importantes, nous évoquerons donc brièvement les dix points de réflexion suivants :
1 – L’autisme infantile : maladie ou handicap ?
Nous ne reviendrons pas longuement sur cette discussion qui a beaucoup agité les esprits il y a quelques années. Rappelons seulement que les mots ne sont pas innocents draînant toujours derrière eux des « pénombres d’association » (W.R. Bion). Bien entendu, personne ne conteste que l’autisme infantile constitue un handicap existentiel. Qui pourrait prétendre qu’il y a un avantage, fût-il sélectif, à être autiste ? Mais, il se trouve qu’en français, tout au moins, le terme de handicap renvoie plus ou moins implicitement à l’idée d’une lésion neurologique et à celle d’une entrave à l’exercice de telle ou telle fonction, entrave qu’il faut d’abord constater avant de pouvoir tenter d’y remédier par des approches rééducatives ou réhabilitatrices, sans but curatif au sens strict mais visant seulement à contourner, à pallier la difficulté par l’acquisition de stratégies compensatrices.
Ceci, à notre sens, ne convient pas à la dynamique de l’autisme infantile précoce qui ne touche pas seulement une fonction délimitée, mais qui envahit au contraire l’ensemble des différents secteurs de la vie psychique (émotionnel, cognitif, social…), qui nécessite qu’on intervienne en amont des difficultés complètement installées et qui réclame une approche multi-dimensionnelle, non seulement rééducative ou pédagogique mais aussi thérapeutique au sens plein du terme. D’où notre préférence, en matière d’autisme infantile, pour le terme de maladie mentale qui couvre mieux ces différents aspects physio-pathologiques, cliniques et thérapeutiques, qui invite explicitement à se situer aussi dans une optique préventive et qui n’empêche en rien de prendre en compte également la dimension de handicap fonctionnel mais alors, dans une perspective globale et non pas focalisée.
2 – Les classifications internationales et la notion de consensus
Les grandes classifications internationales (DSM IV et CIM 10 principalement) présentent, on le sait, des corrélations de signes visant notamment à permettre aux chercheurs de constituer des groupes de patients analogues (ce qui ne veut pas dire homogènes, comme on le croit trop souvent), mais en aucun cas, cette démarche, aussi utile soit-elle, ne permet de définir des maladies ou des affections au sens médical habituel de ces termes. Il ne s’agit en effet que de la prise en compte d’un certain nombre de consensus internationaux qui, à un moment donné de l’histoire des idées et des connaissances, acceptent de regrouper sous une même rubrique un certain nombre de sujets présentant des troubles dont la conjonction constante a pu attirer l’attention et qu’il s’agit alors en quelque sorte de critériser, soit dans leur intensité, soit dans l’exigence qu’on peut avoir quant à leur regroupement (nombre minimum d’items requis). Comme on le voit, cette notion de consensus est extrêmement évolutive avec le temps (d’où d’ailleurs la nécessité d’une révision périodique des dites classifications) et surtout, on ne peut négliger son inaptitude foncière et intrinsèque à délimiter des situations pathologiques dont on puisse se dire, a priori, qu’elles renvoient à une même étiologie ou à une même physio-pathologie.
La Classification Française des Troubles Mentaux de l’Enfant et de l’Adolescent qui vient d’être révisée (R. Mises et Coll.) a sans doute une ambition plus structurale que symptomatique qui la distingue fondamentalement des deux autres classifications évoquées ci-dessus mais d’une part, son utilisation ne s’est pas généralisée sur un plan international et d’autre part, au même titre que les deux autres, en matière d’autisme infantile, elle ne parvient finalement qu’à délimiter des groupes de patients en réalité assez hétérogènes. Nombre de patients fort différents peuvent en effet être apparemment rassemblés si l’on ne retient comme critères de classification que le retrait, les stéréotypies et les troubles du langage par exemple. Au simple vu d’une telle corrélation sémiologique, parler de syndrome autistique est certainement prudent mais peut en fait s’avérer fallacieux, car nous ne savons même pas si les patients actuellement réunis sous le terme de «Troubles envahissants du Développement» (TED) expriment véritablement une situation clinique comparable.
Rappelons en effet que sous le terme de syndrome, on définit habituellement une situation clinique précise mais susceptible de se mettre en place par le biais de divers processus physio-pathologiques résolument distincts. L’autisme, tel qu’il est défini à l’heure actuelle (TED) n’est pas une situation clinique précise ou, en tout cas, il ne correspond pas encore à une situation clinique suffisamment précisée. La collaboration avec les psychopathologues et les psychanalystes est ici certainement prometteuse car le repérage de mécanismes de défense différents selon les cas pourra, par exemple, nous aider à démembrer progressivement la catégorie «autisme infantile précoce» pour y repérer peu à peu des sous-groupes différenciés sur lesquels la recherche biologique se posera alors en des termes tout à fait nouveaux et sans doute beaucoup plus efficaces. L’exemple de la collaboration biologico-clinique entre G. Haag et S. Tordjman est à ce titre tout à fait exemplaire : la recherche de corrélations biologico-cliniques dans le processus de dégagement de l’autisme infantile, et ceci notamment dans les champs du retrait (sérotonine), de la douleur (endorphines) et de l’agressivité (testostérone) s’étant trouvée profondément aidée par la finesse des descriptions psychopathologiques et métapsychologiques des enfants étudiés. La coopération des neuro-biologistes et des psychanalystes est donc indispensable et ce point mérite absolument d’être souligné. Tout ceci renvoie évidemment au fait que le modèle médical classique ne suffit pas pour rendre compte des troubles mentaux de l’enfant et qu’en revanche, le modèle polyfactoriel sur lequel nous reviendrons, comporte encore beaucoup d’inconnues qu’une pseudo-modernité ne doit pas nous conduire à ignorer.
3 – L’autisme infantile comme déficit, comme défense ou comme ambition homéostasique?
Sans reprendre ici la polémique classique entre les tenants de l’organogénèse exclusive et ceux de la psychogénèse exclusive à propos de l’étiologie de la pathologie autistique, il importe cependant de rappeler que l’autisme infantile peut être conçu soit en termes de déficit de telle ou telle fonction neuro-psychologique (par exemple au niveau du décodage des émotions ou de la théorie de l’esprit), soit en termes de défense (évitement de l’accès à l’intersubjectivité dont la mise en place douloureuse ou impossible chez les enfants autistes donnerait lieu à des angoisses primitives catastrophiques et submergeantes).
Rappelons seulement la réflexion de J. Hochmann à ce sujet sur laquelle nous reviendrons ci- dessous à propos de la plasticité initiale et du concept de « processus autistisant». En tout état de cause, R. Diatkine avait proposé une autre direction de travail qui transcendait quelque peu l’opposition entre déficit ou défense (sans pour autant la résoudre), en supposant que l’autisme était au fond une stratégie existentielle pathétique dont le but n’était autre que de permettre aux sujets concernés (si tant est que le terme de sujet convienne) de vivre tout en faisant l’économie absolue de toute relation d’objet.
Lors d’une expertise collective récente organisée dans le cadre de l’INSERM sur l’état de la santé mentale des enfants en France, la simple évocation de ce point de vue a encore fait véritablement scandale et, avec D. Houzel et Cl. Bursztejn, nous avons tenté de nous faire l’écho de l’aspect dogmatique et réducteur de ce type de refus d’ouverture à des hypothèses autres que strictement quantifiables.
4 – Trouble affectif, cognitif ou troisième voie ?
Une autre opposition classique existe, à l’heure actuelle encore, quant à la nature du trouble primaire. S’agit-il d’un trouble cognitif ou s’agit-il plutôt d’un trouble de nature émotionnelle ou affective ? En réalité, les recherches actuelles enlèvent un peu de sa pertinence à cette question, dans la mesure où des travaux comme ceux qui se développent, par exemple, sur l’alexithymie permettent de conjoindre les deux perspectives en se centrant sur le traitement neuro-psychologique des émotions (expression, décodage…). Mais, plus radicalement, on est peut-être en droit de se demander si un trouble des émotions et un trouble du penser ne pourraient pas être, en fait, les deux facettes d’expression d’un même troisième trouble sous-jacent et encore mal élucidé, voire encore hors de portée.
Des travaux comme ceux de G. Haag sur la question des emboîtements entre éléments «pareils» et «pas-pareils» nous paraissent aujourd’hui aller dans ce sens, et ils viennent, nous semble-t-il, renforcer la portée des convergences entre données cognitives et approches psychanalytiques en matière d’autisme infantile que nous évoquions plus haut dans notre introduction. De la même manière, le concept de «capacité réflexive» développé par P. Fonagy offre peut-être une piste de travail à la recherche de précurseurs communs précoces à l’identification projective d’une part (registre affectif ou émotionnel) et à la théorie de l’esprit d’autre part (registre cognitif). La référence aux travaux de G. Edelman sur la «conscience secondaire» n’est sans doute pas inutile à rappeler dans ce contexte.
5 – Les mécanismes autistiques et les structures autistiques
C’est toute la question de la prise en compte du « contre-transfert « du clinicien qui se trouve ici posée. On sait en effet que certain enfants peuvent fort bien au cours de leur développement, ou surtout au cours de certaines situations pathologiques diverses (encéphalopathies, comitialité, handicaps sensoriels…) présenter, de manière plus ou moins transitoire, des symptômes de type autistique qui viennent probablement témoigner de leur difficulté à se situer dans leur environnement sensitivo-sensoriel et relationnel. Ces mécanismes de type autistique n’augurent en rien de la mise en place inéluctable d’une structuration autistique authentique, et ils doivent d’ailleurs aussi faire l’objet d’un soutien pédopsychiatrique si cela s’avère nécessaire. Mais ce n’est pas la seule description sémiologique qui peut faire ici la différence car un retrait est un retrait, une stéréotypie est une stéréotypie et une angoisse du changement est une angoisse du changement.
Autrement dit, à l’heure actuelle, c’est bien le vécu du praticien qui semble le plus informatif, les enfants qui présentent de simples mécanismes autistiques non structuraux ne nous faisant pas vivre les mêmes ressentis d’exclusion ou de violence explosive que les enfants ayant véritablement structuré une organisation autistique de leur fonctionnement psychique. Les choses demeurent cependant encore très délicates et l’on sait, par exemple, les débats qui ont eu lieu à propos du syndrome de Rett dont on a pu dire qu’il était un autisme acquis, alors même qu’il apparaît bien désormais qu’il ne s’agit, dans ce cadre, que de mécanismes autistiques surajoutés à l’encéphalopathie de base d’origine génétique. Il est clair que nous manquons actuellement d’outils diagnostiques qui permettent de bien différencier ces mécanismes autistiques des structures autistiques primaires, et tout un travail reste donc à faire pour que le contretransfert du praticien puisse efficacement être pris en compte dans nos échelles d’évaluation diagnostique, par exemple.
6 – La période de plasticité initiale
On a longtemps débattu pour savoir s’il y avait lieu ou non de distinguer les autismes primaires des autismes dits secondaires, c’est-à-dire s’extériorisant après une première période normale du développement. La question est difficile car obscurcie de deux manières : d’une part, on peut toujours penser que de petits signes avant-coureurs, trop minimes pour être détectés ou pas encore répertoriés, sont passés inaperçus et font alors courir le risque de parler à tort d’autisme secondaire et d’autre part, il est toujours possible qu’un déni des parents voire des professionnels (des pédiatres notamment) aboutisse à une reconstruction idéalisée d’une histoire précoce pourtant déjà pathologique.
Les travaux de l’équipe italienne de P. Pfanner (Pise) animée par F. Muratori et S. Maestro viennent aujourd’hui donner un étayage expérimental au concept de « processus autistisant» proposé, comme nous l’avons dit, par J. Hochmann. Sous ce terme de processus autistisant, J. Hochmann voulait indiquer qu’il existe très probablement, avant l’enkystement autistique, une première période au cours de laquelle les choses sont encore très plastiques et non fixées, et ceci quelle que soit l’étiologie incriminée (génétique, cognitive, relationnelle ou mixte). Tout se passe alors comme si les premiers dysfonctionnements interactifs de l’enfant ou de l’adulte venaient perturber l’adéquation des réponses interactives de l’autre avec, très vite, un cercle vicieux à vocation auto-aggravante majeure.
On voit donc que dans ce modèle qui fait de l’autisme infantile une véritable maladie de l’interaction, peu importe au fond de savoir si le trouble princeps se situe plutôt du côté de l’enfant ou plutôt du côté de l’adulte. Seul compte, en réalité, le fait que c’est toute la spirale interactive qui se trouve alors rapidement gauchie et en souffrance, et seule compte aussi la rapidité de l’intervention thérapeutique car il est sans doute beaucoup plus facile de pouvoir enrayer le processus, en amont de la cristallisation des troubles, pendant cette période de plasticité initiale, que de les faire régresser après que les difficultés se soient figées. En tout état de cause, les travaux de Pise illustrent concrètement cette hypothèse puisqu’à partir de films familiaux, F. Muratori et S. Maestro ont pu montrer que les enfants qui sont appelés à devenir autistes ont en fait des capacités qui se mettent en place dans les trois grands domaines de la communication, de la socialisation et de la proto-symbolisation, contrairement à ce que l’on aurait pu penser jusque-là. Cependant, et à la différence de ce qui se passe pour les enfants sains, pendant les dix-huit premiers mois de la vie, ces aptitudes se mettent en place non pas de manière progressive, homogène et linéaire mais au contraire «en dents de scie» ascendantes jusqu’au moment du décrochage et de l’extériorisation alors plus ou moins brutale de la pathologie, un peu comme si un certain équilibre venait se rompre par épuisement.
Ces données sont extrêmement importantes et intéressantes, et ceci pour trois raisons au moins. Tout d’abord, cela montre que chez le bébé le risque autistique ne peut jamais s’affirmer à l’issue d’une seule rencontre qui peut être trompeuse et parce que l’attention doit être portée sur la variabilité des compétences. Par ailleurs, ces résultats relativisent énormément la distinction finalement peut-être un peu fallacieuse entre autisme primaire et autisme secondaire, au profit des notions d’autisme progressif et régressif tout à fait congruentes avec le concept de «processus autistisant». Enfin, ceci ouvre une voie à la prévention dont on sait qu’elle est toujours, mais dans ce domaine de l’autisme tout particulièrement, beaucoup plus légitime et éthique que la prédiction aux effets secondaires parfois catastrophiques.
7 – La vision polyfactorielle actuelle
Elle imprègne, bien évidemment, tous les propos qui précèdent. Nombre d’auteurs s’accordent actuellement pour penser que le seul modèle plausible de l’étiologie de la pathologie autistique est un modèle polyfactoriel qui nous impose d’ailleurs une prise en charge multidimensionnelle intégrée de celle-ci. Dans cette perspective, le fonctionnement autistique serait alors une sorte de «voie finale commune» de toute une série de configurations étiopathogéniques au sein desquelles les facteurs endogènes et les facteurs exogènes seraient toujours présents mais en proportion variable selon chaque enfant. Mais ce qu’il importe de bien préciser, c’est le double niveau de la dimension polyfactorielle que l’on peut invoquer aussi bien pour les facteurs primaires de vulnérabilité qui sont toujours multiples (exogènes et endogènes) que pour les facteurs secondaires de fixation et de maintien parmi lesquels les effets d’après-coup sont essentiels, soit les significations que peuvent revêtir secondairement, pour tels ou tels parents, les premiers dysfonctionnements interactifs de leur enfant. Ceci étant dit en rappelant que les facteurs primaires ne sont que des facteurs de risque alors que les facteurs secondaires sont des facteurs de figement d’une psycho-pathologie d’abord en partie réversible (B. Golse). Le maintien par l’enfant comme défense de type autistique de certains réflexes archaïques normaux chez le bébé, tels que la continuité entre le grasping réflexe et l’identité adhésive pathologique (P. Delion), peut en être un bon exemple.
8 – Le concept de « spectre autistique »
Annoncé dès 1977 par l’étude de S. Folstein et M. Rutter sur l’étude de paires de jumeaux autistes et de leurs apparentés, ce concept de «spectre autistique» a pris aujourd’hui de plus en plus d’ampleur. Il semble bien en effet que l’autisme infantile ne soit que l’expression la plus intense et la plus complète de toute une série de troubles plus ou moins partiels et dont la conjonction, heureusement rare (même si la prévalence de l’autisme varie encore beaucoup d’une étude à l’autre en fonction des critères diagnostiques retenus), donne lieu au tableau autistique typique. Parmi ces troubles partiels, souvent représentés chez les apparentés des enfants autistes, on insiste notamment sur les troubles d’apprentissage du langage écrit, sur l’alexithymie (trouble du décodage des émotions) et sur certains troubles de la communication au sens large du terme (pas seulement verbale).
C’est dire tout l’intérêt de ce que l’on appelle désormais la recherche des endophénotypes au niveau des trios (parents et enfant), mais aussi au niveau de la fratrie et de tous les apparentés proches car, si la fréquence de l’autisme chute considérablement parmi les apparentés de premier degré (ce qui plaide d’ailleurs en faveur d’une génétique complexe impliquant de nombreux gènes), en revanche les troubles du spectre autistique semblent relativement fréquents parmi les collatéraux des enfants autistes. Cette notion de spectre autistique s’avère donc féconde tant d’un point de vue génétique que d’un point de vue nosologique.
9 – Au cours des dernières années, il a été beaucoup question du rôle des dépressions maternelles périnatales dans l’étio-pathogénie de certains tableaux autistiques (P. Ferrari et coll.)
Les auteurs anglo-saxons ont d’abord fermement récusé cette hypothèse d’une part parce qu’en insistant sur la dimension «maladie de l’interaction», on ne va guère dans le sens d’une vision de l’autisme, qui est souvent la leur, en tant que pathologie neuro-développementale, et d’autre part parce qu’il est vrai que dans les antécédents des mères d’enfants autistes, on ne trouve qu’assez rarement des épisodes dépressifs majeurs, au sens du DSM IV. En réalité, quand on entre dans le détail de chaque histoire clinique, et surtout quand les enfants ont fait suffisamment de progrès pour que les parents puissent reprendre le récit de leur histoire commune avec moins de culpabilité, on s’aperçoit qu’un certain nombre de mères ont effectivement vécu des épisodes dépressifs en période périnatale, mais des épisodes le plus souvent atypiques et de tonalité essentiellement narcissique, d’où leur prise en compte difficile, effectivement, par les classifications internationales.
Il y a quelques années, à Lyon lors d’un congrès organisé sur l’autisme par J. Hochmann, nous avions eu l’occasion, avec Serge Lebovici, d’interviewer Donald Cohen, décédé récemment, et il semblait alors accorder une certaine attention à ces fonctionnements maternels dépressifs subtils dans l’organisation d’une plate-forme de vulnérabilité, propre aux enfants à risque, dans le courant de la première année de la vie. Quoi qu’il en soit, il ne s’agit en rien de considérer les mères comme responsables de la pathologie autistique de leur enfant, attitude irrecevable et dont on sait les dégâts qu’elle a causés, en France. Si une dépression maternelle périnatale peut être impliquée dans l’organisation d’une pathologie autistique, ce ne peut être qu’au titre d’un des multiples facteurs entrant dans la composition du modèle polyfactoriel évoqué ci-dessus. Mais surtout, il importe de considérer qu’un enfant à risque autistique peut fort bien – par ses premiers dysfonctionnements interactifs – s’avérer extrêmement déprimant pour les adultes qui prennent soin de lui et activer alors chez eux un profond fantasme de disqualification.
On a donc ici une boucle interactive à haut risque au sein de laquelle la dépression maternelle (voire parentale) peut revêtir le double statut de cause partielle et de conséquence d’une situation dynamique au sein de laquelle facteurs primaires et facteurs secondaires se montrent très rapidement assez indémêlables. Dans tous les cas, la prévention et/ou le soin de cette dépression maternelle périnatale semble un aspect à prendre en considération dans la prévention de la pathologie autistique.
10 – Sur le plan thérapeutique, enfin, il importe de respecter au maximum les trajectoires des familles
En France, à la suite des décrets pris par Madame le Ministre Simone Veil en 1996, la décision a été prise de doter progressivement chaque région d’un «Centre Ressources Autisme» chargé de promouvoir l’information et la formation en matière de dépistage précoce, d’évaluation diagnostique, de prise en charge et de recherches dans ce domaine éminemment trans-disciplinaire de la psychopathologie infantojuvénile. Ces centres ne devraient-ils d’ailleurs pas être accessibles aux enfants, aux adolescents et à leurs parents, plutôt par le biais d’une demande conjointe de la famille et de l’équipe soignante qui a déjà en charge l’enfant, que par les seuls parents, comme c’est trop souvent encore le cas actuellement ? Sur le plan des soins, ces décrets insistaient à juste titre sur le nécessaire entre les options pédagogiques, rééducatives et thérapeutiques au sens du soin psychiatrique.
La prise en charge des bébés, des enfants, des adolescents et des adultes autistes est en effet, hélas, une prise en charge à long terme et nous devons admettre que les parents et les familles, à tel ou tel moment de ce trajet douloureux, se trouvent amenés à privilégier telle ou telle approche, ayant par ailleurs sans cesse besoin d’être aussi bien informés que possible des avancées des recherches sur la pathologie autistique. Ceci est leur droit absolu et nous avons à en être les garants même si, aujourd’hui encore, les ressources s’avèrent de fait extrêmement inégales d’une région à l’autre du territoire. Ceci étant posé, il n’en demeure pas moins que certains problèmes émergent de manière insistante et encore difficile parmi lesquels nous ne ferons que citer ici les plus ardus :
– Y a-t-il une prévention possible en amont de l’enkystement autistique et quels sont les dispositifs de dépistage et d’intervention précoces les plus adéquats ?
– Quels sont les enfants qui peuvent bénéficier efficacement d’une prise en charge ambulatoire et quels sont ceux qui, au contraire, réclament véritablement une prise en charge institutionnelle ? et dans ce cas, comment se doter des moyens pertinents pour une véritable réflexion dans et sur les institutions en question ?
– Comment répondre au manque criant de structures type «Hôpital de jour» ou «Centre de jour» et quand elles existent, comment en garantir un fonctionnement accueillant et vivant ?
– Comment penser le passage dans de bonnes conditions des enfants et adolescents autistes pris en charge par les secteurs de psychiatrie infanto-juvénile vers les services de psychiatrie d’adultes, et ainsi assurer efficacement l’aide aux adolescents et aux adultes autistes et à leurs familles ?
– Comment former des pédagogues, des rééducateurs et des psychothérapeutes réellement compétents dans ce domaine si spécifique pour qu’ils puissent ensemble répondre dans la continuité aux besoins complémentaires des autistes ?
– Comment résoudre authentiquement la question de l’intégration scolaire à laquelle, actuellement, les CLISS (Classes d’Intégration Scolaire Spécialisées) ne répondent que de manière encore si partielle, si insuffisante et parfois si illusoire ?
– Comment inventer les moyens de tenir en éveil l’intérêt de tous ceux qui s’occupent des enfants, adolescents et adultes autistes, pour que leur destin ne s’enlise pas dans une sédimentation de type asilaire ?
Comme on l’imagine aisément, cette liste est loin d’être exhaustive, et nous voulions seulement pointer ici une série de problèmes difficiles auxquels nous devons continuer à nous atteler avec la plus grande énergie.
Conclusion
Telles sont les principales pistes de réflexion que nous souhaitions indiquer. Bien entendu, de nombreux autres points auraient pu être également évoqués comme celui des îlots autistiques dont la sémiologie fine demeure encore à faire et qui pose la question de la place du fonctionnement autistique en secteur, chez des sujets normaux névrotiques ou psychosomatiques. Nous avons également laissé de côté le problème du syndrome d’Asperger qui pose d’intéressantes questions de classification nosologique par rapport à certaines dysharmonies évolutives de type pré-psychotique par exemple. De même, n’avons-nous pas abordé la question des surdons focalisés de certains enfants autistes et dont les mécanismes intimes nous sont encore tout à fait inconnus, ni la question de la variation au cours de la journée de la vigilance des enfants autistes, question apparemment toute simple cliniquement, et pourtant si complexe du point de vue de ses assises physio-pathologiques. On le voit, la liste des problématiques est infinie et l’autisme est un monde en soi.
Sans doute vaudrait-il mieux d’ailleurs, désormais, parler d’autismes au pluriel plutôt que d’autisme au singulier, en raison d’une hétérogénéité foncière de cette pathologie, hétérogénéité dont l’idée est maintenant de plus en plus acquise et dont témoigne l’énorme variation des taux de prévalence selon les différentes études internationales (avec une augmentation apparente depuis 1986, date de mise en application du DSM III).
Parallèlement aux avancées impressionantes des neurosciences, il nous semble en tout cas qu’il y a grand intérêt, aujourd’hui, à maintenir vivant l’axe psycho-pathologique de nos réflexions et à ne pas disqualifier le rôle de l’histoire inter-personnelle des enfants autistes si l’on veut éviter de les chosifier dans des programmes de recherche ou de prise en charge qui feraient finalement fi de leur fondamentale dimension d’humanité en dépit de leurs différences qui les font tant souffrir.