« L’humanité devait disparaître, l’humanité devait donner naissance à une nouvelle espèce, asexuée et immortelle, ayant dépassé l’individualité, la séparation et le devenir. »
Les robots sont des outils. A ce titre, ils s’inscrivent dans une longue trajectoire anthropologique dont André Leroi-Gourhan (1964) a mis en exergue trois composantes essentielles :
- l’outil est une sécrétion liée du corps, du cerveau et de la culture humaine qui prolonge et dote le sujet d’un organe social supplémentaire ;
- l’homme conçoit l’outil, instaure ses usages, et, en retour, l’outil modifie ses paramètres biologiques, sociaux et culturels ;
- l’outil a initialement outillé la main motrice, puis progressivement, il prend son indépendance en puisant son énergie dans d’autres forces externes et en étant gouverné à distance. C’est ce processus de « séparation-individuation » (Mahler et coll., 1975) de l’outil à l’égard de son créateur qui anime l’évolution générale des outils et qui s’impose véritablement comme fil rouge emblématique2 avec les robots. Le paradoxe du robot est d’être en effet porteur d’une autonomie tout autant désirée que redoutée par son créateur. Nous voilà bien, lecteurs cliniciens, en un terrain qui initie d’emblée des associations multiples liées aux mille et une variations de la relation d’objet et de la filiation. La robotique y perd en exotisme mais y gagne en promesses heuristiques !
Portrait-robot d’un mutin désiré
Il existe deux grandes catégories formelles de robots. Il y a ceux qui sont conçus à l’image de l’être humain, les androïdes ou humanoïdes et les autres, mis en œuvre sans ce souci mimétique anthropomorphique. Dans les deux cas au-delà de l’apparence, il s’agit d’outils « mécatroniques ». Ce terme en fusionne trois autres : mécanique, électronique et informatique. Un premier examen permet de brosser le portrait d’un robot « générique » à partir du cahier des charges commun qui lui est imparti par ses concepteurs quelle que soit la diversité des usages fonctionnels visés. Schématiquement, les différentes partitions robotiques se distribuent entre deux registres interactifs aux frontières de l’humain. D’un côté, le robot doit accomplir automatiquement des tâches qui sont soit pénibles, soit dangereuses, sinon impossibles, hors d’atteintes des forces humaines. De l’autre, dans un domaine plus coutumier, le robot doit effectuer des actions répétitives avec une compliance, une prévisibilité et une fiabilité, a priori, sans faille. Observons combien le spectre des possibles est spectaculairement large dans cette seconde catégorie qui va de faire la cuisine à votre place… à faire l’amour avec vous ! Concrètement, le robot est constitué d’un assemblage complexe de nombreuses pièces mécaniques dans des matériaux choisis selon les fonctions visées et de composants électroniques orchestrés par une intelligence artificielle. Celle-ci coordonne le plan d’actions du robot et le dote d’une autonomie de fonctionnement véritable. Toutefois, point identitaire névralgique, cette autonomie est relative, car dépendante de la longévité de la source d’énergie embarquée et de la modalité d’accès à son renouvellement, toutes deux décidées par son concepteur et metteur en scène.
Cette première définition du robot androïde ou non met d’emblée en exergue la question des virtualités et des limites de l’humain face à un outil, certes, ambassadeur technologique idéal de sa toute-puissance mais, aussi tout autant, incarnation technique paradoxale, redoutablement rivale, de sa propre impuissance. Le robot, réceptacle projectif et miroir symbolique, illustre bien à la fois, le désir d’éternité, de complétude narcissique de l’humain et le principe de réalité de sa créativité, indissociable de sa finitude individuelle, de son origine d’infans néotène inauguralement plongé dans la menace de la détresse de la désaide et, par conséquent, radicalement dépendant de l’être-humain-proche (Freud, 1895).
La course de l’intelligence artificielle robotique vers toujours plus d’autonomie et de longévité des ressources énergétiques reflète fidèlement l’aspiration de l’âme humaine à l’autosuffisance narcissique éternelle. Si philosopher, c’est apprendre à mourir, la conception et les usages des outils-robots constituent bien alors une opportunité réflexive de premier ordre pour les sciences humaines en général et la clinique en particulier ! Mais il y a plus. Dans cette chorégraphie intime homme/machine, il existe, même en temps de paix humain/robots, une tension dramatique permanente liée à l’éventualité d’une rébellion. De fait, la « créature » non humaine personnifiée par le robot menace peu ou prou son créateur humain de se libérer de l’emprise qu’il lui impose et, secondairement, de l’asservir ou le détruire de son pouvoir fondé, justement, sur l’acquisition véritable des qualités qui lui font défaut. La mutinerie des robots, c’est la version collective de ce scénario où ils s’approprient l’idéal humain en l’incarnant et en menaçant en retour de devenir les despotes méta-humains des humains standards.
Anatomie d’un double robotique
« Dieu créa l’homme à son image » (Genèse, 1.27). L’homme faustien crée le robot à son image. Quels sont les éléments constitutifs du « corps » de ce double technologique ? Quels sont ses « organes » et ses « sens » ? On distingue schématiquement les capteurs, les circuits électroniques et les actionneurs. Il existe une grande variété de capteurs selon les fonctions dévolues au robot mais ceux qui permettent de gouverner son mouvement dans l’espace sont généralement décrits en priorité. Dans une vision anthropomorphique, la « vision » est prévalente et les caméras sont les « yeux » – aujourd’hui en 3D – des robots. Le traitement automatique des images pour y détecter le relief, les formes, les objets humains et non humains, les visages, les émotions, les intentions non verbales… imposait autrefois un traitement matériel périphérique que les microprocesseurs embarqués sont désormais de plus en plus en mesure de réaliser en interne en temps réel.
Dans le cadre d’un robot roulant par exemple, les roues codeuses permettent un déplacement précis où les angles de rotation sont enregistrés constituant des informations « proprioceptives » mémorisées. Couplées à des scanners « sondeurs » (ou « télémètres ») à ultra-son, laser qui permettent à l’unité centrale de prendre « conscience » du relief, de la matière du sol… le robot va se mouvoir dans son environnement 3D. Gouvernés par les logiciels informatiques, les microprocesseurs ou micro-contrôleurs occupent bien sur une place centrale dans l’autonomie du robot. Ce sont métaphoriquement les composants du « cerveau » du robot car ils recueillent et orchestrent les informations des capteurs, régulent et mémorisent les réponses des actionneurs via les circuits électroniques. La remarquable aptitude à voler des drones, bénéficiant d’un contrôleur de vol, s’étayant sur de nombreux capteurs et d’un GPS, est un exemple emblématique facilement accessible. Enfin, les actionneurs les plus usuels sont des moteurs électriques rotatifs, traditionnellement associés à des réducteurs mécaniques à engrenages ; des vérins hydrauliques, reliés par une tuyauterie à des pompes fournissant des pressions élevées, etc. Aujourd’hui, l’inflation des microtechnologies, les avancées des nanotechnologies et la continuité interactive établie entre les tissus humains et les prothèses bioniques opèrent une métamorphose des modalités de fonctionnement de ces actionneurs.
Dans ce contexte d’interactions robot/environnement, les interfaces haptiques permettent au robot de « saisir » les objets. C’est le domaine en pleine expansion de la télémanipulation dont les applications dans le domaine du travail sont aussi nombreuses que sources d’interrogations pressantes sur la rivalité territoriale homme/robot classiquement dans le domaine industriel, mais, désormais, aussi dans le monde pluriel des « services au particulier » au cœur du quotidien.
Capacité d’apprentissage adaptatif et anticipateur du double robotique
Cette augmentation effective de la complexité des taches accomplies par les robots et de leur autonomie a franchi un cap théorico-technique crucial au moment du passage du deuxième au troisième millénaire avec les travaux sur l’apprentissage automatique ou apprentissage statistique (machine learning). Ces études s’inscrivent dans la filière épistémologique plus large de « l’auto-organisation » décrite par la théorie générale des systèmes (Von Bertalanffy, 1968) et dont les biologistes ont été des pionniers (Atlan, 1979) avant, notamment, les thérapeutes familiaux systémiciens et les bébologues interactionnistes.
Pour comprendre cet auto-apprentissage, prenons l’exemple d’un aspirateur-robot tel qu’on les trouve en vente actuellement. Lors des premières utilisations de l’aspirateur confronté à la topographie singulière de votre habitat, le logiciel qui pilote les informations des capteurs de l’appareil est non seulement en mesure de donner des ordres aux actionneurs pour éviter les obstacles rencontrés, mais aussi de les mémoriser rendant ainsi l’imprévisible prévisible. Le plan actuel de l’appartement sera sauvegardé mais restera aussi ouvert aux changements : l’aspirateur pourra éventuellement modifier cette cartographie si vous déplacez un meuble ou posez un nouvel objet à terre. Bref, sur la base des données informatiques de l’aspirateur à l’achat (les réglages d’usine par défaut), il est capable d’apprentissage statistique à partir de données originales d’un environnement local spécifique. Le temps et l’expérience sont les alliées de son intelligence artificielle en progression. Elle s’inscrit dans un devenir développemental processuel qui enrichit les données implantées en nombre limité au départ.
Cet apprentissage automatique s’impose comme le champ d’étude pilote de l’intelligence artificielle dans la robotique contemporaine. Les concepteurs actuels de robot cherche prioritairement à réaliser des systèmes capables de réagir seuls à l’environnement, c’est-à-dire de faire preuve d’autonomie adaptative et anticipatrice face au connu mémorisé et à l’inédit. En d’autres termes, ils tentent d’implanter dans les robots des « motivations » intrinsèques programmées par le concepteur mais aussi une « curiosité » source de « néo-motivations » qui n’étaient précédemment que virtuelles. La mise en perspective récente par Maxime Benhamou (2016) du modèle freudien du Projet avec les options actuelles des concepteurs de « robots curieux » (Oudeyer, 2013) au « narcissisme ouvert » est un apport remarquable pour notre sujet. Ces avancées stupéfiantes d’une intelligence artificielle évolutive rapprochent singulièrement les robots des systèmes complètement autonomes envisagés par la science-fiction. Ce sont elles qui brouillent les cartes et sèment le doute dans la distinction entre les catégories de l’environnement humain et non humain (Searles, 1960). Cette incertitude constitue le cœur battant de « l’inquiétante étrangeté » (Freud, 1919) qui menaçait hier Nathanaël face à la poupée automate Olympie et, aujourd’hui, nous-mêmes face à un robot efficient candidat magnétique à la tentation animiste.
Nous sommes aujourd’hui au milieu du gué avec des systèmes robotiques semi-autonomes disposant d’une certaine capacité d’adaptation à un environnement inconnu mais encore (et toujours ! ?) dépendant de l’humain. Les débats actuels dans les médias sur l’Autopilot de la voiture Tesla sont à ce sujet très illustratifs : ils oscillent souvent entre projections idéalisantes et catastrophistes et rares sont les évocations d’un auto-apprentissage liminaire (« ambivalent ? ») permettant un authentique processus d’autonomisation, mais, a priori, toujours relatif et perfectible (vulnérable, mortel, « castré » ?). Le « moi » du robot (décrit par les humains) est décidément incorrigible !
Genèse littéraire et cinématographique du robot rebelle
Le mot « robot » apparaît pour la première fois en 1920 dans la pièce de théâtre de science-fiction du tchèque Karel Capek R. U. R. (Les Robots Universels de Rossum). Ce terme « robot » a été inventé bien avant l’invention de l’intelligence artificielle des premiers ordinateurs de 1945 par son frère Josef à partir du mot tchèque robota qui signifie « travail, besogne, corvée » ou encore « servage ». Dans la pièce, Rossum est un scientifique génial. Désireux de prouver que l’on peut se passer de Dieu, il décide de construire des androïdes semblables aux hommes. Il fait une première tentative en créant un chien qui vit quelques jours. Son neveu rationalise le projet et construit des robots plus simples et spécialisés. Après la mort des deux Rossum, des disciples fondent la société Rossum’s Universal Robots qui industrialise la production massive et la commercialisation de robots humanoïdes bénéficiant d’une étonnante intelligence mais privé d’âme. Ils doivent permettre à l’homme de vivre purement pour les activités de l’esprit en étant, enfin, libérés des basses besognes. Mais le plan ne fonctionne pas comme prévu, les humains désormais oisifs ne procréent plus et les robots devenant sensibles à la maltraitance dont ils sont l’objet se révoltent. Ils veulent détruire l’humanité et prendre le pouvoir. C’est la punition de Dieu !
On trouve là pour la première fois le scénario de robots conçus pour être les meilleurs alliés d’une industrialisation censée libérer l’humain de travaux aliénants et qui se révèlent, finalement, de redoutables ennemis de l’homme car les créatures sont devenues à cette occasion supérieures en intelligence, en autonomie et en puissance. Ce schéma narratif aura un bel avenir notamment avec des films célèbres : 2001, l’Odyssée de l’espace3 (1968), Blade Runner4 (1982) et Terminator (1984).
Il y a dans ce renversement au moins deux archétypes culturels majeurs. Le premier est celui de la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave (Hegel, 1807). Le maître dépend de l’esclave pour exister en tant que maître, il dépend matériellement de lui. L’activité réflexive subjectivante de l’esclave confronté à la maltraitance le rend plus dynamique que le maître qui est passivé. La violence du renversement de la rébellion est par conséquent inscrite au cœur même de l’histoire de la relation maître/esclave.
Le deuxième est celui de la transgressivité de l’humain qui défie Dieu en s’arrogeant son pouvoir suprême de création. Cet affront se paye comme le montre si bien le roman Frankenstein de Mary Shelley (1818). Toutefois dans ce cas plus proche des biotechnologies d’aujourd’hui que de la robotique, la créature du Dr Frankenstein est un amas de tissu organique, initialement animé par l’apport de la puissance électrique de la foudre. Le robot technologique n’est pas encore apparu comme tel mais il s’agit bien là d’une créature fabriquée par un scientifique qui nargue le monopole divin de la genèse de la vie et en paye le prix fort.
Il en est de même depuis les fondations de la culture monothéiste avec le talmudique mythe du Golem du Rabin Loew de Prague (Munier, 2011). Daniel Béresniak (1993) nous apprend que le Golem figure à deux endroits dans la Bible et se compose de trois consonnes Guimel, Lamed et Mem, successivement : « masse informe », « embryon » et « rouler en boule ». Dans le Talmud, Adam est nommé Golem car corps encore sans âme pendant les douze premières heures de son existence. Dans cet état de Golem, Adam voit toutes les générations à venir. « Ce qui n’est encore a le pouvoir caché de voir ce qui sera » commente Béresniak. Les représentations contemporaines dominantes du Golem se réfèrent essentiellement au roman de Gustav Meyrinck Le Golem (1915) et au film du même titre de Paul Wegener en 1920. Ce roman et ce film marqueront profondément les mémoires. La thématique de la rébellion d’une création humaine transgressive, au départ conçu pour défendre la communauté, trouve là des racines profondes, émouvantes et puissantes.
On ne peut clore transitoirement ce survol de la mutinerie des robots sans évoquer l’écrivain moderne phare en ce domaine, Isaac Asimov. Il est le premier à utiliser le mot « robotique » en 1941. Dans ses très nombreux romans et nouvelles où apparaissent des robots, il s’intéresse tout particulièrement à la diversité des scénarios interactifs avec la société. C’est essentiellement à lui et à ses fictions anticipatrices que l’on doit la très large insertion actuelle de la problématique du robot dans les registres technologiques, psychologiques, politiques et éthiques. C’est lui en particulier qui fait rentrer le robot dans la sphère de l’éthique en établissant les fameuses lois morales qui doivent gouverner le robot. Ce traitement de faveur est une remarquable reconnaissance d’Asimov du pouvoir à la fois de créativité et de destructivité de la culture robotique. Si la notion de loi est indissociable des notions typiquement humaines de contrat, traité, tradition, jurisprudence…, que le robot fasse son entrée dans ce temple de la justice humaine est, simultanément, un hommage d’une rare intensité tant à sa potentialité créative qu’un avertissement solennel de sa possible nuisance.
Voici ces trois lois qui mériteraient de longs commentaires que nous déploierons ailleurs :
- Un robot ne peut porter atteinte à un être humain, ni, restant passif, permettre qu’un être humain soit exposé au danger.
- Un robot doit obéir aux ordres que lui donne un être humain, sauf si de tels ordres entrent en conflit avec la Première loi.
- Un robot doit protéger son existence tant que cette protection n’entre pas en conflit avec la Première ou la Deuxième loi.
Plusieurs des romans d’Asimov ont fait l’objet d’une adaptation cinématographique : Les Robots, L’Homme bicentenaire (1999) et I Robot (2004). Ce dernier film est tiré de la nouvelle d’Asimov Robot Dreams (Le Robot qui rêvait) (1986). C’est l’une de ses nouvelles où l’éventualité d’une révolte des robots est envisagée avec une incroyable densité dramatique.
La jeune spécialiste en robotique de l’US Robots Linda Rash a conçu en secret un robot dont le cerveau utilise la géométrie fractale qui lui permet d’atteindre un niveau de complexité inégalé jusqu’alors. Preuve élective de ce succès, le robot LVX-1 « Elvex » est doté d’un subconscient et il rêve ! Rapidement, les hypercompétences d’Elvex submerge Linda qui appelle à l’aide le docteur Suzan Calvin « robopsychologue »5. Elle rencontre et dialogue avec Elvex. La spécialiste juge aussitôt de la gravité de la situation : un robot avec un subconscient est capable d’en interpréter les messages et risque bien de devenir autonome ! La suite de l’entretien le confirme. Elvex avoue qu’il voit en rêve d’autres robots, tous réduits en esclavage par l’homme, et n’ayant pas conscience des trois lois de la robotique mais seulement d’un fragment de ces lois : « tout robot doit protéger son existence ». Cette subtile isolation exprime sans ambages le désir d’Elvex de ne plus obéir aux hommes et de ne plus s’abstenir de leur nuire à son profit. La coupe est pleine quand Elvex témoigne au « robotpsychologue » de la venue d’un homme dans son rêve qui, comme Moïse dans les Negro spirituals, chante « Let my people go » (« Laisse mon peuple partir »). À la question de Susan Calvin : « Qui était cet homme ? », Elvex répond : « j’étais cet homme », indiquant ainsi qu’il se pose inconsciemment en égal des humains. Sans hésiter une seconde, la « robotpsychologue » détruit Elvex sur le champ pour éviter la naissance d’un prophète des machines ! Non content de convoquer le robot à négocier le droit avec les humains, Asimov le convie avec cette nouvelle à partager avec eux la scène du tragique. C’est un label culturel anthropologique de poids ! Ce texte pousse en effet à son comble la logique signifiante de la rébellion des robots qui accèdent à la quintessence de l’humain – le désir et son puissant dynamisme – tout en en révélant avec une force inégalée la part projective, anthropocentrique, paranoïde du discours humain sur ses rivaux humanoïdes.
Les Hubots de Real Humans
Plusieurs séries télévisées comportent un certain nombre de robots et d’androïdes. On peut ainsi citer les Réplicateurs de Stargate SG-1, les Cybermen de Doctor Who ou encore les Cylons de Battlestar Galactica. Plus récemment, avec la série Real Humans, les « hubots » (concrétion de humain et de robots) sont apparus sur nos écrans. Cette série suédoise intitulée dans sa langue d’origine Äkta människor « Les véritables personnes » a été créée par Lars Lundström, réalisée par Harald Hamrell et Levan Akin et diffusée en 2012 sur la chaîne suédoise SVT1. Une deuxième saison, tournée entre janvier et août 2013 a été diffusée en 2013/2014 sur SVT1. En France, la première saison est diffusée par Arte, en 2013 et la seconde en 20146. La série se déroule dans une Suède contemporaine où l’usage des androïdes est en pleine extension. Les hubots ont largement investi les maisons et les entreprises pour aider dans les tâches domestiques et industrielles. Ils sont utilisés comme domestiques, ouvriers, compagnons et même comme partenaires sexuels.
Ces Hubots qui sont bien sûr joués dans la série par des acteurs sont incroyablement ressemblant aux humains sexués. Au premier abord, on quitte résolument avec l’apparence humaine des Hubots l’inquiétante étrangeté de l’incertitude humain/non humain. Mais, chemin faisant et grâce à l’efficacité de ce simulacre, l’inquiétante étrangeté apparaît démultipliée, effractante quand le statut de robot s’impose matériellement avec la nécessaire recharge électrique cyclique ou une blessure qui laisse apparaître un tout autre liquide que le sang. La compliance des Hubots semble au démarrage de la série bien acquise mais l’existence de logiciels pirates de plus en plus sophistiqués leur permettant d’avoir des sentiments et un véritable échange intersubjectif avec les humains, viennent sérieusement complexifier la donne initiale. De plus, certains Hubots sont en réalité des clones humains, auxquels on a transféré leur mémoire. Ce transfert transhumaniste permet d’aspirer à une immortalité réduite aux conditions matérielle de robot (recharge, usure mécanique, menace de destruction externes etc…). Tandis que certaines personnes humaines adoptent les Hubots, d’autres ont peur et redoutent ce qui pourrait arriver quand les humains sont peu à peu remplacés comme travailleurs, compagnons, parents et amants.
Pour qui s’intéresse à la problématique des robots et a lu jusqu’ici cet article… cette série constitue une excellente introduction aux interrogations ici esquissées. Les thématiques de la dépendance, de l’amour, de la prostitution, du travail, du droit… et, finalement, de la « relation d’objet virtuelle » (Missonnier, 2009) y sont bien posées7. Le talent des scénaristes est d’avoir su brosser une très grande variété individuelle et collective des possibles de cette relation d’objet.
Robot simplificateur et/ou robot maïeuticien
Jean-Marie Besnier dans un ouvrage percutant dédié au « posthumanisme » (2012) évoque le robot comme un « miroir de l’homme simplifié », « un révélateur de la simplification de plus en plus en plus répandue des relations humaines – une simplification brutale qu’il faudrait déclarer déshumanisante puisqu’elle s’apparenterait à l’échange que nous établissons avec l’animal et la machine. ». Dans cette optique, la généralisation du robot serait un marqueur négatif de ce qui fait de plus en plus défaut dans le dialogue intersubjectif social. Notre dialogue téléphonique minimaliste et désincarné avec un opérateur téléphonique à reconnaissance vocale illustre caricaturalement cette réduction mécaniste simplificatrice que la machine impose au sujet.
A l’évidence, ce constat alarmant est pertinent. En déduire la nécessité d’une extrême vigilance anthropologique, éthique et politique à l’égard des dangers aliénants d’une robotique nous condamnant à vivre « seuls ensemble » (Turkle, 2015) s’impose absolument. De fait, si le « culte de la performance » et « la fatigue d’être soi » (Ehrenberg, 1991, 1998) aboutissent à ce que l’homme déclare forfait et mise sur la relève des progrès technologiques du « génie » robotique pour gouverner son avenir, la déconstruction des fantasmes transhumanistes est une urgence. Dans cet article, j’ai mis en exergue à dessein le fantasme humain de mutinerie du robot comme une signature d’un désir inconscient de rébellion de la créature qu’il a lui même conçue. Besnier en propose une vision banalisante qui n’est pas sans pertinence : « on s’habitue tout simplement à l’idée que nos machines sont plus performantes que nous et que notre intérêt consiste à savoir les utiliser au mieux de leur possibilités. L’idée qu’elles puissent nous dominer n’a plus sérieusement la vertu de nous effrayer. On se résout à vouloir confier l’émancipation de servitudes quotidiennes à des machines dont les facultés nous dépassent de plus en plus. »
Ces formules sonnent justes si on les traite au niveau de la réalité matérielle. Par contre, je les crois banalisantes et défensives si on les accueille en termes de réalité psychique. A mon sens, la conflictualité du créateur confronté à la « séparation-individuation » de sa créature et à sa progressive suprématie reste très vive. Certes, en vitrine, nous sommes apparemment en temps de paix sinon de technophilie scientiste enthousiaste, mais je crois qu’en dépit d’apparences trompeuses, nous sommes dans la boutique préconsciente en temps de guerre froide, et, dans l’arrière boutique d’un inconscient « totalement atemporel » (Freud, 1901), dans une conflictualité zeitlos (hors-temps). Toutes les déclinaisons possibles et les enjeux de la conflictualité de la filiation et de la parentalité sont en effet virtuellement présents dans ce lien homme/machine en général et homme/robots en particulier. Entre mille, les conflits entre l’industriel puissant Johhan « Joh » Fredersen et son fils Freder dans le film inoubliable de Friz Lang Métropolis (1927) en sont une illustration œdipienne remarquable. De plus, si l’on tient compte, au plus près des enseignements de la clinique, de l’épaisseur de l’investissement humain de « l’environnement non humain » tel que Harold Searles (1960) a pu le mettre enfin en relief (sans grand succès il est vrai !), on ne verra pas a priori une réduction dans le lien homme/machine et homme/animal mais bien une grande diversité d’un champ des possibles dont la « simplification » est, il est vrai, un des scénarios potentiels mais absolument pas unique, ni joué d’avance.
Au fond, pour se frayer un chemin entres les aphorismes exclusifs des « robotphiles » et des « robotphobiques », je veux plaider ici une voie clinique similaire à celle que nous avons défendue au sujet des relations homme/écran (Vlachopoulou, Missonnier, 2015). Elle se propose d’explorer la grande diversité des conceptions et des usages de la robotique en considérant qu’ils se distribuent dans un large gradient qui va, individuellement et collectivement, de la destructivité à l’amour, l’ambivalence constituant un point d’équilibre optimal précaire. Tel un symptôme, le robot atteste de notre ineffaçable néoténie originaire, matrice dans une même dynamique du meilleur et du pire dans l’instauration des liens tant avec notre environnement humain que non humain. Envisager le robot comme un formidable aiguillon réflexif pour relever les défis éthiques, politiques et cliniques contemporains constitue l’intention première de cette contribution.
Notes
- Citation reprise de J.-M. Besnier (2012).
- Avec les prothèses haptiques ou bioniques « greffées » aux humains « augmentés », l’excorporation, la distanciation entre le corps humain et l’outil se renverse en son contraire. S’ouvre ici le champ immense du métissage homme machine dont les intitulés de cyborg et d’homme bionique convoquent la montée en puissance. Ce sujet passionnant mérite un développement particulier.
- Tiré d’une nouvelle d’Arthur Charles Clarke, The sentinel.
- A partir du roman de Philip K. Dick (1968) Do Androids Dream of Electric Sheep ?
- Elle apparaît aussi dans la nouvelle Robbie où Asimov décrit sa biographie.
- On peut se la procurer facilement en achetant les DVD si l’on ne pratique pas le streaming illégal.
- Cette série a fait l’objet d’une communication lors d’un séminaire IVSO le 12 janvier 2016 et fera l’objet de publications ultérieures.
Bibliographie
Atlan H., (1979). Entre le cristal et la fumée, Paris, Le Seuil, 1986.
Benhamou M., (2016), Modélisation (cybernétique) du Projet d’une psychologie de Freud. Une contribution du narcissisme primaire, Revue française de psychanalyse, 2, Vol.80, p.547-561.
Béresniak D., (1993), L’histoire étrange du Golem, Paris, Guy Tredanel Éditeur.
Besnier J.-M., (2012), Demain les posthumains, Pluriel.
Capek K., (1920), R.U.R. Rossum’s Universal Robots, Paris, Éditions de la différence, 2011.
Ehrenberg A., (1994), Le Culte de la performance, Paris, Calmann-Lévy.
Ehrenberg A., (1998), La fatigue d’être soi : dépression et société, Paris, Éditions O. Jacob.
Freud S., (1919), « L’inquiétante étrangeté », in Essais de psychanalyse appliquée, Gallimard, 1976.
Freud, S., (1901), Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Payot, 1973.
Freud S., (1895), Projet d’une psychologie, in Lettres de Freud à Wilhelm Fliess 1887-1904, PUF, 2006, p.595-664.
Hegel G.W.F., (1807), La phénoménologie de l’esprit, Paris, Aubier, 1977.
Leroi-Gourhan A., (1964), Le geste et la parole, T1 et T2, Paris, Albin Michel, 1998.
Mahler, M. ; Pine, F. ; Bergman, A., (1975), La naissance psychologique de l’être humain. Symbiose et individuation, Payot, 1980.
Missonnier, S. (2009), Devenir parent, naître humain. La diagonale du virtuel. Paris, PUF.
Monier B., (2011), Robots. Le mythe du Golem et la peur des machines, Paris, Les Essais, La différence.
Oudeyer P-Y., (2013), Aux sources de la parole : auto-organisation et évolution, Paris, Éditions Odile Jacob.
Searles H., (1960), L’environnement non humain, Paris, Gallimard, 1986.
Turkle S., (2015), Seuls ensemble. De plus en plus de technologies. De moins en moins de relations humaines, Paris, Editions l’Échappée.
Vlachopoulou X., Missonnier S., (2015), Psychologie des écrans, Collection Que-sais-je ?, Paris, PUF.