L’activité psychanalytique… ne se laisse pas manier aussi aisément que des lunettes qu’on chausse pour lire et qu’on enlève pour se promener.
La distinction entre psychanalyse et psychothérapie est récente, y compris dans la psychanalyse. Elle ne s’est développée qu’à partir des psychothérapies relationnelles ou non qui ont pris naissance après guerre et surtout dans les années soixante. Ce phénomène épistémologique est devenu politique par le développement associatif et fédératif des psychothérapeutes en Europe. Enfin, dernière étape, la scientifisation de psychothérapies systémiques et cognito-comportementales, que d’aucuns considèrent comme non rationnelles, ajoute à l’extension indéfinie du terme de psychothérapie, tout en introduisant une nouvelle variante : l’exigibilité d’une évaluation scientifique des psychothérapies. Cette évaluation en termes d’efficacité ajoute une dimension prédictive sur la dangerosité, illustrée par le dernier Rapport Inserm sur “les troubles de conduites”. Ce qui contribue à obscurcir la possibilité de subsumer sous ce terme autant de pratiques hétérogènes.
On peut donc s’interroger légitimement sur ce qui peut paraître paradoxal de la part de Freud : à la fois sa revendication initiale de la psychothérapie, au sens d’une activité psychique sur la psyché elle-même et sur son propre corps, et non pas de l’action du psychothérapeute sur la psyché de l’autre (hypnose, suggestion), et en même temps un certain dépassement de celle-ci dans la psychanalyse, ce qui fait qu’il lui est paru inadéquat et non pertinent d’user du terme de “psychothérapie psychanalytique”. De ses pratiques d’origine (bains, électrothérapie, suggestion, hypnose) Freud neurologue retient que le facteur essentiel de guérison est le “rapport”, qui préfigure le transfert.
Pour Franz Messmer (1734-1815), le rapport (fluide animal, medium entre l’homme et le monde) est aussi bien à l’origine de la maladie que de la guérison. Tout est également dans le rapport pour Auguste Liébault (1823-1904), médecin populaire qui guérissait par suggestion (il guérit Bernheim d’une sciatique). Et pour Bernheim (1840-1919), “tout est dans la suggestion, tout est dans la relation, tout est dans la relation de sujet à sujet”. Tout est dans le rapport, de même que tout est dans “l’attente croyante”, facteur de guérison que Freud explicite en 1890 dans son texte destiné à un livre de médecine populaire, le Traitement psychique, où il va prendre la relève de différentes traditions. Quand Freud parle de “traitement psychique”, il faut l’entendre non comme traitement du psychique mais comme traitement par le psychique. Dans ce texte qui prend en compte ses expériences à la Salpêtrière (avec Charcot) et à Nancy (avec Bernheim), tout en prenant ses distances avec eux, Freud oppose deux stades psychiques de l’attente, laquelle est “susceptible de mettre en branle toute une série de forces psychiques ayant le plus grand effet sur le déclenchement de la guérison des affections organiques” (Traitement psychique, in Résultats, idées, problèmes, PUF, p. 8) : “l’attente anxieuse” qui peut intervenir dans le déclenchement de la maladie et, à l’opposé, “l’attente croyante” qui est la “force agissante sur laquelle nous devons compter dans toutes nos tentatives de traitement et de guérison” (ibid. p. 9). D’ailleurs, Freud insiste plus loin pour montrer que le facteur de guérison réside dans le patient et non point dans le psychothérapeute : “Mais c’est dans le cas de guérisons dites miraculeuses qu’aujourd’hui encore nous voyons se produire sous nos yeux, sans le concours de l’art médical, que l’influence de l’attente croyante est la plus saisissante.” (ibid. p. 9)
Cette expression d’attente croyante n’est donc que la préfiguration du transfert comme appel à l’autre, comme message adressé à l’autre. Et ce, à tel point que cet abandon à l’autre se retrouve dans “l’attitude de l’enfant à l’égard des parents aimés” (ibid. p. 16). Cette première caractéristique du transfert comme attente, comme appel à l’autre, s’accompagne d’une seconde : dans le transfert, l’analysant exigiblement fait appel à un tiers, que Freud dénomme la “tierce personne” dans les Études sur l’hystérie (PUF, p. 245). En d’autres termes, ce qui est visé dans le transfert, c’est de retrouver les fragments de l’histoire du passé, de renouer avec elle. C’est cette dimension inédite qu’introduit Freud avec cette affirmation inaugurale sur l’hystérie : “L’hystérique souffre principalement de réminiscences” (Communication préliminaire de 1892 in Études sur l’hystérie, PUF p. 5). Autrement dit, l’hystérique souffre de son histoire passée et oubliée, souffre d’un certain type de temporalité et d’un passé qui ne passe pas.
Tout est dans le rapport, mais à condition que l’analyste soit cette “tierce personne” de l’histoire du patient. Rien ne se joue au présent, dans le simple actuel de la relation.
Ainsi, la seule règle qui fonde la relation analytique, c’est la règle fondamentale dans sa double acception. Du côté de l’analysant, laisser surgir les pensées, nécessairement en lien avec la relation dans le transfert. Du côté de l’analyste, “il devra se déplacer, osciller (le verbe allemand schwingen est traduit par swing en anglais) d’une position psychique à une autre selon les besoins du patient” (Conseils aux médecins, in La Technique psychanalytique, PUF, p. 85, traduction revue). En déplaçant l’analyste comme figure du passé du patient, la règle fondamentale permet à celui-ci de rééditer son histoire et de la reconstruire, là où des faits et des paroles, inouïs à ce jour, peuvent enfin être convoqués et entendus. A ce titre, la suggestion et l’hypnose représentent la résistance majeure à l’introduction à l’histoire d’un sujet, ce que rend possible, non le transfert, mais la règle fondamentale. Dans la suggestion et l’hypnose, dans la méconnaissance du passé et de l’histoire du patient, tout se passe dans le pur présent de la relation.
Faut-il rappeler que Freud, à l’issue du traitement d’Elisabeth von R. se revendique psychothérapeute, mais en se démarquant des pratiques psychothérapiques qu’il a connues : “Je n’ai pas toujours été psychothérapeute, mais j’ai été formé aux diagnostics locaux et à l’électrodiagnostic comme les autres neuropathologistes et je suis moi-même singulièrement étonné de ce que les histoires de malades que j’écris se lisent comme des nouvelles et qu’elles soient dépourvues pour ainsi dire du caractère sérieux de la scientificité. Je dois me consoler du fait que la nature de l’objet est manifestement responsable de ce résultat et non mon choix personnel ; le diagnostic local et les réactions électriques n’ont aucune valeur pour l’étude de l’hystérie, tandis qu’une présentation approfondie des processus psychiques, à la façon dont elle nous est donnée par les poètes, permet, par l’emploi de quelques rares formules psychologiques, d’obtenir une certaine intelligence du déroulement d’une hystérie. De telles histoires de malades doivent être considérées comme psychiatriques, mais elles ont sur celles-ci un avantage, précisément la relation étroite entre l’histoire de la souffrance et les symptômes de la maladie, relation que nous cherchons en vain dans les biographies d’autres psychoses.” (Études sur l’hystérie, p. 227, traduction revue). Tout en visant ici à relativiser la “scientificité” de la psychanalyse, Freud introduit une opposition fondamentale pour la suite de ses recherches : il opère une distinction entre “l’histoire de malade” qui est analytique, car les symptômes sont rapportés à l’histoire du sujet, à sa souffrance et à son vécu subjectif, et l’histoire de symptômes (ou de maladie) qui relève d’une démarche psychiatrique dans la mesure où le malade n’est que le support de signes dont le psychiatre fait l’inventaire, indépendamment de la souffrance du sujet et de ses processus psychiques. En introduisant le concept de “processus psychiques”, Freud abolit l’opposition jusqu’alors maintenue entre théorie et praxis, et surtout entre analyste et analysant.
Alors que dans la psychothérapie avant Freud, c’était le psychothérapeute qui, par l’hypnose et la suggestion, déplaçait le patient, avec Freud, c’est le psychothérapeute qui est déplacé par la parole du patient, parole qui dans sa dimension performative, impose à l’analyste d’être le représentant d’une figure du passé. Ce qu’on va donc qualifier d’espace analytique, c’est non pas un cadre objectivant mais une double position psychique qui renvoie à un espace d’interlocution de la parole et d’énonciation de l’analysant. Il s’agit d’un espace extraterritorial d’énonciation où il serait totalement illusoire de prétendre à l’objectivation et l’évaluation.