Lors de ce qui devait être notre dernier dîner ensemble, dix jours avant sa mort, Pierre Fédida me disait sa confiance dans ce qu’il avait plus que tout autre contribué à constituer en France : la place de la psychanalyse à l’Université. Ce philosophe, qui évoquait combien les années de préparation de l’agrégation avaient été pour lui un bonheur intellectuel total, aura donné à la psychanalyse et à l’Université le meilleur de lui-même, avec un engagement affectif vif et profond, souvent passionné, aussi bien vis-à-vis de ses collègues, de ses étudiants, que de ses analysants.
Agrégé de philosophie à 28 ans, au sortir de deux années de service militaire effectuées aux services de santé des armées en neurologie et neurophysiologie, il avait dès 21 ans commencé comme maître-auxiliaire dans le secondaire à Lyon. Très tôt, puisqu’il n’a alors que 25 ans, il enseigne la psychologie et la psychopédagogie, d’abord dans des Écoles Normales, puis à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Lyon où il sera nommé assistant en 1962, l’année de son obtention de l’agrégation. Dès cette date, on voit la diversité de ses compétences et de ses champs d’intérêt : d’un côté, la neurobiologie (à la Clinique Universitaire de neuropsychiatrie du Pr J. Guyotat) et de l’autre, la phénoménologie dans ses orientations cliniques, ce qu’il regroupera sous le terme d’une « anthropologie phénoménologique du corps ».
Sa formation clinique débute dès 1957 (il a alors 23 ans), en psychiatrie et en neuropsychiatrie, en particulier au Sanatorium Bellevue de Kreuzlingen, auprès du Pr Ludwig Biswanger et à Münsterlingen chez le Pr Roland Kuhn. Cette imprégnation phénoménologique dans les prises en charge des psychotiques allait donner à la pensée de Pierre Fédida une marque originale qui l’accompagnera tout au long de son oeuvre. Quant à sa formation psychanalytique, elle s’effectuera entièrement (analyse personnelle et cursus de formation) dans le cadre de l’Association Psychanalytique de France, auprès de Georges Favez notamment.
C’est Juliette Favez-Boutonier, sous la direction de laquelle il prépare sa thèse de Doctorat d’état sur Les représentations intérieures du corps (la thèse complémentaire était inscrite sous la direction du Pr Daniel Lagache), qui appela ce clinicien de 32 ans, déjà assistant à la Faculté de Lyon depuis quatre ans, pour qu’il se porte candidat à un poste de maître-assistant de psychologie clinique à la Sorbonne, ce qui l’amenait à renoncer à sa « carrière suisse », mais allait le conduire à entrer dans l’aventure de Mai 68 à l’Université.
A la rentrée de 1967, sous la direction de Juliette Favez-Boutonier, Pierre Fédida participe donc, avec Jacques Gagey et Claude Prévost, à la création d’un certificat de psychologie clinique. Tous furent heureusement surpris du succès considérable de cette innovation qui répondait de fait à une nécessité : former des intervenants dans le domaine de la pathologie psychique, en lien mais sans confusion, avec la psychiatrie et la psychanalyse. Aussi, dès 1968, Juliette Favez-Boutonier demanda la création d’une U.E.R. (Unité d’études et de Recherches) de psychologie clinique et l’obtint, moyennant un amalgame avec un certificat de psychologie sociale (P. Arbousse-Bastide), sous le nom de « Sciences Humaines Cliniques ». Pierre Fédida allait en être l’âme vive, intervenant avec chaleur, initiant de nombreux projets qui, même si beaucoup furent sans suite, n’en étaient pas moins inventifs, jalons posés pour le développement de la suite.
Ces temps étaient passionnés et passionnants : au troisième étage du Centre Censier, annexe de la Sorbonne ; un enseignement nouveau était en train de naître, indéfinissable, dans la chaleur de petits groupes qui tenaient à la fois de la supervision de stages cliniques et de la communication par les enseignants de leur pratique et de leur lecture de l’oeuvre de Freud.
Pierre Fédida était particulièrement créatif, initiant des enseignements sur la « sémiologie du corps » et les « techniques du corps » avec Ginette Michaud notamment, mais aussi adjoignant à l’enseignement théorique des ouvertures sur des pratiques cliniques, comme la relaxation ou la danse-thérapie, ce qui était tout à fait nouveau pour les étudiants. Parallèlement, son enseignement théorique tentait déjà de dégager une problématique des modèles en psychopathologie, ce qu’il allait appeler la « psychopathologie fondamentale ». Son souci était transnosographique, cherchant des mises en rapport critiques des principales approches en psychopathologie, qu’il s’agisse de phénoménologie, biologie, psychanalyse.
Ce travailleur infatigable, cet esprit toujours prêt à anticiper les situations de la « politique universitaire », gérait tout à la fois : l’implication administrative dans l’U.F.R. dont il fut tour à tour directeur, puis l’administrateur pendant six ans (1981-87), président du Conseil Scientifique et de multiples autres fonctions, des créations de secteurs d’enseignement, ses cours magistraux et enfin une oeuvre considérable, aux facettes multiples, comprenant, outre dix à douze articles par an depuis 1962, des ouvrages majeures comme Corps du vide, L’absence, Crise et contre-transfert, Le site de l’étranger.
On a là une image des prolongements du foisonnement intellectuel qui devait dès 1978, se synthétiser dans sa thèse sur travaux, assez éloignée du sujet initial puisqu’elle portait sur « L’absence » (« L’absence : définition d’un concept dans le champ de la théorie psychanalytique ») et sur la théorie du somatique. La soutenance, dont j’ai conservé le souvenir, fut un moment d’échanges intellectuels animés avec les membres du jury : Jacques Gagey, Jean Laplanche, Didier Anzieu, Gilles Deleuze et Jean-François Lyotard.
Avec ce thème de l’absence, Pierre Fédida avait trouvé l’axe vif et paradoxal de sa pensée. Il donnait ainsi au négatif une consistance originale, sans en faire une catégorie abstraite et en la déclinant sous des formes diverses : le vide dépressif, la mélancolie, l’étranger, l’informe… et, plus généralement, ce qui résiste à la présence. L’art de Pierre Fédida tenait à sa capacité de voltiger d’un registre à l’autre, jamais pesant et toujours profond, subtil par la multiplication des angles de vues, faisant appel à sa très grande culture psychanalytique, philosophique, littéraire et artistique. Profondément psychanalyste en cela, c’est ce qui se dérobe, l’étranger intime, l’énigmatique savoir sur soi, qui aura fait l’unité de cette oeuvre étonnante et attirante.
La séduction qui émanait de Pierre Fédida, tout un chacun l’a reconnue à sa manière, mais c’est la diffusion de son enseignement qui l’atteste. Il a impulsé autour de lui de nombreuses recherches sur des thèmes riches et variés, allant de l’autisme au cancer et de la musique à la neurobiologie, multipliant les interfaces entre des champs en apparence fort différents.
Cette ouverture allait le conduire à la création d’un Laboratoire de Recherches (1989), d’un D.E.A de psychopathologie fondamentale (1990) auquel il souhaitait associer de la biologie, perspective qui ne rencontrait pas, loin de là, l’accord de tous ses collègues. Il allait consolider et élargir cette ouverture avec la création, indépendante de l’U.F.R. de Sciences Humaines Cliniques, d’un Centre d’études du Vivant, au sein de l’Université Paris-7 -Denis Diderot, dont il prit la direction jusqu’en 1997 et qui continue d’avoir pour objectif la coordination de recherches en sciences de la vie et de la santé, sciences de l’Homme et de la société. Dans l’Université Paris 7, Pierre Fédida avait eu, en outre, des fonctions de Vice-Président (1987-89). Il avait aussi effectué de nombreux déplacements dans des universités étrangères où il avait tissé des liens solides, notamment avec le Brésil et d’autres pays d’Amérique Latine.
Conscient de son charisme, il était simultanément d’une étonnante disponibilité. Subjuguant les étudiants par un discours atypique, mêlant psychopathologie, philosophie, littérature et psychanalyse, il avait une voix étonnamment consonante avec sa pensée, aux inflexions tantôt douces, tantôt brèves, toujours précise.
Il est rare qu’un intellectuel sache susciter et manifester autant d’affects autour de lui. La présence de Pierre Fédida a compté, et elle restera dans ce mélange complexe d’exigence scientifique, d’ouverture humaine, de confiance dans la diversité, qu’il a laissées à cette U.F.R. de Sciences Humaines Cliniques à laquelle il a tant donné. P.S. : Merci à Mareike Wolf-Fédida, Maurice Dayan, Gisèle Harrus et Anne Akoun, qui m’ont communiqué à propos de Pierre Fédida, plus de souvenirs que ce texte bref n’en pouvait contenir.
PS : merci à Mareike Wolf-Fédida, Maurice Dayan, Gisèle Harrus et Anne Akoun, qui m’ont communiqué à propos de Pierre Fédidia, plus de souvenirs que ce texte bref n’en pouvait contenir.