Petite chronique d’un débat clinique intérieur et associatif
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Petite chronique d’un débat clinique intérieur et associatif

L’expérience clinique est une source vive de transformations. Les racines profondes de notre vocation, nos préjugés, nos fidélités filiales, notre conformisme et nos croyances théoriques, parfois idéologiques, y sont soumis à rude épreuve… et tant mieux ! Dans ce contexte mutatif d’une pensée en mouvement et en guise d’introduction à ce dossier de la revue Carnet Psy dédié à la résidence alternée, j’aimerai témoigner ici de l’évolution de mon point de vue à cet égard grâce à l’engagement dans le groupe de travail que Pierre Delion et moi, co-présidents de la Waimh Francophone, avons initié dans ce cadre. Pour autant, je parle ici en mon nom propre et en aucun cas en tant que porte parole de cette association. C’est une précision importante car, justement, une des composantes que je veux mettre en exergue ici, c’est la tension paradoxale qui s’instaure entre une position clinicienne résolument dédiée à la complexité et la diversité toujours singulière de la réalité psychique et une prise de position politique visant à défendre telle ou telle opinion à un moment donnée, en l’accompagnant d’une stratégie explicite d’influence sociale.

Point de départ

La Waimh Fr est une société savante regroupant des cliniciens de la périnatalité et de la première enfance. Notre motivation première pour réfléchir sur la résidence alternée était d’en envisager la spécificité quand elle est mise en place pour des nourrissons. A l’issue de groupes de travail en mai et en septembre 2012, un communiqué a été rédigé collégialement. A l’occasion de la réunion du bureau de janvier 2013, un débat s’est de nouveau engagé. Certains membres qui avaient participé au groupe de travail revendiquaient avoir évolué depuis la publication du communiqué, d’autres, qui n’avaient pas pu participer au groupe, marquaient des points de désaccord. Face à ce constat et pour revendiquer comme un précieux dynamisme l’élargissement de cette élaboration au sein de la Waimh Fr, Pierre Delion et moi avons décidé d’accompagner le texte du communiqué publié sur Internet de l’avertissement suivant :

« 1) Le premier communiqué publié en octobre est un premier bilan d’étape d’un processus en cours de maturation ;

2) La journée scientifique organisée par la Waimh Fr à Paris le 4 octobre 2013, ses rencontres préparatoires et son bilan après-coup donneront lieu à un approfondissement (…). En tant que présidents de la Waimh Fr, nous nous réjouissons de la montée en puissance de la mobilisation des membres du bureau dans ce débat car elle sera source d’une collégialité accrue et d’un positionnement collectif reflétant mieux la riche diversité de notre groupe.

En effet, l’essentiel pour nous n’est pas d’établir une fois pour toute une illusoire position idéologique figée mais bien de réunir les conditions d’un débat vivant, évolutif, où la singularité clinique de chaque situation familiale et l’apport des recherches scientifiques pertinentes sont mieux pris en compte par les professionnels de notre association dans l’intérêt du bébé et de sa famille. » En d’autres termes, plus personnels, le risque que cette position issue d’un débat collégial clinique se transforme en une déclaration politique figée, non évolutive et polémique, commença à s’imposer à moi et à me préoccuper. Fort heureusement, la discussion s’est poursuivie lors des journées du 8 avril et du 4 octobre 2013 dont le présent dossier en constitue les actes. Au fil de ces deux rencontres, une ligne de séparation, parfois même de clivage, m’est apparue. Schématiquement, on distingue, d’un côté, des « pour » et des « contre » la résidence alternée et, de l’autre, des professionnels qui insistent sur la nécessité d’une approche « sur mesure ». Les premiers plaident leur cause en s’inscrivant dans des stratégies d’influence sociale pragmatiques dont l’objectif avoué est que le politique et, in fine, le législatif soutiennent leurs options cliniques. Les autres, refusant le caractère binaire de la polémique, suivent avant tout leur boussole casuistique et soulignent dans le débat les inévitables tensions paradoxales entre l’exercice clinique et le discours politique, législatif et médiatique.

Au-delà de ces polarités, un consensus chez les spécialistes du bébé émerge nettement. Il repose, d’abord, sur la nécessité d’une distinction et d’une articulation entre l’intérêt des parents et celui de l’enfant en matière de mise en œuvre juridique et de compréhension clinique de la résidence alternée. Il se réfère, ensuite, à la reconnaissance de la singularité de cette question à l’âge du nourrisson. On peut synthétiser cet aspect en citant ce passage du début du communiqué de la Waimh Fr : « le bébé et le jeune enfant ont des besoins spécifiques de continuité et de cohérence qui ne sont pas réductibles à un simple partage temporel (…) ».

Une ou plusieurs figures d’attachement ? Monotropie ou alloparentalité ?

A contrario, là où les oppositions émergent, c’est sur le choix du singulier ou du pluriel en matière de « figure d’attachement principale ». C’est électivement sur ce point que j’ai personnellement changé d’avis chemin faisant. On peut lire dans le communiqué de la Waimh Fr : « l’enfant a besoin pour un développement sain et optimal, d’une relation stable et continue, source de sécurité, avec une figure principale de référence, laquelle s’instaure préférentiellement avec la mère dans la continuité du lien prénatal, dans les conditions habituelles du développement ; » Aujourd’hui, comme j’ai commencé à le formaliser en discutant la communication de Blaise Pierrehumbert intitulée Résidence alternée et théorie de l’attachement (qui sera publiée dans la 2ème partie de ce dossier dans le prochain numéro), il n’est plus possible à mon sens d’utiliser la théorie de l’attachement pour revendiquer l’unicité de la figure d’attachement principale qui s’instaurerait « préférentiellement avec la mère ». Comme Pierrehumbert le suggère, je pense maintenant qu’il y a de multiples figures d’attachements et que le pluriel est de mise chez l’homosapiens.

On connaît la source de la « monotropie » de John Bowlby inhérente à son inspiration sur les travaux éthologiques de Konrad Lorenz sur les oies cendrées qui suivent le premier objet animé qui se présente à elles. Mais, de nombreuses espèces relèvent de « l’alloparentalité » où l’élevage n’est pas l’exclusivité maternelle. Je rajouterai qu’aujourd’hui, où la conception résolument pluri-focale et intersubjective de l’ontogenèse du lien humain démontre sa fécondité heuristique en clinique, la défense de la primauté exclusive maternelle de l’attachement au nom de la biologie relève du coup de force idéologique. Le maintien au singulier et au féminin de la figure d’attachement principale n’est pas un dogme sacré mais une opinion scientifique qui mérite d’être cliniquement débattue.

Extrait clinique

Mais que seraient ces discussions scientifiques si elles ne correspondaient pas d’abord et avant tout à une tentative de métabolisation personnelle et collective de la complexité clinique ? Je repense très concrètement à cette consultation où une jeune femme, mère d’un enfant de deux ans a pris rendez-vous avec moi pour que je convoque le père et « lui explique ce que signifie certains passages du communiqué de la Waimh Fr que j’avais signés et qu’elle avait lus sur Internet ». C’est en particulier sur cette citation que j’étais sommé de lui asséner ma parole « d’expert » : « les hébergements de nuit, autres que ponctuels, sont à proscrire car ils sont source de troubles psychiques ou psychosomatiques, éventuellement durables, chez l’enfant. » Or, la rencontre clinique du trio ultérieurement a montré combien cette femme brandissait ce texte comme une arme pour annuler la légitime aspiration paternelle à s’inscrire dans l’histoire de son enfant. Le père ne remettait pas en cause l’intérêt de l’enfant de disposer d’un port d’attache continu (en l’occurrence chez la mère), mais il aspirait simplement à faire partie des figures d’attachement principales. Favoriser cliniquement une élaboration co-parentale négociée en relativisant sa propre parole gravée sur Internet est une expérience des plus salvatrices !

Pour cheminer dans le débat

Le lecteur de ce dossier ne manquera pas de constater la diversité des points de vue en présence en complémentarité ou en contraste plus ou moins marquée avec les propos de cette introduction. Cette diversité est le seul antidote raisonnable pour se tenir cliniquement à l’écart de la polémique à l’heure d’un nouveau débat politique sur cette question. Pour avoir rendu possible cette confrontation, je remercie ici tous les participants à ce dossier (magistrat, avocat, médiateur, psychiatres, psychologues, psychanalystes) pour le dynamisme de leur engagement. Enfin, dans le prolongement de ce dossier, le lecteur pourra poursuivre son périple avec le même souci d’éclectisme avec trois courts ouvrages qui reflètent fidèlement le bouquet des argumentaires possibles entre débats et polémiques. Les deux premières références traitent directement du sujet. Il s’agit d’abord du Livre blanc de la résidence alternée, sous la direction de Gérard Neyrand et de Chantal Zaouche Gaudron (Erès, 2014) et de Garde alternée : les besoins de l’enfant de Christine Frisch-Desmarez et Maurice Berger (Yapaka.be, 2014). La dernière a un rapport indirect avec la thématique mais c’est finalement, à mon sens, le fond de l’affaire : le livre de Frédéric Bisiaux Le soin maternel (PUF, 2013).