Smadja C. La vie opératoire, Paris, PUF 2001.
Les progrès des connaissances en biologie, notamment en immunologie et en neurosciences, ont laissé espérer une nouvelle compréhension des faits psychosomatiques, mais le hiatus persiste entre psyché et soma. Non au sens où Freud entendait l’énigme du saut du psychique dans le somatique, mais plutôt dans le sens de l’énigme que constitue l’inscription de la vie de l’âme, des affects et des représentations, dans le support matériel des circuits neuronaux ; et, par voie de conséquence, de l’incertitude du chemin qu’emprunte leur impact sur les autres systèmes de l’organisme, cardio-vasculaire, immunologique, endocrinien, etc. L’existence de neuro-transmetteurs et leur diffusion à l’ensemble de l’organisme fournit comme une preuve que l’activation des structures nerveuses qui produit -ou reflète-la vie psychique, a une potentialité d’action sur le reste du corps. Mais plutôt que de chercher, comme l’ont fait les précurseurs en psychosomatique, par exemple P. Marty en 1957 dans “la relation d’objet allergique” -qui n’a rien perdu de sa pertinence dans un contexte donné-, une psychogénèse directe et spécifique des troubles organiques, il faut maintenant se référer à la complexité des équilibres fonctionnels somatiques et psychiques. On peut alors retrouver rétrospectivement, chez un sujet singulier, comment une rupture d’équilibre d’un côté a pu entraîner un déséquilibre de l’autre… et comprendre aussi pourquoi d’autres sujets, qui avaient a priori des fragilités physiques et psychiques semblables, ont traversé des épreuves analogues sans que leur santé en soit affectée.
Pour longtemps, et peut-être à jamais, cette complexité ne nous permettra pas d’avancer avec beaucoup plus de certitude dans la compréhension de l’articulation psychosomatique, même si des circuits biologiques fragmentaires sont mieux connus, même si les psychanalystes progressent dans la compréhension de la dimension inconsciente de la vie psychique et l’énigme du passage par le corps de ce qui ne peut être résolu par la conscience. Mais les scientifiques nous ont fourni ces dernières décennies des modèles pour comprendre… les limites de notre compréhension :
– d’une part, la théorie des niveaux émergents veut que le fonctionnement d’un système biologique complexe ne se réduise pas à la somme des fonctionnements des éléments qui le composent ; les milliards de connexions neuronales ne nous diront jamais pourquoi Pierre est tombé amoureux de Marie et pourquoi de savoir son amour partagé a contribué -du moins, “je le crois”- à stopper, au moins pour un moment, le processus auto-immun, démyélinisant, qui lui faisait perdre le bon usage de ses jambes.
– d’autre part, pour les physiciens, l’équilibre des systèmes ouverts peut être totalement rompu par une perturbation minime, localisée, qui, si elle survient à point nommé, entraîne à sa suite tout le système ; l’équilibre psychosomatique de l’être humain, système ouvert par son corps qui trouve à l’extérieur oxygène, nutriments et agents pathogènes, par sa psyché ouverte de même sur les autres, peut ainsi être perturbé par un événement marginal qui laisserait intact un autre que lui ou le laisserait intact à un autre moment de sa vie ; que Marie rompe avec Pierre en juin 2007 ou en juin 2008 quand il se sera aperçu qu’elle n’était pas celle qu’il croyait, n’aura pas le même impact sur sa sclérose en plaques. L’histoire psychosomatique ne peut s’inscrire à l’avance. La pathologie n’est pas plus prédictible que la santé, de même que l’efficacité ou la résistance aux thérapeutiques quelles qu’elles soient. C’est à partir de ces présupposés qui correspondent aux vérités scientifiques de l’Occident en ce début du XXIème siècle -ou peut-être à ses croyances, si l’on en juge par l’érosion des vérités passées- que nous pouvons tracer des perspectives.
La causalité multi-factorielle
Il existe une logique somatique de l’évolution des maladies. Elles ont des causes externes, un agent pathogène dans l’environnement, ou des causes internes, une prédisposition génétique, une fragilité acquise dans l’enfance, l’usure de l’âge… Souvent, c’est une conjonction de facteurs, innés et acquis, qui, à un moment donné, rompt l’équilibre de l’organisme, laisse sa fragilité antérieure prendre le dessus : un spasme de plus sur des coronaires athéromateuses et c’est l’infarctus du myocarde, les cellules cancéreuses que chacun abrite en petit nombre ne sont plus éliminées par les cellules tueuses dont c’est le rôle et une tumeur apparaît, etc. Pour le même type de pathologie, certains ont des atteintes bénignes, d’autres sévères ; pendant des années, ils peuvent être très invalidés, puis vivre pendant deux, trois, cinq ans, comme si de rien n’était. La tuberculose est restée longtemps le prototype des maladies d’évolution énigmatique. Dans une même famille l’un était très touché, ses cavernes pulmonaires le condamnaient à la vie en sanatorium et il mourait précocement ; d’autres pouvaient vivre normalement entre des décompensations graves qui les ramenaient au sanatorium ; chez d’autres enfin, ce n’est que la radiographie qui révélait les traces d’une primo infection sans qu’ils n’aient jamais été malades.
La logique psychique prend place dans cette logique somatique. Les pneumologues avertis, savaient mettre en parallèle les grands événements de la vie, les deuils, les divorces, les licenciements et les décompensations de la maladie. Les psychanalystes ont affiné les données de cette logique.
– Des traumatismes précèdent en effet souvent l’entrée dans la maladie ou ses rechutes. Mais, comme on l’a vu, ce qui affecte l’un n’affecte pas forcément l’autre et ce qui joue comme traumatisme à un moment donné de la vie n’en est pas un à un autre moment.
– C’est l’histoire, le vécu précédent qui lui donne de l’ampleur ou en minimise l’impact. Une rupture sera d’autant plus traumatique qu’elle réactive les traces mal cicatrisées d’une rupture précédente. D’où l’impossibilité d’établir des corrélations prédictives. On découvre aussi que des événements heureux peuvent être facteurs de décompensation, la naissance d’un enfant, une promotion professionnelle, un déménagement pour un plus grand appartement… qui constituent, malgré tout, la perte d’un environnement sécurisant.
Ceci renvoie à la fragilité interne qui rend l’événement traumatique. Les études psychanalytiques sur le développement précoce en ont enrichi la compréhension :
– d’une part, au commencement tout est somatique : le bébé n’a qu’un corps pour ressentir et manifester ce qu’il ressent ; cris et pleurs, sourires et rires, mais aussi mode d’installation des grands équilibres physiologiques, sommeil, alimentation…
– d’autre part, ses équilibres psychosomatiques sont directement liés à la qualité de sa relation à l’autre : quand l’enfant est encore complètement dépendant, sous emprise, c’est dans les bras d’une mère suffisamment attachante et attachée à son enfant qu’ils s’établiront au mieux ; et c’est aussi parce qu’elle saura relâcher son emprise qu’il pourra acquérir une certaine autonomie, se constituer une identité séparée, suppléer aux manques de la réalité par une activité imaginaire, développer des affects qui lui sont propres.
La fragilité somatique se manifestera d’autant plus intensément et précocement que ces deux étapes fondatrices auront été mal franchies. Une carence de l’attachement ou un attachement étouffant, un abus d’emprise qui ne pousse pas à la constitution d’une identité séparée, laisseront une fragilité dans les relations aux autres qui rendront séparations et conflits plus traumatiques y compris au plan somatique. Chez certains, en effet, s’établit un fonctionnement psychique défensif où dénis et clivages permettent d’ignorer la souffrance psychique. Toute une part fantasmatique et affective reste ainsi ignorée du sujet qui résout les problèmes par des actes : c’est le fonctionnement opératoire qui accompagne l’alexithymie. Mais cette part ignorée reste agissante. Le sujet reste affectivement dépendant d’un autre qui reste un support narcissique, même s’il s’en défend par une apparente indépendance, un refus de se soumettre aux contraintes. Et c’est au moment où les défenses psychiques qui ont assuré jusque là l’équilibre psychosomatique sont débordées par une séparation, un conflit, la découverte d’une différence fondamentale, que s’ouvrent les voies de frayage primitives, comme si les affects actuels s’inscrivaient dans le corps de la même façon que les non sus de la relation précoce. Ultime défense, peut-être, pour préserver de l’effondrement psychique que risquerait d’entraîner le traumatisme.
Il existe en outre une logique socio-culturelle des troubles, à laquelle les psychanalystes ont peu porté attention, même s’ils savent que la grande hystérie de Charcot et Freud n’existe plus sous nos climats. Au cours des dernières décennies, il s’est produit un glissement dans les pathologies ; on est passé de symptômes fonctionnels passagers, douleurs erratiques, crises de spasmophilie… exprimant un conflit névrotique, dans lequel le message caché était de l’ordre de la problématique sexuelle au sens freudien du terme, à des troubles répondant plus à une problématique narcissique. Les allergies se sont généralisées, les lombalgies chroniques se sont installées comme pathologie du travail, les troubles des conduites alimentaires ont chassé les crises de nerfs d’antan. Addictions et passages à l’acte sont passés au premier plan avec les complications médicales qu’ils entraînent. Cela n’implique pas une aggravation des pathologies, mais plutôt un changement de registre des problématiques, comme s’il y avait un reflux des symptômes liés à la dynamique du conflit inconscient, pour laisser place à l’expression d’un problème identitaire sous-jacent. Notre société refuse les états d’âme, demande efficacité et rendement ; on y entre de force ou on renonce, avec toutes les contreparties psychopathologiques que cela implique des deux côtés. Les somatisations n’en sont pas les seules manifestations.
Les implications thérapeutiques
Il faut admettre que la première génération de psychosomaticiens et la mienne ont échoué à convaincre les médecins d’inclure une causalité psychique dans les étiologies des maladies physiques. Si les Groupes Balint avaient fait partie de leur formation, ils auraient perçu, au cas par cas, les problèmes psychologiques de leurs patients, repéré la place transférentielle que ceux-ci leur donnaient en tant que représentants des premiers “autres”, mère protectrice ou père qui énonce la loi pour s’en tenir à la schématisation classique psychanalytique. Au lieu de cela, la médecine a évolué dans le sens de la quête d’une maîtrise absolue de faits soi-disant scientifiques, tandis que les psychanalystes, essentiellement psychologues, sont chargés de l’accompagnement des situations les plus difficiles à vivre tant par les soignants que par les soignés. Le hiatus entre psyché et soma en est ainsi accentué. Heureusement, les patients, eux, savent qu’ils sont faits de chair et de larmes, et frappent à toutes les portes, médecine dure et médecines douces, psychothérapeutes et gourous de toute sorte, pour être pris en charge globalement, comme le pouvoir et les médias nous serinent que la médecine officielle devrait le faire.
Certes, tout le travail d’accompagnement des psychothérapeutes est essentiel : la prise en compte de l’anxiété et de la dépression, de la place qu’occupe la pathologie dans l’histoire du sujet à travers ses reconstructions fantasmatiques et, quand il est possible d’aller plus loin, l’ouverture à la dimension inconsciente qui permet de saisir en quoi il est partie prenante dans ce qui lui arrive et donc en quoi, dans bien des cas, il peut infléchir l’évolution pour le meilleur ou pour le pire. Tel est le travail de tout psychothérapeute face à une pathologie quelle qu’elle soit, même si les moyens de l’aborder sont différents : à travers l’expression de fantasmes sur le divan, ou du vécu corporel et de passages à l’acte, en face à face, dans une institution.
Le travail avec les soignants est l’autre volet de la prise en charge : faire prendre conscience qu’il existe une dimension psychique inconsciente des troubles, qu’ils soient fonctionnels, bénins, ou organiques et incurables au long cours ; et que ce que les patients disent du pouvoir médical ou de son impuissance, du cocooning infirmier ou son manque, ne sera jamais réductible à la logique des choses actuelles et réelles. Tout cela sans culpabiliser puisqu’il s’agit d’inconscient : on ne tombe pas malade volontairement, on n’exerce pas son sadisme sur les hypocondriaques et on ne fuit pas les cancéreux volontairement. Les failles et les limites font partie de la nature humaine, même si on essaye de les atténuer. Ce message là est aussi à faire passer.
Reste le dernier volet, celui de la prévention. A rien ne sert de traquer la dernière cigarette, de démultiplier les informations diététiques, si l’on ne cherche à comprendre ce qui pousse des jeunes, de plus en plus jeunes, à l’addiction, pour combler les manques de leur vie, manques que le culte du “ce que je veux, quand je veux“ amplifie plutôt qu’il ne le réduit. A rien ne sert de traquer le verre d’alcool, de démultiplier les limitations de vitesse, si l’on ne cherche à comprendre quelle rage contenue jette certains dans des accidents à répétition. A rien ne sert de multiplier les dépistages chez des gens qui se portent bien, les examens complémentaires devant le moindre trouble, si l’on n’apprend pas à l’enfant, dès son plus jeune âge, que son corps est à lui, que son corps c’est lui. Qu’il peut en jouir dans des relations tendres en attendant les relations sexuelles, trouver plaisir dans le jeu, la musique, le sport, en attendant d’autres sublimations. Mais aussi qu’il est en partie responsable de ce que son corps devient et qu’il ne peut lui demander l’éternelle jeunesse et l’immortalité.
Face à cette dynamique complexe, le psychanalyste pourrait servir de médiateur, de traducteur des désirs des uns face à la volonté des autres. Il pourrait faire entendre que vouloir combler tous les manques revient à chercher à remplir le tonneau des Danaïdes. Mais pour cela, il faudrait qu’il veuille s’engager dans ce combat et qu’on veuille bien l’écouter !
Bibliographie de M.-C. Célérier :
(1997). Psychothérapie des troubles somatiques, Dunod.
(2002). Repenser la cure psychanalytique, Dunod.
(2006). “La pathologie comme rupture de l’équilibre psychosomatique,” in Psychiatrie française, “Psychosomatique, y croire ou pas”, XXXVI, 1 /06, sept 2006 p. 63-73, (2008). “Soigner” à paraître in Canal Psy, Université Lyon II.