Dans le contexte du débat actuel et des controverses sur l’autisme, la parution du livre de Laurent Danon-Boileau est une contri-bution très importante pour préciser les bases sur lesquelles travaillent aujourd’hui les équipes qui s’attachent à soigner les enfants autistes. Le débat n’est pas nouveau, mais les tensions actuelles risquaient d’en clore la possibilité. Ce livre a le double mérite d’ouvrir un espace de pensée et d’apporter une argumentation complète et précise quant aux bases théoriques qui fondent une pratique du soin avec ces enfants et leurs familles. C’est un livre à l’écriture limpide qui se lit avec plaisir, malgré le caractère abrupt des réalités qu’il décrit.
Cette mise au point est d’autant plus importante que les critères diagnostiques en vigueur ont con-sidérablement étendu le champ de ce qu’on nomme aujourd’hui le « spectre autistique ». « Le trouble envahissant qu’est l’autisme concerne spécifiquement le développement humain de la symbolisation. Se priver des approches psychanalytiques de ce développement et de ses dérives pathologiques relèverait de l’obscurantisme », écrivait Jean-Marie Vidal, chercheur en Sémiologie Clinique, Chargé de recherche au CNRS. Laurent Danon-Boileau est psychanalyste et linguiste ; son intérêt pour les troubles du langage l’a conduit à s’intéresser aux troubles de la communication, d’abord avec les enfants dysphasiques, puis avec ceux qui étaient affectés des troubles de la communication les plus sévères. On peut comprendre qu’une difficulté profonde de la communication émousse l’envie de communiquer, mais il note : « On a tôt fait de dire que si un enfant autiste ne communique pas, c’est parce qu’il n’a aucun goût pour l’échange et pour autrui. ». Il constate pourtant que dans certaines conditions, à certains moments, ces enfants parviennent à communiquer et il en vient à penser que ce n’est pas toujours le goût de l’échange qui fait défaut, mais les « moyens instrumentaux d’échanger ». Cette façon de penser le trouble d’un enfant autiste, en mettant l’accent sur ce qui entrave ses capacités de communication, oriente la manière dont on peut lui venir en aide, mais il ne faut pas perdre de vue, non plus, qu’il s’agit de lui faire vivre l’expérience décisive du plaisir de l’échange : « pour qu’un enfant parvienne à réformer sa manière de communiquer, pour qu’il retrouve le chemin d’une communication banale, qu’il change sa manière spontanée d’être en face de l’autre, il faut qu’il fasse d’abord l’expérience du plaisir de l’échange », écrit Laurent Danon-Boileau.
Il ajoute que, dans la vie courante, les conditions de la commu-nication ne sont jamais simples, c’est la raison pour laquelle il faut veiller à les simplifier. Pour ce faire, il faut d’abord reconnaître et accepter que l’enfant cherche à communiquer avec ses moyens, avant de tenter de lui imposer ceux qu’impose la norme. C’est un principe fondamental dans toute entreprise thérapeutique avec n’importe quel enfant. Le trouble de l’enfant autiste est fondamen-talement un trouble instrumental « dissociatif » ou « démantelant », il est empêché dans son échange par un défaut de mise en cohérence suffisante. Accorder le regard et le geste et l’inscrire dans le rythme de ce que l’autre lui renvoie ; comprendre ce qui vient de l’autre et s’en faire comprendre.
Laurent Danon-Boileau rappelle que l’enfant autiste est rapidement dépassé par la présence de l’autre, là où tout autre enfant trouve dans la présence de sa mère, de ses parents ou de tout autre adulte attentif, une médiation apaisante, un filtre. Seule solution pour l’enfant autiste alors, se réfugier dans le repli et dans la jouissance de sensations solitaires et répétitives. Son excitation reste à l’état brut. Il faut alors que le thérapeute parvienne à s’insinuer dans le jeu que l’enfant instaure avec la source de ses sensations ; car, c’est grâce à un partage que les éprouvés peuvent s’organiser en affects, fondements d’une vie intérieure différenciée.
Le travail des chercheurs, à partir de films familiaux en particulier, montre des signes d’appel très précoces chez le nourrisson, bien avant un diagnostic possible d’autisme. Ces observations confortent l’idée que les premières émergences du trouble ne se manifestent pas dans la sphère de l’interaction, mais dans celle du comportement sensori-moteur. Cette souffrance dans l’orga-nisation précoce, la mère, les parents la partagent… quelque chose ne va pas, la mère est mal à l’aise sans pouvoir dire d’où cela provient et cela va entraîner des particularités dans la façon dont elle s’adresse à son enfant. Elle y est sensible avant que les médecins puissent lui dire ce qu’il en est, « ce qui ne veut évi-demment pas dire que la mère soit responsable en quoi que ce soit du trouble de l’enfant », rappelle L. Danon-Boileau. Il ajoute qu’on a pu imputer à tort l’origine de l’autisme aux particularités du comportement des parents, en méconnaissant qu’il s’agissait « des effets de l’adaptation des parents aux difficultés de leur enfant… ».
En linguiste attaché à la « ma-térialité des signes », il livre une étude minutieuse des signes de la communication et du langage qui le conduit à envisager les effets sur la psyché des difficultés qui affectent initialement le corps dans sa double dimension neuropsychologique et sensori-motrice. Laurent Danon-Boileau souligne le « lien entre instrument et processus psychique ». La relation au monde, à l’autre et à soi-même, implique le support des « routines neurocognitives et sensori-motrices » qui permettent « de suivre du regard, d’exécuter des mouvements fins, de coordonner l’action de l’œil et de la main, de construire des signes en sachant tenir en rythme le geste, la mimique, l’intonation et la production des syllabes. Un corps qui sache rester perméable aux flux des sensations sans se laisser fasciner ou engloutir, qui sache les organiser en perceptions, puis les mettre au service de mouvements volontaires et d’ac-tions adéquates ». À l’enfant autiste qui communique peu et mal, de façon fugace et fragile, il faut offrir un cadre qui cherche à lui simplifier la matérialité de l’échange.
Le premier registre du travail thérapeutique avec un enfant autiste concerne la symbolisation primaire : celle qui amène l’enfant à disposer d’affects différenciés qui lui permettent de savoir faire la différence entre ce qu’il aime et ce qu’il n’aime pas. Ce tri pour l’enfant normal s’effectue sans difficulté dans les interactions avec sa mère. Pour l’enfant autiste, le contact avec l’autre est si désorganisé que l’interaction qui devrait la filtrer ne fait qu’exa-cerber l’excitation, au point qu’il est impossible de faire la différence entre ce qui est plaisant et ce qui est déplaisant. En venant « tangentiellement » faire tiers entre ce que l’enfant observe et ce qu’il manipule, le thérapeute permet que se construise un écart entre lui et cette cible fascinante. C’est ce que Laurent Danon-Boileau appelle la position du « père suffisamment bon » (clin d’œil à la « mère suffisamment bonne » de Winnicott) qui permet que s’ébauche un espace propre à chacun. Parfois « cet effet s’obtient par la parole articulée, mais parfois aussi par une simple exclamation ou même par un geste ».
Au-delà de la symbolisation primaire, il y a la symbolisation secondaire qui dépend du langage. Parfois paraissant simplement écholalique, le langage de l’enfant autiste est singulier : parfois poétique, ce langage en dit long à l’observateur attentif sur ce que l’enfant ressent ou ce qu’il veut, parfois il semble sous-titrer ce que l’enfant fait. Ce langage dispose d’une réelle puissance de symbolisation, mais il n’est pas d’emblée un langage fait pour communiquer. « Toute la question est de permettre à cette symbolisation de devenir parta-geable ». Il n’y a évidemment pas de recette et la clinique de l’autisme est très diverse, comme le montrent les études cliniques précises et détaillées que cet ouvrage présente. En psychana-lyste, L. Danon-Boileau considère tout enfant comme un sujet symbolisant ; le premier travail d’un psychanalyste est de renvoyer à l’enfant son image de sujet signifiant, condition nécessaire pour que commence à s’organiser la relation à l’autre, pour que l’enfant puisse s’orga-niser dans sa relation à l’autre. « La psychanalyse seule ne peut parvenir qu’à un résultat partiel. Les thérapies cognitives seules ne peuvent obtenir qu’un résultat limité ». Cette découverte, l’enfant – autiste ou non – ne peut la faire que « dans le plaisir partagé d’une communication effective ».
Il s’agit bien, comme le titre l’indique de Voir l’autisme autrement, en privilégiant ce que l’auteur considère comme le trou-ble fondamental dans l’autisme, le démantèlement. Il s’agit aussi de défendre la complémentarité des divers abords thérapeutiques et de militer pour un « dialogue avec des intervenants qui ne partagent ni les mêmes formations, ni les mêmes convictions théoriques que soi ».
