Une impossible rencontre ?

Eloge de la pensée primaire - Une psychanalyste à la rencontre de Donald Trump

Elsa Schmid-Kitsikis

Editions Editions Harmattan, 2021

Bloc-notes

Une impossible rencontre ?

Peut-on parler de choix devant un personnage qui s’impose si brutalement à notre attention ? Telle est le paradoxe qui sert de fil rouge à cet ouvrage.

Donald Trump se présente comme une personne d’excès et d’outrance, une personne sans nuances. Peut-il avoir une existence dans l’entre-deux du sujet et de l’objet et de leurs multiples déclinaisons ? Peut-on concevoir un regard psychanalytique sur le fonctionnement psychique d’une personne qui n’a rien demandé à un analyste ? Une personne qui refuse de reconnaître l’existence d’un monde psychique ? Or, pour l’œil d’un psychanalyste cet excès d’évidence renvoie à de multiples questionnements.

Elsa Schmid-Kitsikis déclare d’emblée : « Donald Trump n’a pas été mon patient et ne le sera jamais… Car il n’acceptera jamais, quelles que soient ses difficultés, de recourir à une aide psychologique ». Son matériel ne provient pas du divan ; pourtant l’auteure ne se départ jamais de son regard de psychanalyste. Ses sources sont : les publications de Trump ; les analyses produites par des observateurs éclairés de la vie politique américaine ou par des personnes de l’entourage de Trump ; la théorie et la clinique psychanalytique en citant des auteurs avec leur pertinence ; sa mouvance contra-transférentielle toujours en éveil.

PARI RÉUSSI

L’ouvrage que nous propose la psychanalyste gréco-genevoise mérite le détour à plus d’un titre : elle réussit le pari de traiter d’évènements de la plus brûlante actualité. Le voisinage entre actualité et psychanalyse peut paraître incongru, l’après-coup nécessitant un travail de refoulement pour faire advenir le sens. La tâche se révèle ainsi d’autant plus rude que le personnage Trump bloque et dévie le regard psychique en revêtant des habits d’éclat et de fureur, agissant parfois comme un nouvel Ubu-Roi. Elsa Schmid-Kitsikis parvient à exprimer la nécessité d’une prise de parole élaborative face à ce « monstre » intarissable et répétitif. Elle revendique une attitude proprement psychanalytique, bien que le cadre ne soit pas celui de la cure « classique » et que ses sources « cliniques » soient indirectes. Rien de rédhibitoire, néanmoins : Freud lui-même a fait une analyse magistrale de la psychose du Président Schreber et fut le co-auteur d’un ouvrage sur Woodrow Wilson, Président des États-Unis.

Au cours de ces dernières décennies se fait jour la nécessité de porter un effort de création et d’interprétation sur la réalité psychique des groupes et des sociétés dans le champ psychanalytique. L’indicible, l’agi et le dénié ainsi que la perversion deviennent bien trop fréquents dans la vie collective : la psychanalyse ne peut pas s’en désintéresser. Ce qu’on appelait avec une certaine condescendance « les ouvrages sociologiques » de Freud sont autant de chantiers ouverts sur d’autres dimensions, travaillés et chauffés à blanc dans la forge transféro-contre-transférentielle du dispositif divan-fauteuil. Ils trouvent ainsi des prolongations et des recréations de sens dans la réalité collective.

TRUMP, UN ANTI-PATIENT

Face au silence psychique d’un Trump, sorte de figure de l’anti-patient, l’analyste-auteure conserve la ressource d’analyser son propre éprouvé contre-transférentiel (ennui, colère, désespoir, voire compassion), grâce à des étincelles d’identification projective réaliste (Bion). Elle répond au défi que Trump impose à la curiosité, surtout celle du psychanalyste, dont le propre est d’explorer les territoires de l’inconscient, de la pulsion et du rêve…lorsque ce dernier advient. En d’autres mots, d’être en mesure de côtoyer parfois la chaudière explosive du volcan et parfois d’arpenter et d’admirer ses pentes fertiles.

Le primaire et l’infantile nous renvoient à la stratigraphie d’une personnalité. L’enfant Donald a rencontré des modèles identitaires effrayants (le père) ou délirants (le prédicateur Peele). On peut en déduire que comme tout enfant, le petit Donald avait l’appétence de supports d’identification. Ces « inclusions » identificatoires, relevant plus des objets bizarres (Bion) que des expériences digestibles, le condamnent à la répétition bornée. On n’aura probablement jamais accès au fin mot de l’histoire psychique du petit Donald Trump : la causalité psychique circule par toutes sortes de voies mais son explication reste toujours insatisfaisante. Mais n’est-ce pas le propre de l’incomplétude de l’explication en psychanalyse ? Freud a bien signalé qu’une partie de la vie inconsciente reste inanalysable.

Dans l’ouvrage d’Elsa Schmid-Kitsikis, aux questions théoriques et méthodologiques s’ajoute la dimension éthique : que faire, quoi penser lorsqu’on voit quelqu’un libérer des forces qui risquent de le précipiter lui-même et autrui vers la destruction ? Chez l’analyste se réunissent l’identité du chercheur et celle du soignant, ce qui ne va pas sans conflit. La plus grande réserve s’impose, afin d’éviter aussi bien la froideur de l’horloger, que l’installation d’une relation de maternalité dévoyée par les enjeux narcissiques. Certes, un cadre « bien tempéré » protège aussi bien l’analysant que l’analyste des dérives extrêmes provoquées par l’amour/haine transférentiels et contre-transférentiels. Ce cas heureux ne peut advenir sans le consentement mutuel (quoique obscur et ambivalent) du partage du désir d’analyse. Lorsque W. R. Bion préconise chez l’analyste le célèbre « ni mémoire ni désir » comme condition de l’écoute analytique, il sous-entend que cette discontinuité relative (ce qui n’est nullement une absence) peut advenir, justement, lorsque les éléments libidinaux du cadre sont suffisamment présents, constituant une sorte de consentement mutuel.

En fin de compte, Elsa Schmid-Kitsikis nous raconte une histoire dramatique : celle d’un enfant dont la vitalité a dû se mettre au service de défenses qui rendent fou (au sens de Green dans La folie privée), et pour lequel nous ne pouvons rien. Au-delà du folklore des manifestations outrageuses de Trump, il y a un enfant dont la parole n’a pas pu prendre forme. Et, même à distance, il est bon qu’un/e analyste s’en occupe.

Paraphrasant ce que dit Hamlet à Horatio, on peut dire que notre science n’explique pas tout, pas plus qu’il n’est possible de prédire l’évolution future. Cela peut nous rendre pessimistes, mais il est toujours salutaire de rencontrer nos limites personnelles et celles de nos théories, à la condition de nous être investis loyalement dans le drame psychique du sujet, aussi bien dans le lien clinique que dans l’effort théorique. Nos succès et nos défaites se verront ainsi relativisés… Ni diatribe, ni pamphlet, pas plus que jugement moral ou théorisation sauvage, l’ouvrage de Elsa Schmid-Kitsikis est une synthèse vivante – donc créative – de ce que le regard psychanalytique peut apporter à la compréhension des formes contemporaines de la vie individuelle et sociale. Ce qui interroge, dans l’histoire trumpienne, c’est la résonnance collective qu’une vie individuelle peut éveiller. L’auteure n’approfondit pas cette question, mais elle fournit des pistes de réflexion utiles.

A l’issue de ce livre, le lecteur admettra peut-être que, contrairement à d’autres histoires-spectacles, le happy-end n’est pas garanti…