Comme à l’accoutumée, un nouvel ouvrage de Maurice Berger donne à penser, en profondeur, sans langue de bois et avec son lot d’histoires cliniques extraordinaires, les grandes questions sociétales tournées vers l’enfance d’aujourd’hui. Nous avions déjà été « secoués » par son analyse sans concessions de la protection de l’enfance en France, conduisant tout droit vers un constat d’échec qui en avait fait réagir plus d’un. Nous avions ensuite été « secoués à nouveau » par son ouvrage traitant de la réalité de voir arriver des « enfants barbares » dans notre socius. Voilà maintenant des réponses concrètes et théoriques pour répondre à la question cruciale des enfants violents.
Maurice Berger, pédopsychiatre et psychanalyste, nous présente les constatations cliniques et les résultats de ses recherches qu’il fait depuis longtemps déjà sur les enfants qui lui sont confiés avec ces symptômes extrêmement préoccupants de violence dès le plus jeune âge. M. Berger nous rappelle avec une force salutaire que la métapsychologie n’est pas définie pour toujours depuis Freud qui en aurait livré la quintessence une fois pour toutes, mais est un objet à travailler en permanence pour en extraire les concepts, et éventuellement en forger de nouveaux, qui servent dans le champ incriminé, ici la violence des enfants. Bien sûr, il use des grands auteurs qui s’en sont déjà souciés auparavant, mais toujours en y ajoutant son grain de sel, en reprenant les tenants et les aboutissants à partir du problème posé, mais jamais dans une dimension d’application d’une théorie à appliquer telle quelle. Moyennant quoi Maurice Berger fait faire à notre psychopathologie des progrès cruciaux dans l’abord de questions qui avaient jusqu’alors trop peu intéressé les psychanalystes et les pédopsychiatres. On se souvient de August Aichorn, de D.W. Winnicott, de Joyce Mc Dougall, de Myriam David et de Claude Balier, mais il faut bien dire que trop peu de pédopsychiatres de formation psychanalytique s’intéressent aujourd’hui à cette grande question. Tout le mérite revient à Maurice Berger de nous y ramener avec la puissance de ses exemples cliniques, de ses démonstrations et des révisions théoriques qu’il déploie.
Son ouvrage est composé de trois parties, une première partie clinique faisant état des données récentes en la matière, une deuxième consacrée à la prise en charge et une troisième à propos des lois et réglementations inadéquates. La première partie livre les données récentes sur la violence des enfants et des adolescents. Le chapitre commence par l’histoire traumatique de Jason, un adolescent à fortes potentialités meurtrières qui est pris en charge en psychothérapie psychanalytique et institutionnelle. C’est une histoire telle que nous en connaissons beaucoup dans nos expériences, mais là, c’est à couper le souffle, car les choses sont nommées « potentialités meurtrières ». Qui aujourd’hui oserait dire une chose pareille sans avoir l’impression de déroger à la très politiquement correcte philosophie d’un destin libre ? Et pourtant au fur et à mesure, on avance dans les dédales et abymes d’une histoire épouvantable de laquelle on ressort en se disant qu’il a peut-être raison. Mais qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas d’un enfant de trois ans sur lequel on collerait une prophétie autoréa-lisatrice, bien plutôt d’un adolescent de douze ans qui a déjà à son actif un certain nombre d’actes qui laissent entrevoir la force de sa violence et l’importance dans sa dramaturgie de l’extérioriser sans retenue. Maurice Berger recourt avec son équipe à deux axes très importants, une psychothérapie psychanalytique individuelle de Jason conduite par Maurice Berger et quelques thérapeutes auxiliaires qui participent aux séances, et une prise en charge institutionnelle articulée avec la première prise en charge individuelle. Dans les deux axes ainsi définis, on retrouve une approche psychanalytique affirmée, avec des exemples d’analyse du contre-transfert qui manifestent à l’envi que le travail en question est incontournable si l’on veut s’engager dans la connaissance du monde interne de l’adolescent dont les seuls mécanismes psychiques accessibles sont l’adhésivité et la projection sur et dans l’autre, le groupe des thérapeutes. Mais vous verrez qu’il ne suffit pas de le décréter pour le réussir, encore faut-il accepter un certain nombre de choses que les psychothérapeutes institutionnels connaissent bien, mais qui ne vont pas de soi : pouvoir faire part des formations de l’inconscient du thérapeute en lien avec la prise en charge engagée, rêves, actes manqués, sentiments de dégoût et/ou de rejet du patient… dans le groupe des thérapeutes, accepter des remarques des autres participants, quels que soient leurs statuts, qui pourraient être vécues comme vexatoires et humiliantes si elles étaient sorties du contexte, maintien de la permanence des institutions (réunions régulières de supervision, soins continués sans se décharger pour des fausses raisons), suivi dans la durée, sans limitation prévue à l’avance. On retrouve ici des notions dites autrement par Marion Milner lorsqu’elle insiste sur les qualités de souplesse et de non destructivité de l’objet malléable pour figurer celles d’un psychothérapeute des pathologies graves telles que les psychoses. Suivent ensuite plusieurs chapitres sur les formes de violence rencontrées par Berger dans son travail, violence sans culpabilité, violence comme conséquence d’une négligence parentale.
La deuxième partie est consacrée à la prise en charge de la violence de ces enfants. Plusieurs niveaux d’interventions sont nécessaires pour donner une cohérence à ces prises en charge. Plusieurs enveloppes sont décrites, depuis l’enveloppe institutionnelle dont les qualités de contenance doivent se préoccuper des aspects physiques, premiers concernés dans les agressions violentes en question, que des moyens d’y parvenir en ayant recours aux contenances groupale et institutionnelle, à défaut de possibilités de contenance familiale. Berger insiste sur le fait que la contenance physique et psychique n’est possible que si l’équipe peut penser, là où tout la pousse à la violence en miroir. La pensée de tels phénomènes par une équipe est le résultat d’un très long travail de formation, de transformation des expériences concrètes vécues souvent douloureusement par l’équipe, pour passer de la loi du Talion à l’analyse du contre-transfert individuel, groupal et
institutionnel. Une fois éprouvées ces solidités de l’équipe autour de l’enfant concerné, alors les approches corporelles peuvent prendre tout leur sens dans une pensée de l’image du corps gravement perturbée de l’enfant. Alors seulement une contenance psychique devient-elle accessible dans certains cas. Et également une contenance pédagogique dont les apports peuvent être déterminants. Enfin, les parents sont pris en compte dans ces situations, car tout travail avec l’enfant, s’il n’est pas accompagné par un minimum d’accompagnement des difficultés parentales, peut se voir mis en échec de façon rédhibitoire.
Mais Maurice Berger sait par expérience que l’on ne peut demander aux parents que ce qu’ils ne peuvent donner, d’où sa position cohérente sur les visites médiatisées. Une grande place est faite à l’articulation avec les partenaires de la situation du jeune, car dans l’expérience de Maurice Berger, la dislocation des intervenants autour d’un enfant est non seulement un effet de la destructivité contenue dans l’histoire même du jeune, mais également un empêchement à trouver une solution pour en traiter les avatars. L’ensemble des intervenants, lorsqu’ils sont corrélés dans un même projet où chacun fait son travail spécifique en articulation avec celui des autres, dans une sorte de constellation thérapeutique, est le meilleur gage de réussite. Ces réflexions en accord avec les recherches menées à Chesnut Lodge par Stanton et Schwarz, rapportées par Racamier, sont essentielles à de tels projets et en conditionnent largement les prétentions. Berger nous rappelle toute l’importance stratégique dans la prise en charge des enfants violents. D’ailleurs il termine cette deuxième partie de son livre par un bilan portant sur 33 ans de fonctionnement selon ces principes définis antérieurement. Il nous montre comment certains critères sont plus importants que d’autres, et notamment ceux qui portent sur la continuité des prises en charge par les mêmes personnes, à condition que ces personnels concernés soient suffisamment pris dans une fonction phorique par l’institution pour traiter les enfants en question.
Sa dernière partie passe en revue les lois que Maurice Berger juge inadéquates, à commencer par la loi de mars 2007 réformant la protection de l’enfance. Ses arguments sont convaincants et le reproche fait à la plupart de nos collègues vise juste lorsqu’il regrette que trop peu d’entre nous s’intéressent à ces travaux qui engagent nos pratiques dans ce domaine. Il aborde également l’article 350 du Code civil pour y débusquer un de ses ennemis principaux, l’idéologie de la filiation. Il jette un regard critique sur la réforme de l’ordonnance de 1945 en craignant que l’abaissement de l’âge de la responsabilité pénale à 11 ans ne soit pas retenu, avec des arguments intéressants. Si cette position s’explique parfaitement, on ne peut toutefois éluder la question de savoir quel sera le sort des enfants incriminés et condamnés, notamment en termes d’équivalent d’incarcération. S’il s’avère absolu-ment indispensable que la Loi fasse son œuvre civilisatrice, y compris avec des enfants ayant commis ces crimes sexuels, il faudrait être sûr que la peine assortie est purgée dans des
conditions qui puissent permettre à ces jeunes de changer authentiquement. Maurice Berger conclut par des réflexions sur la prévention qui reprennent des sujets qui lui sont chers à propos de la nécessité d’évaluer l’état réel de l’enfant pour ne pas en rester aux intuitions vagues concernant son évolution, de recourir à des formes de préventions concrètes comme celles de l’excellent jeu des trois figures proposé par Serge Tisseron et d’autres pistes qui, si elles étaient prises en considération par notre communauté, auraient des effets certains sur le problème abordé dans ce livre, la violence des enfants d’aujourd’hui.
Cet ouvrage, par l’ampleur du débat qu’il soulève, par le sérieux des arguments qu’il déploie, par la richesse des résultats qu’il livre, est un outil porteur d’espoir pour tous ceux qui se sentent concernés par ce vaste sujet sociétal et, je ne peux qu’en recommander très explicitement la lecture, non seulement à tous les collègues des équipes de pédopsychiatrie et de leurs partenaires de la protection de l’enfance, mais aussi à tous les citoyens intéressés.