Rêveries

Rêveries

Antonino Ferro

Editions Ithaque, 2012

Bloc-notes

Rêveries

Dans cet ouvrage singulier, le psychanalyste Antonino Ferro, membre de la Société psycha-nalytique italienne, nous fait participer à son mode d’écoute. Il est particulièrement sensible à l’écoute des « dérivés narratifs » qui émaillent les propos des patients, et qui naturellement sont toujours en même temps un message adressé à l’analyste, comme il le montre dans ses ouvrages antérieurs, notamment La psychanalyse comme œuvre ouverte (2000), Facteurs de maladie, facteurs de guérison (2004) qui explicite sa lecture de Bion, La psychanalyse comme littérature et thérapie (2005), Psychanalystes en supervision (2009). 

Naviguant dans son travail quotidien parmi plusieurs registres de fonctionnement mental, l’analyste produit des images, crée des récits, décrypte des significations. Il peut aussi y faire obstacle. Et ces activités s’entremêlent. La formation des images est le fruit émotif d’un travail de « digestion » qui convertit la sensorialité, les excitations et les proto-émotions en un pictogramme ou un tableau susceptible d’apaiser les tensions. Ce processus d’intégration-transformation de notre esprit qui caractérise la rêverie est rendu cohérent et partageable par une mise en récit qui est projection des états protosensoriels éprouvés par l’analyste. Le décryptage des significations les traduit dans une autre langue ; s’il peut être utile de nouer certains énoncés, de resserrer le sens pour de nouvelles émergences associatives, c’est le plus souvent l’indigence de l’analyste qui est mise en évidence par ces propos explicatifs. Certaines interventions enfin, plus directement encore, sont destinées à faire barrage à l’inédit, au non encore pensé, par le recours à un savoir déjà là – au lieu de permettre l’attitude qui consiste à apprendre de l’expérience, à se laisser instruire par le matériel clinique. Ce qui suppose aussi, avec les précautions nécessaires à une saine confidentialité, la mise en commun de la pensée clinique et de ses sources. 

Ce livre propose ainsi à ses lecteurs des rêveries et des récits éveillés en séance in statu nascendi, tels qu’ils n’ont jamais été communiqués sous cette forme à aucun patient, mais qui ont nourri le travail de l’analyste ; dans certains tableaux de cette galerie, peut-être, certains patients se reconnaîtront-ils. « Je crois que l’analyste devrait constamment travailler sa capacité à produire des images et à créer des constructions narratives pour se libérer de la croûte de la théorie commune et éviter de mitonner des recettes périmées », insiste Antonino Ferro (p. 14). Par ces fragments, livrés volontairement hors contexte, qui rendent public un fonctionnement mental spécifique et distinct des stimulations qui l’ont initié, il s’agit d’encourager les analystes à faire leurs propres exercices narratifs. Cela revient parfois à  « penser des choses horribles »,  sauver du naufrage les plus inabordables de nos pensées permet de les rêver et fournit un passeport à toutes les émotions. Il importe à la paix psychique qu’il n’y ait pas de sans-papiers ; les émotions qui n’ont jamais été pensées, et même les émotions impensables doivent obtenir le droit de séjour et de libre circulation, sous la forme d’une transformation en rêve qui permet de ne pas les projeter sur la réalité. 

Les fragments narratifs livrés par A. Ferro à la suite de cette préface sont souvent  de quelques lignes, parfois d’une page ou deux. Ils sont regroupés en quatre chapitres que l’on peut dire thématiques, mais c’est la juxtaposition des rêveries, qui, comme dans les Disparates de Goya, produit l’effet d’étrangeté. La diversité des mondes internes souvent violents auxquels est confronté l’analyste y devient sensible. Le premier texte du premier ensemble Comme au mois d’août en donne le ton : « on aurait dit les parasols des plages aoûtiennes : il en restait toujours plus ou moins, et il fallait bien s’en accommoder ». Chacun se réveille avec une identité chaque fois différente, faite de restes, de mises à l’écart, de souffrance et de solitude. La lettre longtemps attendue est décevante de vide, les morts-vivants se réveillent, les angoisses sont des attrape-mouches, une image vous restitue votre enfance, la peur de partir se transforme en désir de ne pas revenir de chez cet ami qui ne pense qu’à partir, la confession d’un crime passe pour une fiction, les personnes dont on s’occupe sont des bouées pour ne pas sombrer, des mains tranchées pleurent leur corps perdu, tandis que des doigts coupés dansent leur liberté… Tous ces voyages se réécrivent à l’infini, mais condui-sent parfois à l’expérience de n’être que davantage enfermé, à la merci de soi-même. 
Le deuxième ensemble d’évo-cations narratives est regroupé sous l’emblème du « privilège ». La pièce sans cesse repeinte se réduit de plus en plus, empêchant de déplier le bras pour continuer à peindre, mais permettant de l’occuper seul. Il faut essayer ses pensées pour les retrouver, au risque d’incorporer douloureu-sement celles qui, venant d’ailleurs, ne conviennent pas, ou bien de toujours fuir en automate pour ne pas penser, tandis que s’impose une Pensée unique. Les livres donnent voix à leurs personnages, naître à la mort rend mal à l’aise devant la présence incongrue des vivants, les images vous vrillent la tête pour y pénétrer, la présence simultanée dans tous les lieux de son existence s’entremêlent dans la tête, le nourrisson est un vieillard, untel achète la maison voisine de celle de la femme qu’il n’épouse pas, pour y élever des enfants jamais nés ; l’enfant respire collé au pot d’échappement, et l’on confisque l’âme de quiconque éprouve trop d’émotions… « Les fantasmes que personne n’avait réalisés explosaient subitement, et donnaient corps à un autre univers » (p. 61), en des big-bangs inattendus. 

Le meurtre après-coup donne son titre au troisième groupe de récits. Les épouses y ont la première place. Sous ces cheveux, il n’est ni tête, ni cerveau. Même morte, l’épouse pose problème. Ou au contraire, penser que la femme pourrait être morte suffit à libérer pour la vie. L’un vérifie tous les jours sur la tombe que la chère disparue est toujours là. La chaleureuse jeune fille est devenue un appareil ménager multifonctions. Les lambeaux de visage d’une rivale adhèrent à la serviette au vitriol qu’il n’y a plus qu’à piétiner. « Elle éclatait chaque bulle de joie avec une pointe de froideur. Un jour, il décida d’acheter un pic à glace » (p. 82). Inversement, comment échapper au bruit terrible du silence retentissant qui accueille une proposition de mariage, autrement qu’étranglant celle qui se tait ? Cette autre femme est un tas de serpents entrelacés, ses doigts à lui aussi se transforment en serpents, et c’est ainsi qu’ils surent s’entendre. 

À la présomption qui désigne le chapitre final, correspond le désespoir, parce qu’il ne tombe jamais de jus d’orange malgré les pièces mises dans le distributeur de coca-cola, et parce que le tunnel ne débouche nulle part, la paroi du fond présentant une fresque contre laquelle les véhicules se fracassent. Les agonies sont fréquentes, les villes deviennent monstrueuses car il y faut sans cesse de nouveaux logements pour de nouveaux monstres, les vieux sages dévorent la jeune fille venue étudier auprès d’eux ; plutôt que d’admettre une erreur, il faut continuer tout droit, le voyage dans un monde d’inachèvement n’est qu’égare-ment, où l’on arrive toujours trop tôt, jusqu’au moment du choc qui vous réveille. Tandis que le poulpe libère un tentacule blessé, les autres ne sont que plus sûrement pris au piège ; une femme se réjouit de la beauté de la maison qu’elle a embellie pour d’autres, à ses dépens, comme elle a affamé son fils pour mieux nourrir le prince dont elle s’occupait. Le vagissement est une maladie à pronostic réservé, et l’enfant sain est celui qui survit aux soins de ses parents. On ne donne un rôle qu’aux gens dont on a besoin pour mettre en scène ses propres drames, mais un jour, le chat accommodant, qui sait selon les moments faire la fête ou déguerpir, est transformé en tigre. Il ne suffit pas, pour apprendre, de boire le jus des livres pressés. L’univers est-il ma matrice, ou m’ignore-t-il absolument ?            
« Quand le café arriva, l’ersatz se mit à pleurer » (p. 102). 

Au fil de ces rêveries, le plus souvent cruelles et désabusées, s’éveille dans l’écoute de l’analyste une étrange tendresse pour l’infantile, une conscience aiguë de la violence de vivre et une attention sans compromis au monde interne de nos patients et de nous-mêmes. Beaucoup plus noires que les évocations de Catherine Ternynck dans un livre de 2008 au propos assez analogue, Chambre à part, dans lequel étaient au premier plan les conditions du dévoilement et de l’écoute de l’intime, les récits d’Antonino Ferro sont une ouverture assez crue sur les varia engendrées par le mode d’écoute de l’analyste qui a aussi l’accent d’une confidence sur son monde interne.