Les Presses universitaires de France auraient pu choisir plus mal le duo qui nous offre ce quatre mille et unième « Que sais-je ? ». Sylvain Missonnier fut un pionnier des passerelles jetées entre les « psy » et les mondes numériques : créateur en 1996 du premier site web francophone issu d’une revue appartenant à notre domaine (www.carnetpsy.com), coordina-teur pour cette revue, la même année, d’un dossier sur « Internet et santé mentale », il n’a cessé depuis, au fil de multiples travaux, de labourer ce champ du virtuel qui constitue, avec la périnatalité, l’un de ses terrains de prédilection. Xanthie Vlachopoulou est apparue plus récemment sur nos écrans mais bénéficie déjà d’un solide parcours. Celui-ci est notamment passé par une thèse soutenue en 2011 sur Le Virtuel et ses destins : quand la virtualité adolescente rencontre le virtuel des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Il se poursuit actuellement, entre autres, à l’Institut du virtuel Seine Ouest (www.institutduvirtuel.org) ou… dans les colonnes de Carnet Psy.
Notre tandem relève en introduction que, si les écrans se voient confier depuis l’aube de l’humanité des fonctions variées – occultation (écran de fumée), filtre protecteur (contre les radiations), projection unilatérale (cinéma, télévision), etc. -, notre époque privilégie celle de la médiation interpersonnelle. C’est ce que va explorer cet ouvrage, « dédié à la déconstruction de la réalité virtuelle de nos écrans et à l’exploration critique de la diversité des usages actuels, des plus créatifs aux plus aliénants, en bénéficiant d’un éclairage psychologique » (p. 4).
Une première partie s’attache à rappeler les bases théoriques diverses du virtuel. Celui-ci possède en commun avec l’imaginaire le mouvement qui simule psychiquement la présence de l’objet absent, ou qui invente des objets et des mondes n’existant pas dans la réalité matérielle. Mais il apporte en plus l’« anticipation créatrice » de l’acte qui pourra ou non, selon les circonstances et les obstacles rencontrés, faire advenir (actualiser) ce qui a été imaginé.
À ce titre, le couple actua-lisation/virtualisation (P. Lévy) n’est pas réductible à ses formes techniques contemporaines mais relève bien d’un fil anthro-pologique plurimillénaire.
Une revue des conceptions philosophiques du rapport entre virtuel et actuel (Aristote, G.W. Leibniz, H. Bergson, G. Deleuze, P. Lévy) permet aux auteurs d’insister sur cette continuité historique – peut-être trop, d’ailleurs : le couple en puissance/en acte chez Aristote relève sans doute en effet d’une détermination bien plus linéaire que celle de la moderne opposition virtuel/actuel. La réalité virtuelle, quant à elle, est ici conçue comme « une construction mentale de l’obser-vateur immergé physiquement dans des stimulations sensorielles interactives » (p. 7), autrement dit comme un leurre perceptif destiné à simuler la présence de l’objet absent et l’action sur ce dernier. On voit qu’il s’agit encore ici d’une notion susceptible de s’appliquer tout autant aux peintures de Lascaux qu’à nos contemporaines immersions numériques. La différence entre les deux tient évidemment à une évolution technique portant sur « la qualité de la vraisemblance de la simulation sensorielle, le degré d’interactivité et la vitesse d’exécution […] (ibid.).
N’oubliant pas les débuts de la Cyberpsychology anglo-saxonne et notamment les travaux pionniers de J. Suler, X. Vlachopoulou et S. Missonnier tracent les contours de ce que pourrait être une approche spécifiquement psychanalytique du virtuel. Soulignant l’analogie de la réalité virtuelle avec l’univers du jeu, du rêve et du fantasme diurne, où le jugement de réalité est suspendu au profit de la réalisation hallucinatoire du désir, ils soutiennent l’hypothèse suivante : l’investissement de la réalité virtuelle pourrait constituer, selon les sujets et les situations, une occasion de remettre au travail les restes non symbolisés des premières rencontres avec l’objet ou, au contraire, de répéter compulsivement les ratés de ces confrontations inaugurales. Les auteurs trouvent appui, dans cette perspective, sur le possible usage transitionnel des mondes numériques (dans le fil de ce qu’avait proposé M. Civin à propos d’Internet), sur l’idée d’une réalité virtuelle comme médium malléable (M. Milner, R. Roussillon) et soulignent l’usage très souvent groupal des outils numériques, cette dimension ayant été explorée, d’un point de vue analytique, notamment par Y. Leroux et D. Guiche.
La deuxième partie de l’ouvrage nous offre un panorama plus concret des usages quotidiens du virtuel : dans ses ratés (les « cyber-actes manqués ») comme dans ses pratiques aujourd’hui multiples – réseaux sociaux, forums d’entraide, jeux, recherche de relations amicales ou amoureuses, formation, travail, etc. -, sans occulter le fait qu’une partie de la population se trouve, pour des raisons à la fois culturelles, générationnelles et économiques, « exclue du virtuel » (et donc d’une part de la vie sociale), ni manquer de s’interroger sur le fantasme d’immortalité qu’entretient Internet et sur les rapports entre mort réelle et mort numérique (qu’advient-il, sur la Toile, des traces d’une personne décédée ?).
Un fil rouge : le délicat équilibre entre le « distanciel » et le « présentiel », et notamment les mouvements identificatoires et projectifs qui peuvent, dans la rencontre de tel sujet avec tel dispositif, favoriser la construction des liens ou rendre ceux-ci délétères. Un long passage est consacré à l’usage des écrans selon les âges de la vie, nous emmenant de l’échographie obstétricale au maintien des liens sociaux chez les personnes âgées. On y trouvera notamment une revue critique de nombre d’idées reçues relatives à l’usage des outils numériques par les enfants et les adolescents.
Les auteurs consacrent la dernière partie à la Psychopathologie du numérique et aux Perspectives thérapeutiques. De l’éventail pathologique évoqué, regroupant trois domaines – le sexuel, la violence, l’addiction -, retenons deux points. Regrettons tout d’abord que, dans un ouvrage destiné à un public large, les lignes critiquant le lien fréquemment invoqué entre l’usage des jeux vidéo et certains passages à l’acte violents ne soient pas plus développées, tant ce thème donne lieu souvent à des raccourcis totalement infondés dans les grands médias. Signalons ensuite une position qui ne manquera pas de faire débat. Les spécialistes de ce domaine ont tendance aujourd’hui à délaisser la notion d’« addiction aux écrans », tant le terme d’addiction s’avère mal défini et connoté de manière négative, et utilisent plutôt celui d’« usage excessif ». Nos deux auteurs, eux, argumentent de manière détaillée leur préférence pour « addiction », mais en revenant à une définition strictement psychanalytique, non purement nosographique, de celle-ci, étayée notamment sur les travaux de S. Freud, O. Fenichel, S. Ferenczi et J. McDougall. Nous verrons si leur proposition fait école.
Il est impossible de détailler ici la présentation, qui clôt l’ouvrage, des multiples dispositifs de soin utilisant aujourd’hui le numérique (consultations en ligne, média-tions, dispositifs d’immersion, etc.), de leurs indications, des processus qui s’y produisent comme de leurs limites, ou des questions épistémologiques que pose en retour l’expérience de ces dispositifs à la théorie psychanalytique.
Soulignons de manière plus générale que cet ouvrage, qui entremêle de manière habile la description de pratiques variées à des propositions théoriques stimulantes, devrait être conseillé de manière privilégiée à ceux de nos collègues, certes de moins en moins nombreux, à qui n’apparaît pas encore impérativement la nécessité de penser cliniquement l’usage de ces mondes numériques qui, désormais, tressent pourtant irréversiblement nos vies.