Cet ouvrage, écrit par un grand psychanalyste, porte sur la question de l’institution. Il est un récit à la fois singulier comme il sied à tout livre articulant clinique, histoire et théorisation, mais aussi une aventure touchante, dans la mesure où son auteur nous rapporte une expérience uruguayenne qui date des années 1970, et dont le destin s’est tragiquement arrêté en raison de la dictature. Dans la préface écrite pour cet ouvrage, Didier Houzel rend hommage à ce praticien pour les avancées dont il témoigne sur le fonctionnement des institutions, tout en essayant de relater une des aventures menée en France à la fin de la deuxième guerre mondiale, celle de la psychothérapie institutionnelle, qui n’est pas mentionnée par Namer. Mais il est en effet intéressant de constater que dans la lignée de Mélanie Klein, aussi bien Bion qui a écrit des textes fondamentaux sur les groupes à partir de son expérience de psychiatre avec Rickmann pendant la guerre, que Baranger puis Resnik et Bleger qui ont créé et développé des expériences portant sur les groupes, la notion même d’institution était corrélée avec la prise en charge de psychopathologies graves ne pouvant se satisfaire du dispositif de la cure-type inventée par Freud. Tosquelles, en fondant à Saint Alban l’expérience de la psychothérapie institutionnelle, tentait de répondre au défi lancé par Freud en 1918 à Budapest, également cité par Namer, et par là, donnait aux praticiens intéressés par la prise en charge des personnes psychotiques et a fortiori à toutes celles présentant des pathologies complexes, une voie qui allait se développer au cours des décennies suivantes, articulant psychiatrie de secteur et psychothérapie institutionnelle sur la même bande de Moëbius. Aussi m’apparaît-il notable de lire dans ce très important récit d’Albert Namer une histoire enracinée dans les mêmes prémisses, encouragée par les mêmes soucis de l’autre, y compris lorsqu’il présente des problèmes sociaux en plus de ses difficultés psychopathologiques, et influencé sans conteste par la question du politique. Si Namer a dû fuir la tyrannie uruguayenne, Tosquelles a été condamné à mort par Franco pour son rôle à la tête des services psychiatriques de l’armée républicaine espagnole.
Ce live se divise en deux parties principales, la première portant sur l’expérience du foyer thérapeutique pour enfants de Montevideo et interroge les notions de croissance psychique dans son rapport avec le monde interne et la réalité, tandis qu’une deuxième partie rédigée à partir de l’ensemble de l’expérience d’Albert Namer après son départ obligé d’Uruguay, pose la question du soin de l’institution elle-même.
Dans la première partie, Namer part de son aventure d’étudiant en médecine puis en psychologie, découvrant peu à peu les misères existentielles dans lesquelles vivent ses contemporains. Et plutôt que de s’en indigner seulement, il décide d’en faire un des axes principaux de ses recherches et de son itinéraire de formation. Devenu psychologue puis psychanalyste, il va se spécialiser à Cleveland chez Annie Katan, élève directe d’Anna Freud, et pourra ainsi mêler sa formation psychanalytique essentiellement kleinienne avec la psychiatrie communautaire anglo-saxonne. Ainsi armé, il va s’intéresser à la carence affective et projeter de créer un établissement de nature à répondre aux questions que cette pathologie pose concrètement aux personnes chargées de les accueillir. Chemin faisant, il va aborder d’autres problèmes cliniques et théoriques tels que ceux de la fugue des enfants et des adolescents, les difficultés d’attachement de ces petits patients, l’absence de peur éprouvée dans des situations délictueuses et les conséquences que de telles dispositions ont sur le développement de l’esprit de l’enfant. Le projet du foyer se cons-truira à l’aune de ces réflexions, donnant d’emblée à son contenu des directions essentielles autour de la réflexion psychopathologique partagée en équipe, de la formation continue, et de la souplesse nécessaire aux membres de l’équipe constituée pour transformer les symptômes présentés à l’admission en signes à comprendre en référence à l’histoire de ces petits sujets en déshérence. Le cadre de travail ainsi projeté venait-il répondre aux questions posées par ces enfants en appui sur la notion d’institution thérapeutique référée au groupe des soignants. Mais pour l’auteur, son « propos n’est pas de dresser un tableau pessimiste des frustrations que provoque la vie institutionnelle. L’intention est de témoigner de ce que lui ont appris et montré les institutions et les réflexions qui en ont suivi. Son but est de mettre en évidence le travail nécessaire pour intégrer au fonctionnement classique, la notion de psycho-hygiène. Cette perspective lui paraît indispensable pour éviter que l’institution ne tombe dans un fonctionnement pathologique, entraînant avec elle la santé des soignants et la qualité des soins dispensés aux patients ». Des pages très intéressantes sont consacrées à la dynamique groupale et institutionnelle, déroulant les étapes de la création et de l’évolution du champ interactif institutionnel.
A la manière de Salomon Resnik préférant parler de champ transférentiel et de double transfert pour bien marquer dans le fonctionnement institutionnel la référence appuyée à la métaphore freudienne du cristal indiquant une continuité entre le normal et le pathologique, Namer insiste sur le fait que dans tout établissement, la dynamique institutionnelle engage toutes les personnes qui participent quels que soient leur fonction et leur statut.
Le récit de Namer s’intéresse aux formes de réunions que doivent prendre les échanges de paroles entre les acteurs du soin, et que ce soit la réunion d’équipe ou la supervision de cas, les exemples montrent non seulement la finesse mais surtout l’importance du travail ainsi réalisé. Il s’approche de la notion de constellation transférentielle inventée par les acteurs de la psychothérapie institutionnelle qui distinguent en fonction des places dans le transfert des patients sur les soignants, tous statuts confondus, le rôle imparti par le statut professionnel de la fonction et de la place « occupée » dans l’intersubjectivité. L’exemple est donné d’une personne occupant une fonction en rapport avec la distribution de nourriture et qui incarne dans l’institution une valence maternelle qu’il faut pouvoir utiliser dans une lecture transférentielle sans se retrancher sur des positions statutaires strictes peu compatibles avec les logiques transférentielles.
On voit bien également les rapports directs qui peuvent en être déduits dès lors qu’une hiérarchie viendrait rigidifier les places de chaque soignant sous des impératifs ne correspondant pas aux nécessités du soin. Et pour qu’une hiérarchie puisse accepter ces préceptes, encore faut-il que le responsable des soins puisse parler librement des orientations de l’institution. Autant dire que pour qu’une institution puisse fonctionner en référence à de tels projets, la démocratie est incontournable. Si la psychothérapie ne peut s’accommoder de régimes totalitaires, l’histoire l’a amplement montré, la psychothérapie en institution ne le peut pas non plus, et le livre de Namer le montre de façon indiscutable.
Les éléments ayant conduit Namer à quitter cette remarquable expérience en raison du régime politique incompatible avec toute forme de liberté de parole seraient dignes d’un film de Costa Gavras, et vous en découvrirez les aléas en lisant l’ouvrage. On ne saurait trop insister sur le traumatisme que cette expérience a dû laisser dans l’esprit de son créateur. Mais je veux dire que c’est principalement le travail de sublimation qui l’a emporté, tant il aurait pu en tirer uniquement un récit dramatique sans avenir. Là au contraire, Namer a su en tirer la substantifique moelle pour mettre toute sa vie personnelle et professionnelle de psychanalyste au service de l’approfondissement de la notion d’institution, non pas comme remplaçant la cure-type, mais bien au contraire, pour l’utiliser lorsque la pathologie commande d’inventer d’autres formes d’accueil et de soins que le modèle freudien classique ne peut résoudre.
La deuxième partie, toute entière dans cette lignée sublimatoire, aborde successivement les différents concepts des institutions, et elle vient enrichir d’une sagesse toute réflexive l’expérience de la première partie. Je ne les reprendrai pas ici, mais signalerai les notions d’investissement, de sentiment d’appartenance, les réflexions sur la rêverie, la contenance et les enveloppes psychiques qui contribuent à mieux approcher « l’objet commun ». Pour l’auteur, « l’objet commun d’un groupe est un élément abstrait dans sa dimension et présent dans la pensée de ses membres. Investi pulsionnellement et libidinalement, il est enrichi par d’autres facteurs propres à la dynamique groupale. Il se différencie des objectifs et du projet du fait de sa pluridimensionnalité oscillant entre l’espace interne et l’espace externe. Il est le résultat d’un travail collectif d’association à partir d’une communication ouverte et d’élaborations successives qui donnent corps à une pensée et à des représentations partagées… Il contribue à la construction identitaire du groupe et de l’institution en renforçant le sentiment d’appartenance et les investissements ».
Ces points de réflexion théorique concluent provisoirement le texte de Namer, mais nul doute qu’il s’agit là d’une pierre importante dans l’édifice des ouvrages consacrés aux institutions. Déjà Murray Jackson et Paul Williams nous avaient donné un excellent texte sur la question du sens dans la psychose malgré les impensables tourmentes qui abordait « à l’anglaise » la question des institutions. Voilà avec l’ouvrage d’Albert Namer une nouvelle contribution des Editions du Hublot qui fera date dans les expériences institutionnelles en psychiatrie, et plus particulièrement avec les enfants.