Emmanuelle Bonneville-Baruchel a été psychologue à l’Aide Sociale à l’Enfance puis psychologue et psychothérapeute en pédopsychiatrie, dans le service du Pr Maurice Berger à Saint-Etienne. Elle est aujourd’hui Maître de Conférences à l’Université Paris Descartes. C’est donc à partir d’une riche et longue expérience clinique auprès d’enfants placés et/ou hospitalisés pour des troubles du comportement, expérience formalisée ensuite sous la forme d’un travail de doctorat sous la direction du Pr Albert Ciccone (Lyon 2), que l’auteur nous propose cet ouvrage passionnant qui intéressera non seulement les cliniciens (médecins et psychologues), mais également les soignants, les travail-leurs sociaux, les magistrats et pourquoi pas les autorités et décisionnaires du champ médico-psycho-social.
La clinique des enfants placés confronte aux conséquences psycho-pathologiques des négligences, carences, maltraitances dont ils ont été l’objet pendant leurs premières années, raisons pour lesquelles ils ont justement été placés. La connaissance de celle ci s’enracine, dès la seconde guerre mondiale, dans les études princeps de Anna Freud, Bowlby, Spitz, Winnicott, etc., portant sur la dépression, l’hospitalisme, la carence chez les nourrissons et les jeunes enfants, et leurs effets psychopathologiques à terme. En France, les travaux de M. David, G. Appell, M. Lamour, L. Kreisler, M. Gabel, S. Lebovici, M. Soulé et bien d’autres ont porté sur les particularités des interactions précoces chez les enfants de milieux défavorisés, familles à problèmes multiples, ou encore « cas sociaux » selon un vocable discutable. Mais, malgré les travaux lumineux de M. Soulé et J. Noel (1995) portant sur la nécessité de prendre en compte la dimension psychique dans les mesures de prévention, d’assistance et de protection sociale à l’égard de l’enfance en danger, peut-on dire que nous savons aujourd’hui nous occuper de ces enfants ?
Oui et non ! Oui car ce serait faire injure à des générations de cliniciens et de travailleurs sociaux qui ont réellement aidé certains de ces enfants à se développer heureusement sans répéter le poids du passé. Non, car force est de constater, tant à l’échelle sociologique qu’à l’échelle individuelle, que les difficultés restent nombreuses, voire se sont aggravées ces dernières décennies (Berger, 2003, 2008), je n’hésiterai pas à dire du fait de la diminution de l’influence de lapensée clinique, référée à la psychanalyse, dans les conceptions des troubles psychiques de l’enfant et leur traitement. L’INED indique que 40 % des jeunes SDF refusant les aides sociales sont issus du système de protection de l’enfance ; 30 % des jeunes délinquants sont des psychopathes dont les trajectoires violentes s’enracinent régulièrement dans des dysfonctionnements familiaux précoces ; sur le terrain de l’aide sociale la souffrance au travail et le burn-outdes personnels sont constants mais enfin reconnus et parlés (Lamour, Gabel, 2012).
C’est la raison pour laquelle le livre d’Emmanuelle Bonneville est absolument bienvenu et salutaire dans le marasme ambiant. En effet il ne s’agit pas tant d’une mise en cause théorique et surmoïque d’une psy qui se contenterait de dénoncer un système, que d’un livre analysant lucidement, avec courage et rigueur les conséquences psychopathologiques et relationnelles des traumatismes relationnels précoces subis par les enfants agités, tyranniques, violents, dont il est question ici. Ceux-ci ont une particularité : ils induisent découragement, désespoir et haine contre-transférentiels chez leurs éducateurs ou soignants, émotions ayant pour conséquence, quand elles ne sont pas élaborées, le classique effet « patate chaude », répétition par les institutions des discontinuités et traumatismes précoces, aboutissant au syndrome dit des « incasables ». C’est donc à partir de ces constats qu’E. Bonneville propose des pistes de réflexion pour un abord éducatif et thérapeutique sur mesure, résistant et malléable qui fasse contrepoids aux répétitions mortifères.
La pratique clinique invite à reconnaître les spécificités, malheureusement souvent niées ou minimisées, de la psychopathologie et du fonctionnement relationnel de ces enfants ayant subis des traumatismes narcissiques et sexuels, en creux et en plein, que l’auteur nomme « Pathologie des traumatismes relationnels précoces (PTRP) ». Ces distorsions relationnelles précoces, liées à des défaillances de l’environnement parental à répondre aux besoins fondamentaux de l’enfant (ce qui ne constitue pas une accusation, mais un constat nécessaire), sont aujourd’hui bien connues (défaut d’accordage, excès ou manque de stimulations, alternances imprévisibles, séduction narcissique etc.). Mais l’originalité du livre d’E. Bonneville est d’en analyser systématiquement la sémiologie et les conséquences psychiques, cognitives, relationnelles immédiates et à plus long terme. Ce faisant, l’auteur s’appuie sur un corpus théorique ouvert : celui de la métapsychologie freudienne et post-freudienne (Ferenczi, Winnicott, Bion, Green, Roussillon, etc.), qui a revisité ces dernières années les aléas du transfert et du contretransfert dans les pathologies narcissiques, liées aux traumatismes du même nom, mais également la théorie de l’attachement (les modèles internes opérants), sans négliger les apports contemporains des neurosciences à l’étude de l’intersubjectivité qui valorisent la notion d’épigénèse interactive.
Les premiers troubles expriment la détresse, vécue dans la succession de rencontres ratées, mais également les moyens mis en œuvre pour survivre psychiquement à celle-ci : angoisse et « stress » extrêmes, troubles somatiques et psychosomatiques, atteinte des capacités cognitives, troubles de l’activité corporelle et de la proprioception, troubles du schéma corporel et de l’image du corps, évitement et gel affectif, troubles de la relation et de la communication, qui toutes pèsent sur la construction de l’identité et le travail de subjectivation. Comme dans toute psychopathologie les effets des défenses mises en œuvre renforcent les causes de celles-ci dans un cercle vicieux qui entrave le développement et lagénérativité psychique. L’enfant va investir précocement et intensivement ses ressources défensives musculaires, motrices, comportementales, au détriment du lien interne (la pensée) et externe (la relation à l’autre). La description dynamique de la pathologie des traumatismes relationnels précoces permet à l’auteur de proposer un diagnostic différentiel qui sorte d’un débat structurel : psychoses / états limites. Ce faisant E. Bonneville opte pour un modèle processuel plus que structural (Bion, Diatkine, Ciccone) qui valorise des oscillations entre positions et états psychiques.
Ainsi des défenses autistiques (identification adhésive), psychotiques (identification projective), limites, narcissiques, caractérielles peuvent coexister simultanément ou consécutivement par clivage, pour lutter contre les agonies primitives, les angoisses de perte ou de persécution.
De mon point de vue, le centre de gravité du livre se situe dans la description à long terme des effets des traumatismes précoces et spécialement des effets sur l’établissement des relations oscillant entre recherche de soutien, d’anaclitisme rassurant et sécurisant d’une part, et refus narcissique et haineux de ces mêmes relations, en passant par l’emprise, la tyrannie, la désubjectivation, etc. Ces relations tourmentées sont dès lors condamnées au paradoxe énoncé par Carmen : « si je t’aime, prends garde à toi ». Or ce sont ces mêmes conséquences, liées aux nécessités de lutter contre la passivité et la dépendance impliquant le risque de perte et/ou d’intrusion persécutive, qui vont désespérer les professionnels car elles entravent l’intégration de leurs apports.
Mais l’astuce et la créativité d’E. Bonneville lui permettent de montrer que le découragement et la haine contre-transférentiels, émotions chaotiques projetées par ces enfants dans le psychisme des soignants, sont à considérer et comprendre non comme le point d’arrivée, mais comme le point de départ de la prise en charge, sous réserve que les moyens soient donnés à l’équipe éducative et soignante de contenir et d’analyser ces émotions douloureuses vectrices des actes de rejet, rupture, exclusions, etc. « Survivre à la destructivité » disait Winnicott. E. Bonneville, sans nous donner des recettes préétablies, nous ouvre des pistes de réflexion, nous propose des principes, mais également des modalités pratiques, séquencées, concrètes et vivantes de prises en charge, aptes à faire contrepoids à la répétition. La fonction d’écoute et de témoignage empathique est à retenir, au moment où un vif débat sur l’empathie, la narrativité, l’intersubjectivité « secoue » nos milieux professionnels. Comme le signale A. Ciccone dans sa post-face, ce livre déterminé, qu’il faudra assimiler, nous permettra de penser différemment, au delà du traumatisme précoce toutes les situations extrêmes. Il permet également d’entrevoir comment l’utilisation créative des logiques du désespoir, auxquelles il est nécessaire de se confronter, permet de garder l’espoir pour ces enfants.