La couverture de la nouvelle édition de ce livre, publié une première fois en 1998, nous plonge d’emblée au cœur de la problématique soulevée par l’auteur. Est-ce que cet homme qui court sous la neige, sourcils froncés, poings serrés, a une activité de penser ou est-ce qu’il pratique cette activité motrice pour ne pas penser ? Autrement dit, est-il ce galérien volontaire qui répète encore et encore le même geste pour « se vider la tête »? Que se passe-t-il dans la tête d’un sportif de haut niveau ? Comment comprendre que certains courent, nagent, rament jusqu’aux limites de leur force, puis recommencent. Gérard Szwec écrit « l’aventure répétée ad nauseum ne les fait plus rêver, elle n’est que contrainte de répétition automatique » et pourtant il semble que c’est sur cette « robotisation opératoire » qu’ils s’appuient pour tenter encore et encore de se sortir de situation de détresse traumatique. Le procédé auto-calmant est une tentative pour retrouver le calme par la répétition de l’excitation. Or cette recherche est vouée à l’échec : même si une baisse d’excitation est obtenue, elle ne dure que tant que dure le procédé, ce qui conduit à une répétition sans fin de celui-ci. Gérard Szwec écrit : « ce n’est pas le type d’activité répétée qui caractérise le procédé auto-calmant, c’est un mode de fonctionnement qui est imposé par la nécessité économique, dans lequel le quantitatif prévaut sur le sens, en s’opposant, écartant ou écrasant la pensée et en évacuant Eros ».
Les galériens volontaires, hommes, femmes, adolescents ou enfants, ont, de par leur résistance au traitement, interrogé les limites de notre pratique. C’est à partir de leur expérience avec ce type de patients, exposés plus que d’autres à des affections somatiques que Gérard Szwec et Claude Smadja ont élaboré en 1992 le concept de « procédé auto-calmant », largement développé ensuite par Gérard Szwec. Un des grands intérêts de cette réédition est de remettre à la lecture ce texte qui s’inscrit au croisement de la pensée psychanalytique et de la pensée psychosomatique et de remettre en discussion ce concept central de « procédé auto-calmant ». L’auteur dans sa nouvelle préface nous donne plusieurs exemples de questionnements et d’extensions autour de ce concept. C’est l’occasion pour lui, 16 ans plus tard, de parler des ouvertures théoriques apportées par quelques auteurs psychanalystes s’intéressant à des domaines parfois éloignés du sien.
Tout d‘abord, il est important de préciser que c’est à partir de la dernière théorie des pulsions de Freud que Gérard Szwec décrit le fonctionnement de ces galériens pris dans une compulsion de répétition mortifère. La théorie psychosomatique de Pierre Marty et sa description de la pensée opératoire et des entraves à la mentalisation, est une référence essentielle. Mais c’est avant tout la pensée de Michel Fain et sa distinction entre « le calme » et la « satisfaction » qui a inspiré G. Szwec dans ces travaux.
A travers de nombreux exemples cliniques, très bien résumés dans un article d’Annick Sitbon paru dans la Revue Française de Psychanalyse en 2002, Gérard Szwec illustre de façon vivante sa pensée théorique. Mr Z., après avoir frôlé la mort, se remet sans cesse dans des situations périlleuses voire dangereuses ; le danger pouvant lui aussi être utilisé sur un mode auto-calmant. Rocky, un adolescent fan de Dead music, a été victime d’un accident de la route dans lequel il a perdu sa petite sœur. « Il transforme ses bras de batteur en une machine rythmique automatisée » et cherche à réactualiser un élément perceptif : le bruit au moment de l’accident. La quantité de battements remplace toute tentative de symbolisation sublimatoire. Chez le très jeune enfant ou le « bébé non câlin » un auto-bercement au moment de l’endormissement peut passer à tort pour une activité auto-érotique, alors qu’il s’agit d’une tentative d’utiliser une excitation pour se calmer, et d’essayer de ne « pas percevoir afin de tenter de ne pas se représenter ». Comme l’ultra marathonien, le bébé peut aussi se mettre dans un état de pilotage automatique mental et physique. Certains bébés feront un usage forcené de leur tétines ou bien seront insatiables du sein de leur mère, petits galériens compulsifs qui, face à la défaillance du pare excitation maternel, organiseront un « néo-besoin ». Sylvain Missonnier et Nathalie Boige voient dans une certaine encoprésie chez l’enfant « une pure répétition du va-et-vient du bâton fécal… sorte de jeu de la bobine raté, ne permettant pas de maîtriser, d’élaborer et de symboliser l’absence de l’objet ». G. Szwec pense qu’il n’est pas toujours facile de distinguer ce qui relève d’une érotisation excessive de la fonction, d’un comportement auto-calmant qui n’apporterait pas du tout de satisfaction sexuelle. L’on voit combien les questions du développement de la pensée hallucinatoire, de l’apparition des auto-érotismes et du masochisme sont centrales dans la clinique des galériens volontaires.
A ce propos Gérard Szwec s’interroge sur le rapprochement que fait Patrick Declerck, anthropologue et psychanalyste, dans son livre intitulé Les Naufragés, entre la clinique des clochards et celle de patients opératoires et/ou en état traumatique : « Ces hommes et ces femmes… exilés au cœur d’eux-mêmes… qui ne demandent plus rien et semblent indifférents jusqu’au paroxysme, à la douleur corporelle » sont face à une souffrance devenue irreprésentable. Ce défaut de représentation faisant appel à la même problématique de relation à l’objet absent que chez le patient opératoire, pour Gérard Szwec le point de différenciation entre ces deux cliniques est la question du masochisme. Alors que le « naufragé » trouve dans des comportements masochiques extrêmes, une visée « anxiolytique et structurante », le galérien échoue à organiser une coexcitation pulsionnelle lui permettant de lier les pulsions masochiques. Le clochard adopte une attitude passive qui diffère du comportement hyperactif narcissique phallique qui œuvre chez l’opératoire. « Mais dans les cas très graves, cette passivité est sûrement très proche d’une sidération mentale et l’on peut douter que cette passivité soit encore pulsionnelle ou qu’elle apporte une quelconque satisfaction » précise G. Szwec.
Cette clinique des « naufragés » nous fait cheminer des procédés auto-calmants, vus sous l’angle d’une fixation négative au trauma, jusqu’au « travail du négatif » de Green. « L’évitement actif de la représentation mentale par la motricité est un évitement pré-phobique » nous dit Gérard Szwec, pré-phobique au sens où l’évitement est non névrotique, comportemental et proche de l’instinct animal. Dans son cas célèbre de l’homme au caisson, Michel Neyraut propose de rapprocher l’utilisation de procédés auto-calmants par son patient de la « position phobique centrale de Green ». Ces patients, états-limites, isolent entre eux les traumas pour ne pas qu’ils se renforcent. Green acceptait de voir dans ce fonctionnement un mécanisme de défense pouvant devenir quasi systématique, mécanisme très couteux voire automutilant pour la pensée.
Pour conclure, je vais revenir à notre homme courant, visiblement concentré et déterminé, qui illustre la couverture du livre. Ne pourrait-il s’agir d’un homme qui, comme le décrit S. Ferenczi, utiliserait la motricité pour réfléchir ? Tel celui qui fait les cent pas pour modérer le torrent d’idées qui le traverse. Gaspiller de l’énergie musculaire ne pourrait-il pas favoriser l’activité de penser ? C’est à cette question que s’attaque Gérard Szwec dans la première partie de sa préface en évoquant le bel ouvrage de Haruki Murakami, Auto-portait d’un coureur de fond (2009). Murakami nous dit qu’il court le matin pour oublier ce qu’il écrit, pour « obtenir le vide » et se remet à penser l’après-midi, lorsqu’il retrouve sa table de travail. Comment peut-on comprendre qu’un si grand romancier puisse, à un certain moment se plonger dans un mode de fonctionnement opératoire, et qu’une fois l’entraînement sportif terminé, il reprenne un fonctionnement bien mentalisé ? Cela reste une énigme, nous dit Gérard Szwec. Tel l’insomniaque-compteur-de-moutons qui se met en « pilotage automatique » en se concentrant sur la succession de nombres pour trouver le sommeil, Murakami compte ses pas, et récite des mantras quand il court. N’est-ce pas pour ne pas penser ? Ou pour éloigner des pensées trop effrayantes (pensées liées aux angoisses de castration) ? Alors l’auteur fait l’hypothèse de la présence particulièrement efficace d’un « clivage fonctionnel », au sens où Gérard Bayle l’a développé, entre un registre factuel opératoire et un registre bien mentalisé. Murakami qui dit « être incapable de réfléchir sans écrire », serait-il contraint de gaspiller son énergie le matin pour être concentré l’après-midi. Il est étonnant de constater l’importante part d’élaboration qui conduit cet écrivain à écrire ce récit sur son fonctionnement de galérien. Mais la question du statut de l’objet chez Murakami reste posée. En effet quand il se dit à lui-même quand il court : « je ne suis pas un homme, juste un rouage d’une machine. Une machine ça ne ressent rien. Donc tu continues, c’est tout.» Qui parle ? Est-ce un objet interne comme chez un patient névrosé ou est-ce un objet effacé ou figé comme chez un patient opératoire ? Il est difficile de résumer ce livre riche, rigoureux très ancré dans la métapsychologie. Je vous invite donc à le lire en prenant votre souffle.