Serge Tisseron aborde la thématique très débattue aujourd’hui de l’empathie par une question pourtant jamais posée : comment se fait-il que l’être humain soit capable de retirer si facilement certains de ses semblables du bénéfice de son empathie ? Pour répondre à cette question, il essaye d’abord de comprendre comment l’empathie fonctionne, puis ce qui s’oppose à elle.
L’empathie est d’abord distinguée de la sympathie (où l’on partage des émotions et des valeurs), de la compassion (pour une victime dont on prend la défense, parfois non sans un sentiment de supériorité) et de l’identification. Celle-ci n’est en effet que le premier niveau de l’empathie dans la mesure où l’on comprend le point de vue de l’autre et où on ressent ce qu’il ressent sans qu’il y ait forcément reconnaissance de son humanité – on peut s’identifier à un héros de dessin animé – ni réciprocité. Le deuxième niveau de l’empathie comporte la reconnaissance mutuelle et la réciprocité. On reconnaît à l’autre la capacité de s’identifier à nous, et cela implique un contact direct avec toutes les expressionsmimogestuelles. Cette reconnaissance a trois facettes : reconnaître à l’autre la possibilité de s’estimer lui-même comme je le fais pour moi (c’est la composante du narcissisme) ; lui reconnaître la possibilité d’aimer et d’être aimé (c’est la composante des relations d’objet) ; lui reconnaître la qualité de sujet du droit (c’est la composante de la relation au groupe).
Enfin, le troisième niveau de l’empathie est l’intersubjectivité. Elle consiste à reconnaître à l’autre la possibilité de m’éclairer sur des parties de moi-même que j’ignore. C’est, bien sûr, le cas de celui qui consulte un thérapeute, mais c’est heureusement une situation que l’on peut rencontrer dans une relation amicale ou amoureuse. Alors les barrières tombent… C’est ce que Tisseron appelle l’« empathie extimisante », à la suite de la proposition qu’il a faite en 2001, dans son ouvrage sur Loft Story, de désigner par le mot « extimité » le processus par lequel chacun prend le risque de révéler à autrui certaines facettes de lui même jusque là gradées secrètes afin de les faire authentifier et valider. Il s’agit de se découvrir à travers autrui différent de ce que l’on croyait être et de se laisser transformer par cette découverte.
Mais cette empathie complète nécessite d’être capable d’entrer en résonance avec un autre sans s’en sentir menacé. En effet, admettre que l’autre a la capacité de m’informer sur moi-même, c’est lui reconnaître la possibilité d’établir sur moi un pouvoir. Évidemment, seules les personnes capables de faire confiance et de s’imaginer changer vivront cette forme complète d’empathie. Les autres en auront peur et se replieront sur les formes d’empathie moins complètes, ne mobilisant aucune menace et, surtout sur la première – l’identification – parce qu’elle autorise toutes les formes de manipulation. Aussitôt que quelqu’un craint d’être manipulé par autrui, il a une propension à le manipuler pour éviter de l’être lui-même.
Serge Tisseron traite ensuite du désir d’emprise comme principal ennemi de l’empathie. L’emprise exclut en effet toute réciprocité, alors que l’empathie complète se définit par elle. Il s’interroge sur les raisons de l’oscillation humaine entre désir d’emprise et désir d’empathie. Pour lui, la raison est que ces deux désirs se constituent en même temps durant la petite enfance. Dès que le bébé est capable de faire la distinction entre sa mère et lui, la grande proximité empathique qu’il a avec elle le confronte à l’angoisse d’être manipulé. Qu’est-ce qui fait qu’un enfant bascule du côté de l’empathie et pas de l’emprise ? C’est le fait de pouvoir vivre l’illusion de toute-puissance, de constituer son territoire d’intimité, d’avoir des secrets. Si le jeune enfant se voit reconnaître très tôt son intimité et ses goûts, il aura moins l’angoisse d’être manipulé. À l’inverse, plus son entourage multiplie les tentatives de contrôle, plus il risque de développer, par la suite, l’angoisse d’être manipulé et, de fait, le désir de manipuler autrui pour s’en protéger. A la limite, il deviendra un adulte qui se méfiera de tout le monde, parce qu’il craindra que l’on veuille le contrôler comme il craignait que sa mère le fasse. Ce processus permet d’expliquer comment l’être humain peut être doté d’une extraordinaire capacité d’empathie, mais, en même temps, se comporter sans aucune empathie. Cela se produit quand il craint, à tort ou à raison, d’être manipulé. La raison se trouve dans la relation que chacun a entretenue avec son environnement précoce, mais tout autant dans la situation politique et sociale où il se trouve. D’abord, lors de la petite enfance, il faut que les parents laissent vivre à leur enfant l’illusion de toute-puissance avant de l’obliger à y renoncer, et qu’eux-mêmes renoncent à être intrusifs. En déniant au tout-petit le désir de se construire son intimité, on court le risque de le rendre extrêmement craintif et, plus tard, inquiet de la possibilité d’être manipulé par autrui. La seconde cause se trouve dans l’organisation de la vie sociale. Il faut éviter tout ce qui nous amène à considérer nos semblables comme des gens n’ayant pas de point commun avec nous. En ce sens, les procédures d’évaluation sont extrêmement préoccupantes. Elles séparent les individus en deux camps : celui des « évaluateurs » et celui des « évalués », ruinant ainsi l’empathie. Le grand danger, c’est alors la conjonction d’une insécurité psychologique enracinée dans la psyché de certains individus, avec un pouvoir politique et social qui joue sur elle pour mieux pointer un adversaire.
Ce travail de Serge Tisseron sur l’empathie s’inscrit dans la continuité de ses travaux, en particulier sur La honte (Dunod, 1992). Travaillant sur la marginalisation, à la fin des années 1980, il s’était aperçu que la psychanalyse freudienne ne permettait pas de la comprendre. Les travaux de John Bowlby lui ont donné la clef de sorte qu’il a sous-titré son livre Psychanalyse d’un lien social alors que les analystes évoquaient peu le lien social à l’époque. La Honte étudiait ce qui se passe pour quelqu’un qui exprime l’angoisse d’être privé de sa qualité d’être humain, à l’inverse dans L’Empathie au cœur du jeu social (2010) il examine le point de vue de la personne qui en rejette une autre et questionne la raison qui lui permet de se comporter de telle façon que cela soit possible. C’est un livre de psychanalyste qui aborde une question sous l’angle psychologique et politique, et qui le fait d’une manière solide contrairement à tant de travaux d’analystes dérisoires dans ce domaine.