Angélique Christaki et Florian Houssier dirigent ici un ouvrage singulier, à la hauteur du renouveau que l’on attend. Les auteurs mettent en exergue ce qu’il y a de plus vertigineux dans le texte L’inquiétante étrangeté. Non simplement une interprétation linéaire et classique du texte freudien, mais la reconstitution analytique de cet affect singulier à partir de l’expérience quotidienne de la clinique, jusqu’à son expression poétique et philosophique. Il faut souligner que le rapport entre clinique et créativité situe parfaitement la ligne de force de la notion freudienne. L’avènement du sujet, à travers l’épreuve du double, est constitué par cette peur viscérale de ne jamais coïncider totalement avec soi-même. L’effroi décrit ici est issu d’un processus qui a trait à une ambivalence, la transformation incessante entre certitude et incertitude du soi. Freud rappelle que pour Schelling par exemple « On appelle unheimlich tout ce qui devrait rester secret, caché, et qui se manifeste (Schelling, 2, 2, 649) ». Cette incursion dans l’évolution du sens de la définition de l’inquiétante étrangeté dessine le problème central de cette dualité dans un rapport étroit et dynamique entre singularité et réalité, le vacillement temporaire de son rapport idiosyncrasique à la réalité.
Les analyses successives épousent avec subtilité la réflexion freudienne : L’inquiétante étrangeté évoque la puissance de la dialectique dans l’instant de la créativité. Le familier, le connu est aussi ce qui est caché, latent et incertain. Le doute se révèle un appui nécessaire à la réflexivité. Cette reconstitution évoque la duplicité même de l’écriture, et plus particulièrement de la parole. Lorsque Freud propose cette nouvelle notion Das Unheimliche, l’inquiétante étrangeté, il n’interroge pas seulement la fragilité de notre rapport sensible à la réalité mais son rapport vacillant qui trouve sa limite au seuil de l’émergence de l’effroi. En ce sens, l’inquiétante étrangeté est ce qui provoque l’angoisse, dans la mesure où cet effroi échappe toujours au langage, au mot, parce qu’il subsiste comme affect. Les différents textes qui constituent cet ouvrage ne cessent de faire émerger cette question : que peut nous apprendre la rencontre avec cette réalité vacillante, dans l’incertitude de ce moment, sur l’identité du sujet.
Chaque texte engage alors un travail de reconstitution : de la notion à partir d’un regard particulier, chaque texte suppose une réappropriation des enjeux cliniques et métapsychologiques de cet étrange sentiment. De la situation intime de la cure, à la puissance esthétique de la littérature et du cinéma, en passant par la définition de l’affect prenant corps à travers le sujet, les auteurs analysent les rapports serrés entre scission du soi et redoublement du soi, observation du soi et reconstitution de la réalité à partir de la relation spéculaire du sujet avec lui-même. Les auteurs ne cessent de repérer la ligne de partage entre réalité et imagination. C’est à partir de la problématique centrale du double que peut se reconstituer cette notion. Rapport incessant entre savoir intuitif et puissance de la mort, qui ravive à nouveau les conditions intellectuelles primitives à partir desquelles se dessine l’humanité. Au fil de la lecture, la notion ne cesse d’évoluer jusqu’à rencontrer le motif du dédoublement, avènement d’une décision sur le statut de la réalité, qui indique l’une des conditions fondamentales pour saisir l’inquiétante étrangeté, l’histoire du travail de la psyché, « une pulsation inconsciente qui réanime, qui donne souffle à l’inanimé, à savoir aux strates psychiques mortifiées par l’expérience traumatique ».
Le lecteur trouvera ici une invitation à repenser le rapport entre psychanalyse et créativité, autour d’un thème freudien majeur qui dévoile la porosité des frontières entre l’imagination, l’épreuve de la réalité et l’avènement du renouveau. Un ouvrage qui marque assurément la redécouverte de cette notion si singulière de l’inquiétante d’étrangeté en même temps que l’édification de nouvelles problématiques propres à notre monde contemporain.