C’est un véritable traité du processus analytique que nous propose Thierry Bokanowski. En effet, Le processus analytique passe en revue de façon systématique les apports des divers auteurs à la notion de processus psychanalytique et la diversité des conceptions selon les écoles ; il souligne la nécessité de prendre en compte cette hétérogénéité dans la façon même de penser l’idée d’un processus analytique et les enjeux de la situation analysante.
Bien que le terme de processus psychanalytique n’apparaisse qu’exceptionnellement sous la plume de Freud, alors même qu’il parle volontiers de processus, notamment à propos des processus primaires et des processus secondaires, l’expression est devenue courante, mais reste difficile à définir et à expliciter sinon de façon métaphorique. Fréquemment utilisée comme un équivalent de la notion de travail analytique, elle comporte une ambiguïté, puisqu’elle peut désigner aussi bien une théorie du traitement qu’une théorie du psychisme. Les deux paramètres sont en effet indissociables et complémentaires. L’hétérogénéité du fonctionnement psychique a suscité une hétérogénéité conceptuelle qu’il serait vain de vouloir réduire. Pour penser la nature des angoisses qui entraînent les résistances et les types d’organisation défensive à partir desquels se déploient les mouvements progrédients et régrédients d’un processus analytique, l’auteur se réfère à deux modèles du fonctionnement psychique. Le premier renvoie aux relations d’objet et permet l’organisation d’une névrose de transfert ; Thierry Bokanowski y met en évidence comment les transferts négatifs, inhérents à toute cure analytique, participent de l’action processuelle. En revanche, lorsque le fonction-nement psychique correspond davantage aux niveaux archaïques et identitaires de la personnalité, les transferts négativants destructeurs peuvent avoir une action anti-processuelle, suscitant notamment une immobilisation de la cure (impasses, réaction thérapeutique négative, analyse interminable, etc.). L’ouvrage s’organise ainsi autour des obstacles aux transformations psychiques, et se montre particulièrement sensible aux impasses qui surgissent lorsque la douleur psychique ne parvient pas à se constituer en une souffrance psychique élaborable.
Un premier chapitre présente un moment clinique processuel et élaboratif qui montre le travail psychique spécifique de chacun des partenaires de l’analyse, sa fécondité et la multiplicité des enjeux psychiques qui s’y trouvent engagés. L’auteur peut alors interroger la définition du terme processus, soulignant la succession liée des phénomènes, mais aussi l’oscillation, elle-même processuelle, entre mouvements progrédients et mouvements régrédients. Freud privilégie le terme Vorgang pour désigner les processus comme mécanismes actifs dans un travail psychique (comme les processus de pensée, primaires et secondaires) et réserve Prozeß au processus d’ensemble déclenché par l’analyse. L’analyse de la névrose de transfert et des après-coups dans le champ du transfert caractérisent la processualité freudienne, jusqu’au changement de paradigme de 1920 qui met le traumatisme au centre de la réflexion du fondateur de la psychanalyse. Th. Bokanowski montre comment « L’analyse finie et l’analyse infinie » rassemble les interrogations freudiennes sur les résistances qui s’opposent à la guérison et imposent des limites à l’analyse. Ferenczi ouvre des voies nouvelles axées davantage sur les traumatismes précoces, les effets de la douleur psychique et le transfert de type maternel. Le champ conceptuel s’élargit encore et se complexifie avec les auteurs post-freudiens, dont l’auteur expose les représentations du processus analytique.
Le chapitre 5 est consacré aux premiers entretiens et à leur fonction évaluatrice, tandis que les suivants analysent les mouvements et changements, la nature des défenses et des angoisses, l’hétérogénéité du fonctionnement psychique. Le déploiement et l’interprétation du transfert dans le déroulement temporel de la cure, conjointement au contre-transfert qui en est le répondant et le contrepoint, favorise le déroulement du processus analytique, permettant au patient de dénouer et d’élaborer les conflits psychiques qui se répètent dans sa relation à l’analyste. C’est un processus bi-face, qui est à la fois répétition, réédition de la composition singulière d’une expérience subjective et re-prise, renouveau, re-création donnant une seconde chance potentielle aux impasses antérieures. Les transferts négatifs expriment des sentiments négatifs et violents et ralentissent momentanément la marche processuelle mais peuvent permettre au sujet de prendre conscience de ses pulsions agressives, progrès substantiel, tandis que certaines phases de transfert positif très sexualisé marquent un temps mort qui entraîne des effets négatifs. Les transferts négatifs s’inscrivent pleinement dans l’action processuelle (action négative du transfert) et doivent être distingués des transferts du négatif, transferts négativants destructeurs dont la négativité neutralise, stérilise et immobilise le processus, en une action que l’on peut dire anti-processuelle.
Thierry Bokanowski développe cette réflexion centrale par une présentation du transfert négatif de Ferenczi, « pris entre l’amour de transfert et l’amour de la psychanalyse » ; puis il évoque les fixations masochistes d’Esther, qui développait une intense culpabilité, pensait ne pas « mériter » les avancées qui survenaient, sur fond d’un investissement altruiste où elle vivait pour les autres mais pas « pour elle ». C’est autour de la crainte de perdre l’analyste et de se sentir perdue que les mouvements transformateurs ont pu naître, manifestant un amour de transfert qui ne pouvait se dire, répétant une liaison maternelle secrète et un lien clandestin au père.
Après un chapitre consacré à l’homosexualité psychique et aux transferts homosexuels, distinguant notamment le transfert homosexuel défensif par régression devant l’Œdipe positif des défenses homosexuelles primaires, Thierry Bokanowski s’attache à l’analyse des transferts négativants, reprenant notamment le cas de L’homme aux loups : dans son fonctionnement trop soumis à des clivages psychiques, la négativation franche et hostile, liée à la nécessité de la sauvegarde narcissique comme à la terreur de la dépendance aboutit chez lui à une réaction thérapeutique négative dont le moteur est une passivité destructrice envers Freud, dans des mouvements de transfert inqualifiables, innommables et d’autant plus inavouables qu’ils sont marqués de désaveu.
Le chapitre consacré au narcissisme dans le processus analytique distingue les formes de son implication selon le niveau de conflictualité psychique ; trois variétés d’angoisse témoignant du type de registre défensif : fantasme de castration, ou angoisse de séparation et deuil de la mère, ou encore les angoisses primaires, d’abandon, de vide ou de morcellement. Il est aussi beaucoup à dire sur les résistances transférentielles de l’analyste face aux différentes expressions du narcissisme de son patient, selon ses capacités de régrédience et d’identification primaire, sa capacité de contenance et la possibilité d’accepter le vacillement des limites de son Moi et un flottement identitaire.
Tous ces paramètres interviennent dans une processualité qui se déploie nécessairement à plusieurs niveaux grâce à l’écoute de l’analyste, en égal suspens et capable de régrédience. S’y rejoue le destin de ce qui passé lors des phases d’organisation primaires, ainsi que la constitution du rapport à l’objet total, la mise en jeu des niveaux primaires, identitaires et archaïques de la personnalité. Le cas d’Elise illustre la nécessaire oscillation de l’écoute d’un analyste attentif à l’écoute du processus mais éprouvé par les mouvements d’idéalisation négativante tandis que les angoisses narcissisques de monsieur E. confrontent le couple analytique à la dévoration, au chaos, au clivage et à l’omnipotence narcissique. Le déploiement du processus psychanalytique s’effectue ainsi entre souffrance, douleur et plaisir. Le dernier chapitre propose une reprise synthétique de la question du trauma en psychanalyse, elle aussi éclairée par une vignette clinique.
L’auteur peut alors conclure sa fresque magistrale sur le déploiement et les enjeux du processus analytique par une mise en relief de l’importance du travail sur les affects, notamment lorsque le processus est soumis à des attaques de la relation analytique elle-même ; seule l’attitude à la fois contenante et interprétante de l’analyste peut les surmonter, ouvrant la voie à la portée transformatrice du processus qui devrait conduire le patient à une « identification processuelle », identification permettant l’introjection des résonances interprétatives de l’analyste mais aussi du fonctionnement du couple analytique en processualité, rendant possible, au-delà du seul temps de la cure, de nouvelles capacités de déliaison et de reliaison.