En portant à notre connaissance le résultat du rapport commandité par le ministre de la santé, E. Zarifian nous propose plus qu’un descriptif de nos us et habitus. La lecture de ce livre réserve beaucoup de surprises à tous ceux qui s’interrogent sur la prescription et la consommation des psychotropes. I
l y a là un phénomène particulier à notre société. Le Français réclame des médicaments, continuellement, se rend chez le médecin pour obtenir un médicament. Dans des pays proches du nôtre, on recherche d’abord un conseil, et l’effort personnel du patient est davantage sollicité. Pour la consommation, la France se place en tête dans toutes les classes thérapeutiques: 10 fois plus pour les antimigraineux, 2 fois plus pour les antibiotiques, 2 à 3 fois plus pour les psychotropes. Globalement, il y a une augmentation régulière de la consommation des psychotropes, principalement due aux antidépresseurs. Cela représente une augmentation annuelle des coûts de près de 10 % pour les antidépresseurs, et 3,60 % pour les hypnotiques. Pour les anxiolytiques et les hypnotiques, la consommation, majoritairement féminine, augmente avec l’âge, et diminue au fur et à mesure qu’on s’élève dans l’échelle sociale. 11 % des adultes prennent régulièrement un médicament psychotrope, et 30 % des femmes de plus de 60 ans. 83 % des prescriptions sont faites par les généralistes.
Le chômage accroît de 82 % la probabilité d’avoir recours aux psychotropes. Arrivent en tête: Témesta, Lexomil, Imovane, Stilnox, Rohypnol. La France avale 83 millions de boîtes de tranquillisants chaque année, très largement en tête de tous les pays européens. Il ne s’agit plus seulement d’un problème médical, mais d’un problème de société. Des essais de déremboursement sur ces produits ont été tentés sans succès en Belgique, ce qui pose la question de la consommation stabilisée d’une population dépendante. A cette dépendance aux benzodiazépines, que les nouvelles règles de prescription tentent de limiter (mais la diminution des durées n’a pas affecté les volumes prescrits), dans l’avenir peut-être pourrait s’ajouter celle des nouveaux antidépresseurs (inhibiteurs de la recapture de sérotonine).
L’auteur s’inquiète des risques de voir se transformer et s’appauvrir notre clinique des troubles mentaux réduite à des symptômes cibles pour les psychotropes. L’enseignement de la psychiatrie se vide progressivement de la psychopathologie, et ne fait plus de place à la tradition psychiatrique française, soucieuse de déterminer le sens que les symptômes ont pour le patient . S’interrogeant sur les facteurs en cause, l’auteur fait un examen critique du discours académique. Il rappelle que « la psychiatrie universitaire ne représente la réalité ni de la psychiatrie publique, ni de la psychiatrie libérale », alors qu’à l’étranger l’enseignement est beaucoup plus éclectique. Le discours dominant, chez nous, s’appuie sur les échelles de comportement, et consacre la suprématie du médicament.
L’abord des sciences humaines, de la psychothérapie, de la psychanalyse reste minoritaire, et certains s’y opposent même fermement, tentant d’imposer une « pensée unique » et de stériliser des débats d’idée encore possibles à l’étranger. La psychopathologie n’est plus enseignée qu’en faculté de psychologie. Le rôle de l’effet placebo dans le traitement de la dépression ne fait pas souvent l’objet de réflexions approfondies, et pourtant, E. Zarifian nous rappelle que 37,4 % des déprimés répondent positivement au placebo (dont 66,7 % chez les femmes). Des équations réductrices, et de pseudo-identités cliniques voient le jour et tendent à être utilisées, et ce d’autant que, sur le terrain, les praticiens trouvent avec ces nouveaux instruments diagnostiques la possibilité de décoder des situations complexes, et d’y répondre simplement par un médicament approprié.
Les concepts cliniques atomisés ouvrent un vaste marché, par exemple avec le concept d’anxio-dépression, qui légitime une extension des indications habituelles d’antidépresseurs, mais fait craindre aussi des débordements. E. Zarifian s’inquiète de voir s’étendre encore cette médicalisation pharmacologique de l’existence, avec l’arrivée de nouvelles classes thérapeutiques à visée comportementale dans le domaine de l’agressivité et de la violence. Exemple: la Ritaline pour les enfants désobéissants. Tout cela est favorisé par des moyens de promotion sophistiqués contrôlant l’information, les congrès, les colloques, les revues.
L’auteur recommande de veiller dans l’avenir à l’indépendance de la presse médicale, à celle des experts de l’agence du médicament, d’assurer l’autonomie des études épidémiologiques, pharmaco-épidémiologiques, et médico-économiques. Les caisses d’assurance maladie pourraient, avec l’informatisation des données de la prescription, nous fournir des données précieuses. L’information des consommateurs ne peut être assurée par les seuls médecins, et ceux-ci ne sont pas toujours en mesure de refuser la médication que le patient est venu chercher. Le domaine psychique, où les frontières sont floues entre normal et pathologique (en particulier pour la dépression et l’anxiété) représentent pour les complexes industriels un marché attractif, et qu’il est possible d’étendre.