« On vit une époque formidable » : la réduction du symptôme semble être devenue le seul objectif de bien des psychiatres. L’expérience du service public de psychiatrie et du dispositif du secteur, au lieu d’être évaluée avec sérénité dans ses différentes dimensions est dénoncée au titre de l’impossible quantification de son activité multiforme. La prescription se fait sous la pression de laboratoires ayant su aliéner les universitaires/formateurs de futurs prescripteurs de façon discrète et imparable (cf. E. Zarifian, Le prix du bien-être). L’expérience de l’analyse ne concerne plus qu’une petite minorité des psychiatres en formation et leur formation à la psychothérapie est aussi aléatoire que leur sensibilisation aux aspects sociologiques et anthropologiques de leur pratique.
Dans ce contexte, le Journal de bord d’un thérapeute de Sébastien Giudicelli vient rappeler -au prix, parfois, d’une certaine idéalisation- qu’une conception du soin respectueuse de la singularité de la rencontre avec un psychotique est encore possible. En fait de journal de bord l’auteur nous propose surtout un itinéraire dans ses champs de prédilection : la pratique de thérapeute et les outils théoriques auxquels il se réfère (la phénoménologie d’une part, la psychanalyse lacanienne d’autre part dans leur « mise en abîme »), les moyens -supposés- de la psychiatrie publique et les « collectifs soignants ».
Il s’appuie sur une thèse, déclinée inlassablement : la psychopathologie née de la confrontation de la psychiatrie de langue allemande et de la psychiatrie française est en danger. Pourtant, le voir phénoménologique de Binswanger, parce qu’il fonde une « science de l’expérience » du thérapeute auprès de l’autrui-fou, permet, par l’implication du thérapeute, une clinique du regard qui n’occulte pas la singularité de cette universelle possibilité humaine : celle de la folie. Pourtant la psychanalyse constitue dans le même champ un outil scientifique répondant à la question de la causalité. La mise en abîme de ces deux épistémés est, pour l’auteur, la condition de possibilité d’une réponse positive Lacan dans son célèbre (et prudent) article D’une question préalable à tout traitement possible de la psychose.
Ne parlant qu’implicitement de traitement psychanalytique de la psychose, S.Giudicelli présente son expérience de psychothérapeute individuel de patients schizophrènes à partir de cent patients traités par lui, avant de les comparer à cent autres pris en charge par son service. Il estime montrer la validité de ces deux démarches différentes dans l’accompagnement des patients psychotiques en présentant une évaluation du devenir de ces deux cents patients. Il revendique le caractère subjectif de cette évaluation et rappelle à quel point ces devenirs sont divers en fonction de l’environnement , des modalités de prise en charge et d’autres facteurs. S’il ne résiste pas au plaisir d’un détour par l’art et l’esthétique , il étonne en proposant une synthèse destinée à ressaisir l’ensemble du champ psychotique au sens où il le définit. Cette synthèse repose sur deux schémas. L’un est ordonné par la place que prend la demande dans chaque entité psychopathologique, l’autre par leur degré de métaphorisation possible et leur potentialité dépressive dans son rapport au narcissisme. C’est l’occasion pour lui de se situer par rapport aux nosologies nord américaines et de défendre la possibilité d’une structuration de la nosographie issue de la synthèse de Henry Ey, mais la dépassant.
Cette défense et illustration d’une possible « exception française » par le maintien de la référence psychopathologique -grâce à l’alliance d’une psychiatrie phénoménologique allemande et d’une psychanalyse lacanienne- pourrait paraître toute théorique. En fait Sébastien Giudicelli nous livre avec un plaisir certain des textes de certains de ces patients qu’il traite. Plantant le décor pour chacune de ces histoires, il se garde là de théoriser, d’interpréter, de psychologiser ces paroles délirantes qui montrent comment ses propres conceptualisations se sont construites dans une clinique.
Il s’agit donc d’un livre ambitieux dont on voit à quel point il tranche sur la production actuelle en psychiatrie de l’adulte. Aussi éloigné des études morcelantes reposant sur des concepts transnosographiques que des traités totalisants, il est bien le fruit de la réflexion d’un clinicien.
Evidemment, le philosophe phénoménologue n’y trouvera pas l’actualité de la réflexion phénoménologique en psychiatrie; mais appuyée sur les écrits les plus significatifs de Binswanger, la première partie de l’ouvrage peut constituer une introduction pour l’honnête homme à cet abord phénoménologique de la folie qui reste si confidentiel en France. De même, les orthodoxes de la psychanalyse lacanienne n’y trouveront pas le raffinement discursif dont ils sont coutumiers mais ceux qui reçoivent des patients psychotiques y reconnaîtront l’effort d’une confrontation toujours éprouvante à la pensée du schizophrène. Enfin, les psychiatres de service public qui s’interrogent sur les conditions d’un soin pluridimensionnel et non réduit à une prescription chimiothérapique seront déçus par l’absence de réflexion sur la difficulté croissante de cette orientation de travail. Même lorsqu’il s’accuse d’idéalisme, l’auteur a du mal à y échapper…
Au-delà de ces possibles différences d’appréciation, il reste à interroger quelques points de l’exposé. Tout d’abord, quel est le coût théorique de cette mise en abîme, selon le propre terme de l’auteur, de la phénoménologie et de la psychanalyse lacanienne? Quand la plupart des praticiens se réfèrent à une seule de ces deux théories, qu’est-ce qui fonde la double référence de S. Giudicelli ? Ensuite, quelles sont les conditions pratiques qui permettent à une équipe de soin d’être un collectif soignant au sens où l’entendrait la psychothérapie institutionnelle ? Enfin, la proposition d’une nouvelle structuration du champ nosographique des psychoses, largement fidèle à la tradition française, suffit-elle à répondre à la balkanisation du savoir et des savoir-faire en psychiatrie ?
Je serais tenté de penser que pour ébaucher des réponses à ces questions il faudrait accepter de dépasser le modèle des rapports entre théorie et pratique qui organise implicitement la pensée de l’auteur. Tant qu’on a pas, comme l’indiquait Arthur Tatossian, distingué d’une part le rapport à sa pratique théorisé par chaque acteur et la place qu’y jouent les théories générales, et d’autre part la théorie de cette pratique que pourrait en donner un scientifique externe au champ (cf le modèle sociologique de Pierre Bourdieu), on se contente de s’exposer dans son propre atelier de pensée avec sa boite à outils. C’est ce que fait avec talent S. Giudicelli : artisan-artiste de la rencontre avec certains de ces fous, il sait, comme le dit dans sa superbe préface Jean-Toussaint Desanti que » seule l’épaisseur d’un cheveu sépare la folie de la non-folie « . Quand il nous offre de le suivre dans ces rencontres en se faisant le secrétaire de l’aliéné, c’est avec des bonheurs d’écriture (qu’il n’a pas toujours par ailleurs) qui reflètent sans doute le mouvement même de ces traitements.
A cette époque où il est d’autant plus vital de prendre ce risque de penser et de présenter le fruit de son expérience qu’il semble passé de mode de le faire, S. Giudicelli nous donne donc un livre original et ambitieux. Espérons qu’il sera lu et soyons sûrs qu’il suscitera un débat fécond dans cette période de crise dans la psychiatrie.