On assiste depuis 2005 à un mouvement de protestation contre l’expression Faire son deuil. L’idée semble insupportable à tous, en particulier quand faire son deuil relève d’une obligation ou, pire, d’un procédé économique proche de la gestion du stress. Cette économie de langage ou ce langage de l’économie, accolé à nos mouvements affectifs, révèle bien le défaut récurrent de ce monde néolibéral : tout est affaire de maîtrise et de self-control et il est possible de rejeter toute épaisseur fantasmatique devant la seule réalité. L’abandon, le laisser-aller, le temps pour la mort, sont perçus comme un temps mort. Cette intrusion d’un discours formaté, au cœur même de nos émotions, est rejeté par tous. Mais ce discours est celui des médias. À aucun moment les psychologues cliniciens et les psychanalystes, les associations d’endeuillés n’ont tenu de tels propos. Aussi le livre de José Morel Cinq-Mars devrait-il se garder d’amalgamer discours journalistique et travail clinique avec les endeuillés. Ce travail clinique existe depuis les années 90 et n’est pas indemne de changement. Bien au contraire, les associations d’endeuillés se sont révélées être une véritable pépinière d’expériences cliniques un peu lestement passées sous silence par l’auteur.
José Morel Cinq-Mars est psychologue et psychanalyste. Elle travaille à la Direction de l’enfance et de la famille. Elle rencontre des parents qui ont perdu brutalement un enfant, à leur domicile. Les rencontres se font à la demande du service des urgences et réunissent pédiatre, puéricultrice et psychologue. La démarche est clairement posée : une lettre est écrite à la famille et propose une rencontre dans les deux semaines. Ne pas attendre la demande des familles semble évident : la solitude et la rareté de la perte conduisent les parents à s’isoler encore plus, les sentiments de culpabilité et de honte les empêchent de bénéficier du soutien de la société « naturelle », habituelle en cas de deuil. « À certains moments cruciaux, la parole doit être offerte, comme on l’offre à un bébé qui ne parle pas encore » (p. 147). Cette remarque a toute sa place ici, dans le contexte de l’urgence que constitue le choc de la perte. Depuis de nombreuses années, ce choix d’intervenir est bien intégré par toutes les cellules psychologiques d’urgence, mais aussi par tous les psychologues et psychiatres qui rencontrent des personnes en réanimation, atteintes de maladies graves ou encore dans des situations psycho-traumatiques. Philippe Forest, largement cité pour son beau livre Tous les enfants sauf un (2007), écrit : « Le seul conseil que l’on puisse donner à un homme dans l’épreuve est le plus absurde qui soit. Il dit : « Désespère ». Tel est pourtant l’impératif vrai puisque seul le désespoir place l’individu devant le mystère dont il doit répondre afin d’être ». Ici, José Morel Cinq-Mars insiste sur la caricature transmise dans le grand public, du deuil et de ses étapes. Contrairement à ce qui a pu être considéré comme tiré des enseignements d’Elisabeth Kûbler-Ross, il n’y a pas un deuil pour tous. Chaque deuil ouvre sur un processus complexe incomparable. Chaque deuil en travail varie comme le flux et le reflux d’un océan douloureux. Et la vague rapporte à chaque passage de nouvelles scories de la relation partagée avec le mort, qu’elle soit réelle ou fantasmatique. Ainsi, pour le jeune enfant, la question de la naissance sociale est souvent posée. « On avait tout le temps croyait-on », dit ce père qui a perdu sa petite fille de douze jours.
Si psychologues et sociologues se disputent fréquemment le deuil en termes théoriques, c’est qu’ils refusent d’admettre que le deuil a toujours évolué à deux niveaux, le niveau collectif et le niveau individuel. Le 19ème a vu se mettre en place l’individualisme qui a trouvé son apogée au 20ème. Les rites funéraires ont décru proportionnellement. Cependant, de tout temps, la souffrance de la séparation affective a été vécue par des individus. C’est son expression qui a été progressivement possible au-delà des frontières souvent très étanches des consignes funéraires. Jadis, le deuil se faisait cérémonie, voire fête en public, mais l’intimité affective ne pouvait se manifester. Aujourd’hui, le soutien collectif se cherche et ne se veut plus protocole assigné. On voit poindre des formes de « bricolage » des rites ancestraux, mais ce terme, sous la plume de C. Levi-Strauss dans La pensée sauvage (1962), trouve une application chez les plus jeunes. Les générations les plus âgées, les situations les plus traumatisantes se satisfont mal de cet « à peu près » innovant. Les parents « désenfantés » sont dépourvus du soutien social préliminaire à l’expression de leur chagrin. C’est pourquoi, lors de la visite de l’équipe de José Morel Cinq-Mars, ils ressentent les bienfaits de l’échange avec le groupe. Au fond, les psychologues, les associations d’endeuillés re-forment les témoins du deuil et permettent le passage du petit mort. Ainsi le rite social permet au travail du deuil de commencer et c’est l’intrication du social et du psychologique qui garantit l’accompagnement des personnes en détresse, mais aussi que la blessure psychique n’empêche pas l’intégration au groupe. José Morel Cinq-Mars chemine tout le long de ce livre en commentant trois ouvrages, pour elle, majeurs. Le Journal de deuil de Roland Barthes (1978), Kaddish de Léon Wieseltier (1998) et L’Érotique du deuil au temps de la mort sèche de Jean Allouch (1997). Elle tire son titre du célébrissime ouvrage de Philippe Ariès L’Homme devant la mort, La mort ensauvagée (1977) : le deuil rend sauvage l’homme qui a subitement pris conscience de sa condition d’être mortel. Sauvage, l’endeuillé le devient lorsqu’on lui « prescrit » le travail du deuil et surtout lorsque ce dernier consiste, « sèchement » à remplacer le proche par une nouvelle activité, un nouvel amour. Non, l’endeuillé ne veut pas s’adapter à ce que la société commande : après que la blessure a été reconnue et pleurée, il ne reste plus qu’à reprendre le travail… Il est clair, chère José Morel-Cinq-Mars que jamais les psychologues cliniciens ne se sont prêtés à un tel jeu. Car ce qui se trame superficiellement dans certains cabinets de coaching, voire dans certains cabinets médicaux où les antidépresseurs font prendre le chagrin pour une dépression, correspond effectivement à l’assèchement des pleurs et à l’ensauvagement de celui qu’on empêche de hurler. Il me semble qu’au contraire, le travail effectué par les psychologues des associations a permis une véritable transition entre le refus des funérailles d’antan et le réaménagement des nouveaux accompagnements des proches vers leur devenir. Bricolage certes, et ceci n’a rien de lénifiant, mais surtout ouverture, cheminement au rythme de l’endeuillé et libération de la parole, déverrouillage aussi des psy qui sortent de leurs alcôves pour mieux saisir le terrain et jouer leur rôle dans le soutien du lien social.