De leurs regards croisés sur la question de l’autorité, Patrice Huerre et Philippe Petitfrère ont écrit un livre à quatre mains où se conjuguent très harmonieusement la réflexion d’un psychanalyste et celle d’un chef d’entreprise. Seul, chacun aurait écrit un livre qui lui aurait ressemblé : le psychanalyste qui est aussi pédopsychiatre aurait centré sa réflexion sur les mouvements contemporains de l’autorité dans la famille, et le chef d’entreprise aurait examiné les nouvelles modalités managériales à l’heure des millennials. Mais ensemble, les deux auteurs ont élaboré une cartographie transversale des vicissitudes actuelles de l’autorité, et examinent les modalités nouvelles du rapport à celle-ci. Ainsi aucun des deux ne parle exclusivement à ses pairs, ce qui n’est pas la moindre des réussites de cet ouvrage : passer de l’entre-soi à la diversité n’est pas aisé, et pourtant, ce livre y réussit.
Le livre part d’un constat qui s’applique très largement au socius : « la demande que l’autorité s’exerce davantage va de pair avec le rejet qu’elle suscite ». Il s’agit alors pour les deux auteurs d’analyser autant que faire se peut les résistances à la pratique de l’autorité et de tracer « des voies de changement inédites ».
Les auteurs prennent le parti d’une incarnation de l’autorité, ce qui leur permet d’unifier sous le terme de « chef » l’humain ou le groupe d’humains détenteur de cette autorité, prescripteur certes, mais aussi transmetteur ; mais ils ont aussi la bonne idée de poser une question nécessaire : pourquoi faudrait-il des chefs ? On laisse au lecteur le plaisir de découvrir l’exemple des bébés gorilles et du gardien de zoo, qui — quoique les auteurs admettent la limite de son extension à l’humain — leur fait affirmer que l’existence d’un chef est indispensable à tout système organisé. Entre nécessité de l’organisation et poussée du désir individuel, ils dressent le constat d’une certaine urgence à modéliser les exercices de l’autorité en réactualisant nettement les pratiques et leurs fondements sociétaux.
Huerre et Petitfrère initient leur réflexion par la prise en compte d’une rupture sociétale majeure, incarnée par ce que l’on appelle les millennials, jeunes adultes à qui appartient en quelque sorte le digital — et ses maniements —, mais aussi anciens enfants de parents pour qui la frustration dans l’éducation a soulevé pas moins qu’une phobie, majoritairement en réaction à des modèles antérieurs très autoritaires.
Jeunes adultes et vieux adultes sont un peu perdus dans ces nouvelles donnes, et particulièrement au regard de la question de l’autorité : les auteurs analysent le désarroi de plusieurs supposés détenteurs d’autorité, qui du domus au cadre professionnel vivent une conséquente perte de repères et en souffrent, parce que leur place est sans cesse remise en cause et qu’ils peinent à en créer une nouvelle.
Mais, rapidement dans l’ouvrage, les auteurs proposent une hypothèse : une autorité, seule et unique, au singulier ? Ou, des autorités « toutes relatives, multiformes » ?
Croisant tout au long du livre leurs domaines de compétences respectifs, les auteurs entremêlent les niveaux de la sphère privée et de la sphère professionnelle et sociale, avec l’intérêt de les placer sous le feu de questions méta, transversales, qui touchent in fine directement à l’organisation de la société. Ainsi mettent-ils au travail l’ambivalence, omniprésente, qui anime la représentation même de chef, pour questionner le choix entre deux modèles : une organisation verticale, « où le chef, la tradition, le process donnent le la — le code », ou bien « une fertilisation horizontale en mettant en place une organisation susceptible de libérer les énergies et les talents. Et dans ce cas, le code est défini par les protagonistes pour un objectif précis et limité dans le temps ». En perspective de la question de l’organisation de l’autorité, les auteurs appréhendent les effets négatifs de ce qu’ils nomment l’idéal éducatif de l’évitement des conflits ; exemples à l’appui, ils soutiennent que cet évitement, de nature essentiellement phobique, mais qui est devenu également culturel, repousse les possibilités de distanciation non seulement des adolescents, qui ont besoin de conflits structurants pour établir leur identité, mais aussi des travailleurs, dont on pourrait chercher à éviter les vraies revendications dans des mises en scène de réunions de tous les acteurs de l’entreprise aux relents de réunions de famille pseudo a-conflictuelles.
Soumettant le monde du travail à une vive critique, les auteurs analysent négativement les organisations où l’objectif affiché, rendre heureux les salariés, agit comme un cache : derrière ce vœu bienveillant, la question de la productivité est en réalité bien active, « Nous sommes à l’heure du paralogisme qui considère que mieux au travail = plus performant ! ». Comment ne pas penser que cette injonction au bonheur pratiquée en entreprise, négation volontaire de l’autorité traditionnelle, via par exemple des chief happiness officer, voulant déjouer l’organisation verticale décriée, contient un profond paradoxe : rendre dépendants les salariés à l’égard de ceux qui disent vouloir leur bien, là où le message explicite est celui de l’autonomie ? Un autre paradoxe relevé par les auteurs est celui du lien individualisme/communauté, dont ils analysent la conflictualité incontournable à l’aune de la problématique adolescente et qu’ils étendent au monde de l’entreprise, comme au socius.
Le mode d’enseignement qui régit la majorité des lieux d’apprentissage frappe quant à lui les auteurs par son passéisme délétère : priorité écrasante à la relation maître/élève, « tout se passe comme si, globalement, nous restions affublés d’un système d’enseignement qui renforce le narcissisme de certains et casse la confiance en soi naissante des autres. D’un système où l’enseignement professionnel conserve son éternelle mauvaise image. D’un système où le conformisme serait la vertu cardinale. » Les auteurs soutiennent à l’inverse une prise en compte de toutes les potentialités, émotionnelles comme intellectuelles, plutôt que la sempiternelle mise au ban de « la diversité des investissements manifestés par l’enfant et l’adolescent, au-delà de leurs performances académiques ».
La démarche de Huerre et Petitfrère progresse en examinant les moyens de « trouver des mécanismes d’autorité légitimes adaptés aux besoins de l’époque ».
C’est en partant de la notion de créativité que Huerre et Petitfrère souhaitent tracer des voies nouvelles à la notion d’autorité ; un des éléments incontournables de cette créativité est sans nul doute le décloisonnement, c’est-à-dire l’ouverture, sincère, aux regards différenciés, bref, l’inverse de l’entre-soi qui stérilise définitivement les échanges. « Réviser le logiciel du pouvoir », ce que les auteurs appellent de leurs vœux, ne sera possible, écrivent-ils, qu’à condition que toute action soit clairement motivée par la sincérité ; on ne peut que craindre avec eux que sans cette sincérité, toute action ne relève de gadgets démagogiques, déjà largement connus. Le recours au fonctionnement groupal est largement encouragé dans les dernières pages du livre, groupes ayant fonction d’irriguer constamment la réflexion des organisations en vue d’opérer des choix stratégiques, autant que le recours à l’autonomie, lui-même largement mis en avant par des pédagogues dont les méthodes continuent d’inspirer, en particulier Montessori. Le recours à des tiers inspire lui aussi les auteurs, pour rendre fécond ce qu’ils appellent le circuit chef/non-chef, pour nourrir la prise de décision. De façon plus précise, les auteurs appellent de leurs vœux une chasse sans merci aux hiérarchies intermédiaires, qui « ralentissent et stérilisent toute innovation ». Ainsi analysent-ils combien le pouvoir collaboratif est plus efficace que celui exercé par un chef seul.
Reste une question de fond : la créativité, est-ce que cela se décide ? Est-ce qu’on s’y forme ? C’est en passant par l’éducation, les éducations, que les auteurs affirment que les voies d’accès à la créativité sont en réalité bien plus ouvertes que l’on ne le pense. Mais c’est aussi en passant par la notion de jeu, dans son acception la plus humaniste, que Huerre et Petitfrère trouvent une voie progrédiente : la capacité de jeu, qui se met en place dès l’enfance, qui permet les inventions, et qui relie deux mondes qui doivent absolument communiquer sans cesse, le monde interne, celui du sentiment, de l’éprouvé, celui où se pense et se vit « l’humaine condition partagée » et le monde externe, c’est à dire rien de moins que l’autre, dans toutes ses valences et ses déclinaisons.
De cet entrelacement favorisé de nos deux mondes, qui constitue pour chacun son identité humaine, Huerre et Petitfrère font le socle apte à développer confiance, en soi comme en l’autre, et construction solide d’une ouverture, d’un accueil curieux à l’inédit et à la richesse, terreau d’une refonte des modèles d’autorité qui semblent aujourd’hui au bout du rouleau.