C’est à une double fête théorique et clinique que nous invite cet ouvrage remarquable, publié l’automne dernier, et qui nous vient de Marseille. Remercions Paul Marciano, pédopsychiatre des hôpitaux et docteur en psychologie de nous offrir cette réflexion bienvenue, à contre courant des mouvements de l’air du temps que nous respirons aujourd’hui. Voici en effet un texte qui, sur la question des apprentissages, a le mérite de s’inscrire -une fois n’est pas coutume – dans une perspective résolument psychodynamique, d’inspiration essentiellement kleinienne et post-kleinienne.
Très richement référencé et même érudit, ce livre ambitieux décline dans tous ses aspects ce que Mélanie Klein a dénommé la première – après les développements de Freud sur l’importance de la notion de curiosité intellectuelle, en lien avec la curiosité sexuelle – la pulsion épistémophilique. L’auteur traitera donc d’une vaste question qui va de l’appétit ordinaire de savoir propre au petit humain à l’appropriation de l’objet Connaissance. Cela pour le côté positif. Il s’agira aussi de tout ce qui fait obstacle à ce processus et se rencontre principalement chez l’enfant quand il s’agit d’acquérir des connaissances, c’est-à-dire, pour en revenir à la vie quotidienne, dans l’exercice obligé des apprentissages scolaires.
C’est l’ensemble du territoire couvert par les théories psychanalytiques émises au sujet de l’épistémophilie et de son corollaire, l’épistémophobie que nous invite à revisiter l’auteur avec lui. Car il y a autant séduction pour les uns que danger pour les autres à aborder les savoirs. Il sera ici plus particulièrement question de certains enfants entravés dans leurs avancées, du fait, le plus fréquemment, de configurations familiales lourdes d’histoires et de préhistoires inavouables ou inapprochables, interdites de pensée.
Dans sa préface, Bernard Golse introduit le propos en rappelant l’intrication fondamentale entre la cognition et l’affectivité découlant de la conceptualisation bionienne portant sur la triade des liens : L.H.K (Love, Hate, Knowledge, soit : Amour, Haine, Connaissance). Celle-ci fonde une conception générale selon laquelle : « il n’y a pas d’activité de connaissance qui ne s’enracine dans la dynamique des émotions. » Bernard Golse évoque aussi quelques célèbres pionniers de la mise en œuvre des théories freudiennes dans leurs relations avec l’éveil des tout-petits et des jeunes enfants dont l’activité principale consiste à explorer le monde environnant et à le découvrir, dans un élan de plaisir indispensable à de telles prospections. Ces premiers cliniciens ont cherché et proposé des moyens de susciter et de faciliter le déploiement des compétences de l’enfant nécessaires pour comprendre le monde, s’y mouvoir, se l’approprier. C’est le cas par exemple des travaux de l’Institut Pikler-Loczy à Budapest, de la pédagogie montessorienne et des positions de Maria Torok, « première psychothérapeute à travailler en école maternelle en France dès 1954, qui théorisera la pulsion d’introjection ». Un ouvrage important résumera ses travaux novateurs : Psychanalyse et Pédagogie paraît en 1953. Selon Bernard Golse, « la réflexion de Paul Marciano met en avant… trois concepts essentiels, à savoir ceux de scène primitive, d’objet épistémique et d’enveloppe (corporelle, groupale et psychique) ».
Le propos se situe en amont du schéma conflictuel : désir de savoir/peur d’apprendre et fouille avec pertinence et profondeur la question complexe de la curiosité des origines en lien avec le désir ou non de savoir. Car l’enfant interroge non seulement le « comment ? » du mystère de sa venue au monde mais aussi et surtout son « pourquoi ? », originaire/original, pourrait-on dire. Il s’agira en conséquence du questionnement identitaire de chaque individu pris dans une histoire singulière : « L’accès de l’enfant à la connaissance a comme déterminant essentiel l’approche libidinalisée des questions concernant ses origines. »
L’axe paradigmatique de la théorisation, c’est la notion d’objet épistémique, terme emprunté à Didier Anzieu, notion selon laquelle l’objet-mère (corps et âme) constitue l’occurrence initiale : du premier objet d’exploration au premier objet cognitif, il n’y a qu’un pas…C’est au parcours de ce processus, qui ne se caractérise pas, tant s’en faut, par la linéarité, que nous invite Paul Marciano, dans une promenade buissonnière et souvent touffue, à travers de multiples méandres. De chapitre en chapitre et de paragraphe en paragraphe, l’auteur nous fait avancer avec lui dans une enfilade d’espaces de penser dont nous pousserions une à une les portes. Dans ce voyage « alphabétisant », nous croisons nombre de panneaux indicateurs, « lumineuses balises », (Bick, Klein, Melzer, Tustin, Winnicott et bien d’autres…) qui tantôt s’écartent, tantôt se rejoignent. Nous voilà perdus en chemin… pour tomber sur une rassurante clairière où nous nous attarderons avec bonheur.
C’est dire que le livre apparaît donc, dans sa forme, en parfaite congruence avec le concept d’épistémophilie dont il traite : la curiosité du lecteur est constamment aiguisée, appelée à aller plus loin, à parcourir une nouvelle étape à l’issue de laquelle elle se trouvera toujours nourrie, jamais gavée, pour rester dans la métaphore digestive, autre fil rouge de la théorisation.
En effet, Paul Marciano développe, à travers une fine analyse des premières expériences alimentaires, en particulier de la tétée, l’importance du lien entre l’épistémophilie et l’oralité, les fonctions de la bouche comme réceptacle inaugural du lait et de tous les éprouvés sensoriels associés et transformés en émotions avant d’être psychisés. C’est ainsi que Paul Marciano décrit ce processus : « ….ce que nous avons identifié comme la création et l’intériorisation par le jeune enfant du premier espace endo-cavitaire avec la greffe progressive des processus d’incorporation et d’introjection. » De la qualité de cette expérience initiale de nourrissage pourrait dépendre le déploiement d’un certain « appétit cognitif ».
Par ailleurs, s’inspirant des travaux de Nicolas Abraham et Maria Torok à propos des espaces psychiques internes, Paul Marciano analyse en profondeur les représentations inconscientes du contenant maternel en opposant les notions de « niche » et de « crypte ». Là où, par leur fonction liante, les niches maternelles multiples et souples permettent à l’enfant d’ « approcher une certaine vérité sans en être détruit », le contenu de la crypte, mis au secret car d’ordre traumatique, peut envahir phantasmatiquement l’espace psychique de l’enfant et l’entraver significativement dans son développement. Nous en trouvons une illustration dans l’exemplaire histoire clinique de Lucas, au prénom surdéterminé, car en homophonie fortuite (!) avec « le cas désespéré », expression qui désignait un frère aîné mort-né. L’ouvrage est irrigué de nombreuses et longues vignettes, ce qui en rend la lecture très vivante. Le projet de l’auteur obéit en effet à « une indéfectible exigence méthodologique : dégager des éléments théoriques très rigoureux ancrés dans la pratique. » Nous voyons défiler toute une galerie d’attachants portraits d’enfants, jeunes patients présentant des tableaux cliniques plutôt sévères, très investis par leur consultant et thérapeute.
Le dernier chapitre traite de l’épistémophilie appliquée aux savoirs scolaires. Paul Marciano y interroge avec pertinence la polysémie du lexique ordinaire décrivant le quotidien des rapports maître/ élève : ainsi de la « leçon » avec ses connotations sadiques, du « devoir » et de ses aspects surmoïques, de la « faute » associée à la culpabilité, de la « correction » avec la « punition », de l’« épreuve » qui renvoie à la douleur, du « contrôle », la liste serait longue…
L’auteur rend compte des modalités de prise en charge d’enfants en situation d’échec scolaire, le dispositif mis en place étant inspiré de protocole de Jacques Hochmann et de son équipe. On trouve en son centre l’Etude Thérapeutique, ce qu’en d’autres lieux on appelle Club du Soir. Le modèle préconise une stratégie en mosaïque qui englobe des interventions plurielles et coordonnées sur les lieux de l’école, du CMPP ou du cabinet privé. Les parents, dont le travail psychique va étayer l’évolution de l’enfant, sont étroitement associés au projet, dans l’idée d’« un parcours co-épistémophilique » entre eux et lui. « L’enfant saisira d’autant mieux la signification de sa trajectoire qu’il sera aidé, en cela, par les dispositions introspectives parentales et leur caution pour son avancée exploratoire. »
Ajoutons aussi que la qualité de ce livre tient autant de l’importance des élaborations théorico-cliniques présentées que de l’élégance de l’écriture. La langue en est recherchée, précise, originale. On se laisse surprendre par le choix de certains vocables empruntés au lexique de la chimie par exemple. Ces expressions métaphoriques enrichissent notre lecture de dimensions nouvelles et de figurations inattendues. La formulation suivante : « les opportuns entrecroisements de connaissances ainsi émulsionnées » que l’on trouve sous la plume de Paul Marciano, pourrait en être une parfaite illustration.
Toujours didactique, jamais dogmatique, cet ouvrage témoigne de la cohérence interne du projet de l’auteur et du sujet traité. Car Paul Marciano, en clinicien-chercheur intimement impliqué dans l’objet de sa recherche, à l’image de l’enfant-chercheur décrit par Freud, nous offre pour conclure une réflexion en abîme : le questionnement est permanent, le savoir n’est jamais tout, il se dérobe sans cesse, nous obligeant à une quête vivante qui jamais ne s’achève, déjouant ainsi le redoutable écueil de l’omniscience et de l’omnipotence.