La rencontre psychanalytique

La rencontre psychanalytique

François Richard

Editions Dunod, 2011

Bloc-notes

La rencontre psychanalytique

« Athènes me montra mon superbe ennemi / Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue / Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue / Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler / Je sentis tout mon corps, et transir et brûler. » Parangon de la rencontre que cette première rencontre entre Phèdre et Hyppolite : à la fois nouveauté sidérante d’une rencontre à laquelle rien ne préparait le sujet mais qui le saisit définitivement ; et réédition, palimpseste d’une rencontre qui a toujours déjà eu lieu, en d’autres temps, en d’autre lieux : « Je reconnus Vénus et ses feux redoutables / D’un sang qu’elle poursuit tourments inévitables ». En intitulant son nouvel ouvrage La rencontre psychanalytique, François Richard plonge au cœur du lien aussi étrange que massif qui unit le psychanalyste à son patient, reconnaissant à ce lien une force et une portée qui dépassent largement la « neutralité bienveillante » de l’un et « l’aptitude au transfert » de l’autre. Toute rencontre est une première rencontre : la rencontre psychanalytique hérite de cette vérité, mieux, elle lui donne ses lettres de noblesses, à l’image de cette patiente qui dit à François Richard lors des entretiens préliminaires : « C’est la première fois que je rencontre quelqu’un ». Parce que la situation psychanalytique est une rencontre, mais qu’elle est aussi le lieu d’observation et de reproblématisation de bien d’autres rencontres, à commencer par celle qui fait se « rencontrer » une mère et son nouveau-né, elle contribue à cerner « le fait fondamental de la rencontre interhumaine ».

À partir des propositions freudiennes de L’Esquisse concernant le lien entre le Nebenmensch, l’être-humain-proche, et l’infans, François Richard montre qu’il s’agit d’une rencontre intersubjective entre « non pas deux sujets qui préexisteraient à leur rencontre mais entre deux psychés se subjectivant par l’opération de leur rencontre ». Cette prise en considération d’une indifférenciation originaire et subjectivante permet à François Richard de dépasser la querelle stérile entre l’intrapsychique et l’interpsychique en conflictualisant de façon fine leur intrication dans ce moment de naissance de la psyché individuelle : « L’hypothèse de la rencontre interpsychique entre les deux protagonistes de la situation analysante peut alors être pensé dans toute sa complexité, laquelle ne se laisse pas réduire à une intersubjectivité facile, puisqu’il apparaît que la différenciation doit parfois en passer par une phase d’indifférenciation et, tout aussi surprenant cela puisse-t-il être, comprendre en passer par ne pas comprendre ». L’homologie de structure entre la situation anthropologique fondamentale et le dispositif analytique amène François Richard à privilégier une métapsychologie de l’altérité qui accepte le « malentendu structurel » au lieu de ramener tout énoncé inédit à du déjà connu. 

Sans cette expérience qu’il faut en passer par l’autre pour advenir à soi, mais que l’autre nous échappe néanmoins radicalement, il est impossible d’expliquer la dimension d’emblée tiercéisée du lien interhumain : « la notion d’être-humain-proche inclut l’hypothèse de la tiercéité émergente dès le début, sise dans la psychisme de la mère, ou, plus exactement, dans la relation entre celle-ci et l’infans ». Entre narcissisme et altérité, le  Nebenmensch, « cet autre irréductible au spéculaire », ouvre la voie de l’objet en emprutant la logique narcissique. C’est tout le paradoxe d’une rencontre en laquelle le sujet se reconnaît et qui pourtant ouvre sur la prise en compte d’une différence irréductible. Cette conception donne toute sa portée à la dimension éthique d’une telle rencontre, dimension sur laquelle Freud insiste quand il écrit qu’elle « est la source originaire de tous les motifs moraux », mais qui débouche chez François Richard sur une éthique de la technique psychanalytique elle-même. 

Au sein de cette éthique de la pratique, on peut se demander ce qu’il en est des situations-limites de la clinique contemporaine, situations dans lesquelles précisément il semble que cette première rencontre n’a pas eu lieu, ou qu’elle a connu des ratés. Car ce pourrait être un des écueils de l’ouvrage que de décrire une situation « idéale » de rencontre interhumaine fondatrice d’une éthique de la pratique psychanalytique qui se trouverait du coup singulièrement impuissante face aux nouvelles pathologies dans lesquelles le lien subjectalisant est et a toujours été au contraire en grande souffrance. La notion même de rencontre appartient pour une part à une tradition religieuse – peut-être spécifiquement monothéiste, mais néanmoins déjà présente dans le monde grec – dans laquelle rencontrer autrui, ou son prochain, c’est toujours peu ou prou rencontrer Dieu. Chez Lévinas, que François Richard commente longuement, le concept de visage comme lieu d’interpellation et de reconnaissance d’une altérité qui ouvre sur une responsabilité et permet d’échapper au règne du moi, hérite de cette tradition même si elle la transcende en partie. Mais l’originalité et l’intérêt de la démarche de François Richard est qu’il part des nouvelles pathologies limites, pathologies au cœur de ses précédents ouvrages, Le processus de subjectivation à l’adolescence et Le travail du psychanalyste en psychothérapie, pour se demander comment aller à la rencontre de ceux chez qui le fonctionnement psychique en extériorité invalide a priori la rencontre psychanalytique. L’enjeu est ici épistémologique : il s’agit pour François Richard de se positionner clairement dans une psychanalyse contemporaine aux enjeux complexes et multiples, aux positions divergentes et pas toujours réconciliables, « divisée entre l’approche privilégiant l’intériorité et celle qui admet l’impact de l’extériorité ».

Le paradigme adolescent, et son fonctionnement psychique narcissico-identitaire « où l’on trouve à la fois le refoulement et l’externalisation phobique du conflit intrapsychique, autrement dit une grande complexité de mécanismes défensifs ayant en commun un même négativisme », est l’une des clés de voûte de François Richard pour théoriser la pratique contemporaine du psychanalyste. Cette pratique doit selon lui à la fois intégrer cette clinique nouvelle, penser son lien à une modernité en proie à un nouveau malaise dans la culture, et refonder sa technique, sans pour autant aller dans le sens de la désexualisation de la psychanalyse anglo-saxonne. Car l’éthique prônée par François Richard ne fait pas, loin de là, fi du sexuel, qu’elle reconnaît au contraire comme au fondement de l’intersubjectivité. Relatant l’observation d’un bébé qui joue amoureusement avec le corps de sa mère, il écrit : « Ces deux-là se regardaient l’un l’autre, en un émoi plus érotique que sexuel, l’amour y emportant la partie : c’était cette personne unique là que voulait le bébé, c’était ce bébé unique là que voulait la mère – faire l’amour n’exprime-t-il pas exactement ce contact, cette rencontre interpsychique et intersubjective là ? »

À travers de beaux cas d’adolescents ou d’adultes, François Richard explore des continents-limites où l’agir côtoie la folie d’un dérèglement de tous les sens : la cure et l’implication en personne propre de l’analyste permettent des moments de reconnaissance mutuelle qui lèvent le clivage et font apparaître « une honte fondamentale, cachée par la réjection phobique », honte d’un sexuel incestueux que la recherche de l’excitation vient dénier tout en le donnant à voir. Ce beau livre dessine donc les lignes d’un avenir possible d’une psychanalyse qui combine la prise en compte théorique des remaniements que la clinique opère sur la théorie avec le déploiement d’une technique qui intègre jusqu’à la corporéité de l’analyste et l’expression de son ressenti, afin de rendre possible une rencontre psychanalytique authentique.