Un nouveau livre sur Georges Perec ! L’oeuvre du grand écrivain, disparu en 1982 à l’âge de 45 ans, n’a pas fini de nous troubler et d’interroger notre mémoire. Après les ouvrages de Philippe Lejeune, de Claude Burgelin, après de nombreux colloques et ouvrages savants rédigés par l' »OULIPO », l' »Ouvroir de littérature potentielle », le livre du psychanalyste Ali Magoudi ré-interroge la problématique de l’origine et de l’absence qui parcourt toute l’oeuvre de Perec, à partir de son livre « La disparition ».
La lettre fantôme explore les nécessités internes qui ont conduit Georges Perec à adopter un type de contrainte littéraire à partir duquel est bâti son roman, « La disparition », roman qui n’utilise pas une seule fois la lettre « e ». On savait déjà que cet immense lipogramme (du grec « leipo », « je laisse », « j’écarte ») était un procédé, une prouesse stylistique qui entrait en écho avec l’histoire personnelle de l’auteur : un père tué en 1940, une mère disparue à Auschwitz. Ali Magoudi élargit cette interprétation, refusant de ne voir là qu’un procédé littéraire, lui donnant toute sa dimension tragique.
Selon Theodor W.Adorno : « Écrire un poème après Auschwitz est devenu barbare ». Pour le philosophe, en effet, l’irreprésentable de la chose nazie devait entraîner toute représentation dans son désastre. En écrivant « La disparition », Georges Perec s’inscrit dans la même ligne. Le procédé stylistique, la contrainte oulipienne, s’efface donc ici devant la radicalité de la démarche. En ne tenant plus compte de la lettre « e », la lettre la plus courante de la langue française, Georges Perec intègre l’Histoire -l’histoire avec sa grande hâche- dans son oeuvre. On sait que le philosophe Vladimir Jankelevitch, grand spécialiste de Schelling et de la pensée allemande suivit une démarche identique après 45.
La lettre fantôme reprend donc « le cas Perec en l’inscrivant dans la problématique des effets de l’histoire sur le sujet de l’inconscient ». Avec « La disparition » le génocide juif s’inscrit en creux, aussi absent du livre que la lettre « e ». Il n’en ménage pas moins le vide autour duquel s’ordonne le récit. A. Magoudi rapproche cette démarche de celle de Claude Lanzmann dans son film « Shoah ». Dans cette oeuvre, en effet, le cinéaste refuse toute fiction cinématographique, indigne, selon lui, d’exprimer la nature réelle du génocide. Il réfute même toute image d’archives, « seulement capable de saisir la périphérie des faits et non le trou noir » (p.58). Auschwitz ne peut donc se penser. Auschwitz n’est pas l’enfer mais l’irreprésentable, l’impensable, au-delà de tout nom, « énigme plutôt qu’événement ».
Le génocide, thème majeur, s’inscrit donc en négatif dans « La disparition ». A partir de ce point de départ, A. Magoudi explore l’imaginaire perecquien, « l’Oedipe perecquien » grâce à l’analyse des formes nouvelles que prennent dans « La disparition », la tragédie de Sophocle ou le roman de Thomas Mann « L’Élu ». Ali Magoudi explore également les rapports subtils qu’entretiennent la mémoire et l’oubli chez Georges Perec, les formes complexes de la temporalité psychique à partir des souvenirs écran de l’écrivain.
On sait que Georges Perec a écrit chacun de ses livres selon un système particulier de contrainte. Certains ont voulu lire dans ce procédé la marque implicite d’un rapport inconscient aux 613 contraintes ou commandements de la loi juive. Perec, juif déjudaisé, définissait lui-même sa relation à l’identité juive comme relevant du manque, « comme la marque d’une absence, d’un manque et non d’une identité ». Quoi qu’il en soit, la contrainte hétérogrammatique était peut-être pour Perec une façon de garder la trace, sa façon de dire « Je me souviens ». Dans l’hétérogramme (forme de contrainte stylistique inventée par l’Oulipo), il existe, en effet, tout un champ sémantique organisé autour de l’isotopie du manque et de ses équivalents : l’enlèvement, le trou, etc….
Pour Georges Perec, l’écriture hétérogrammatique est donc une écriture autobiographique. Elle est un travail de mémoire. Pour l’écrivain, elle devait prendre le relais de sa tentative de décrire 12 lieux parisiens qui étaient pour lui les plus significatifs, dans le but de rassembler ses souvenirs. Cet effort fut associé, on le sait, à une expérience psychanalytique personnelle plusieurs fois répétée, pendant l’enfance, l’adolescence, puis la vie adulte. Dans « Les lieux d’une ruse », Georges Perec raconte comment cette analyse lui permit de mettre fin à « cette impression d’être une machine à moudre des mots sans poids ». « L’analyse dura le temps que mon histoire se rassemble » écrit-il. « Désormais, la trace en est inscrite en moi et dans les textes que j’écris ». Par la médiation du jeu verbal et des contraintes hétérogrammatiques, en effet, Perec met en mots une histoire qui est métaphore ou transfert de l’histoire subie.
Avec « La disparition », Perec retrouve la fonction primaire et défensive du jeu : la maîtrise de l’angoisse et de l’irreprésentable, le retournement de la passivité en activité, le refus du traumatisme et de la fatalité. En avril 1981, Georges Perec fit une conférence en Pologne. A Varsovie une jeune critique l’interviewa et lui demanda si, en tant que juif d’origine polonaise, il se reconnaissait dans une des lettres que Kafka adressa à Milena : » Je n’ai pas une seconde de paix, rien ne m’est donné, il me faut tout acquérir non seulement le présent et l’avenir, mais encore le passé , cette chose que tout homme reçoit gratuitement en partage. Cela aussi je dois l’acquérir, c’est peut-être la plus dure besogne. »
Perec frappé par cette question, recopia cette citation (David Bellos, 1994). Elle lui rappelait ce qu’il avait lui-même écrit à la fin de « Espèces d’espaces » : « Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes ».