Eros et Anteros

Eros et Anteros

Denise Braunschweig, Michel Fain

Editions In Press, 2013

Bloc-notes

Eros et Anteros

« Plus de 40 ans après sa première publication, Eros et Anteros a gardé toute sa fraîcheur et son caractère subversif dans le domaine de la sexualité et du désir humain » écrit Gérard Szwec dans sa préface. Denise Braunschweig et Michel Fain, étaient membres formateurs de la Société Psychanalytique de Paris (SPP). Michel Fain a été avec Pierre Marty, cofondateur de l’Institut de Psychosomatique.

Denise Braunschweig et Michel Fain font partie des psychanalystes contemporains qui ont durablement influencé la technique psychanalytique. Auteurs exigeants, libres et créatifs, ils se sont appuyés de façon très précise sur la métapsychologie freudienne pour mieux l’interroger, la bousculer et déployer avec rigueur leurs propres réflexions métapsychologiques. En s’intéres-sant à l’organisation du narcissisme, au changement d’objet chez la fille, au fétichisme, à l’investissement des organes génitaux pour l’une et en recon-sidérant les conditions d’apparition du fantasme originaire de la scène primitive, pour l’autre. 

Leur étroite collaboration qui s’est étendue de 1970 à 1981, a été particulièrement féconde et a donné naissance à deux ouvrages Eros et Anteros en 1971, et La nuit et le jour en 1975. Partant du constat que les résistances liées aux représentations inconscientes mobilisées par la réalité de la différence des sexes, constituent l’obstacle principal pour cerner la complémentarité sexuelle, Denise Braunschweig et Michel Fain ont voulu enrichir mutuellement leurs réflexions. Réflexions à deux qu’ils n’ont pas tenté de simplifier ou de rendre univoque. Pour eux il n’y a qu’une sexualité psychique, la libido, qui s’organise dans la complémentarité de la différence anatomique des sexes. Ce bel ouvrage sur le désir nous confronte d’emblée à « cette part qui reste inexprimable dans la mutualité du désir humain partagé. »

Les deux jumeaux Eros et Anteros représentent les deux tendances contradictoires internes au désir lui-même. Deux tendances qui s’opposent sans répit entre la constitution de liens amoureux (Eros) et le maintien de la cohésion du groupe (Anteros). Le désir sexuel des amoureux, expression égoïste du désir, est mal toléré par le groupe qui va établir des règles et une morale pour gérer le trop plein d’excitation sexuelle et tenter d’établir des compromis. Dans son chapitre sur la sexualité masculine, Michel Fain nous parle de cet homme névrosé vertueux quand il est seul, qui pris dans un groupe d’hommes genre « rouleurs de mécaniques » se trouve forcé à « jouer à l’homme », c’est-à-dire à ne pas « dévoiler l’enfant caché sous son complet veston ». Cet enfant qui obstinément transforme fantasmatiquement en sa mère toute femme qu’il pourrait approcher sexuellement. Le désir oscille entre deux pôles : une sexualité telle qu’elle apparaît chez les névrosés et fortement fixé aux objets oedipiens, et une sexualité de groupe répartie entre les investissements homosexuels massifs à peine désexualisés et l’investissement d’un meneur imaginaire qui pousse l’homme banal à avoir une certaine forme d’activité hétérosexuelle. Don Juan, meneur imaginaire, est la négation de l’échec oedipien. Ses amours sensuelles et éphémères rejettent l’existence du père dans l’inconscient et font ressurgir le culte de la déesse mère toute puissante.

Dans le chapitre sur les groupes érotiques féminins, les auteurs préfèrent employer le terme de  « discrète » plutôt que de « mystérieuse » pour qualifier la sexualité de la femme. Je les cite : « Il s’agit d’une discrétion qui recouvre l’acceptation des femmes de laisser croire à la faiblesse de leur sexe ». Les femmes, à condition de ne pas être d’ar-dentes féministes, savent exploiter la loi paternelle à leur profit et ce, à bas bruit. Nous y découvrons le groupe des Bacchantes, femmes hystériques représentant Sémélé mourant de plaisir dans les bras de son divin père et qui ne connaîtra de ce fait jamais la maternité. Les jeunes filles pré-pubères ricanant et s’excitant mutuellement en présence des garçons sont des analogons des Bacchantes.

Cet ouvrage très dense demande, il est vrai, un effort de lecture mais offre, en contre partie, au lecteur de réels moments de bonheur. Ce qui frappe avant tout est l’inventivité, la complexité et la rigueur avec lesquelles les auteurs déroulent leur pensée. De toute évidence le duo se nourrit du plaisir de leur dialogue et surprend le lecteur par des expressions très imagées, alliant des formules familières à des formules très psychanalytiques en passant par des expressions plus poétiques. Les auteurs s’inspirent autant de faits anodins de la vie quotidienne que de grands mythes fondateurs.

Au fil des chapitres, nous apprendrons, entre tant d’autres choses, qu’une Lilith reste tapie en chaque homme, féminité exi-geante et jamais assouvie ; que Narcisse amoureux d’un idéal qu’il craint de voir s’éloigner est pris par la fascination de la rencontre entre sa mère la Nymphe Liriope et son père le fleuve Césiphe ; que la jalousie est un vide de représentation et que le gradient de gravité de la jalousie dépend de la capacité à se représenter le fantasme de scène primitive ; que les amoureux ne trouvent le sommeil que dans les bras l’un de l’autre, alors que les partenaires des couples officiels se tournent chacun de son côté retrouvant le dortoir fantasmatique (non mixte) ; ou encore que la petite fille d’abord unie avec la mère contre le père, deviendra plus tard l’ennemie de la femme du père. Cette façon très moderne et originale de séparer radicalement la mère de la femme du père nous montre combien cet ouvrage s’inscrit dans l’ère du temps. Denise Braunschweig et Michel Fain nous donnent des idées fortes et toujours actuelles sur la complémentarité sexuelle, ce qui n’est pas sans résonance avec les débats brûlants de notre société.
Ce livre foisonnant et audacieux, bouscule les idées reçues, met notre pensée au travail et enrichit notre pratique de psychanalyste.