Entrelacs

Entrelacs

Annie Franck

Editions Hermann, 2015

Bloc-notes

Entrelacs

« Dans le transfert, l’écoute s’ouvre vers ce qui ne s’entend la plupart du temps qu’en sourdine : ce monde sensoriel qui habite ou déshabite un corps ou une parole ; le socle silencieux ; les empreintes charnelles d’une mémoire d’avant les représentations : les traces indélébiles de ce qui a fait trop précocement défaut, ou les stigmates jamais cicatrisés des traumatismes ; ce qui a réussi à faire trace sans souvenirs, sans refoulement, et qui ne cesse de s’actualiser : parfois en résurgences sous forme d’angoisses sans noms, ou bien – sur un versant moins douloureux – dans les sensibilités accrues à certains climats, certaines tonalités, certains mots, certaines intonations et les modalités de la présence ». Comment entendre ces différentes strates qui composent le transfert ? Comment entendre ce qui a été vécu sans pouvoir être éprouvé ? Comment faire jaillir d’un creux traumatique autre chose qu’un abîme, une représentation possible ?

Entrelacs, Résonances transférentielles, son 4ème ouvrage, poursuit le travail de ciselage de la matière transférentielle qu’Annie Franck avait déjà entrepris dans Beautés et transfert puis Psychanalyses entre mots. Cette fois-ci, l’auteur opère en inventant une forme narrative inédite, habitée d’un souffle poétique qui vient comme marteler et esquisser l’univers de l’auteur, épousant l’hétérogénéité même de l’objet dont il parle : le transfert. Sur les pages de gauche, le récit de trois cures se succède. Une pensée se déploie, nourrie de Piera Aulagnier, Winnicott, Dominique Guyomard ou encore Maurice Blanchot. Annie Franck raconte les séances, les apories, les avancées. Sur les pages de droite, les témoins parsemés ici et là de ce qui résonne dans l’écoute, s’y tient en suspens et traverse l’auteur pendant la séance. Il arrive aussi qu’ils surgissent dans l’après-coup de celle-ci amenant alors l’écoute au cœur de ce qui n’avait pas pu être entendu. Les textes ricochent, les associations se succèdent qui donnent une idée de la façon dont se font tous ces entrecroisements, ces entrelacs dont la matière forme le fil invisible du hors-mot de la cure.

C’est à l’entrecroisement de l’intime du monde de l’analyste et de celui du patient qu’Annie Franck écoute et pense. Là, depuis ce lieu si vacillant, si risqué, les présences en creux qui habitent l’analyste – émotions, sensations, images, pensées littéraires, picturales ou autres, sont comme des « réserves silencieuses », des ressources qui se mobilisent pour faire vibrer la parole et lui donner du corps. En écoutant un jour sa jeune patiente, elle pense à une toile de Maryan : le tableau, reproduit sur la couverture du livre, s’appelle Personnage et chien. Lui revient la vidéo visionnée lors d’une exposition consacrée à l’artiste : Maryan raconte une scène traumatique – l’exécution à laquelle il a survécu – scène qu’il ne cesse de revivre. Traçant alors le geste par lequel il peint la cicatrice, le trou de la balle dans son corps, il révèle l’endroit-même depuis lequel il peint : de l’intérieur du corps, de l’abîme traumatique qui s’est creusé en lui et qu’il tente en vain d’entourer, de circonscrire peut-être, à coups de pinceau. Il peint depuis ce lieu qui relie le dedans et le dehors, rendant alors à sa souffrance une visibilité qui permettrait peut-être enfin alors l’adresse à l’autre.

Percutée par cette peinture, Annie Franck se met à entendre, entendre à ce niveau-là, celui de cette sensation réactualisée. Elle ressent et entend alors ce corps en détresse, celui de Maryan bien sûr mais aussi celui de sa patiente Anémone. L’effondrement entendu depuis le lieu de son éprouvé, qui n’a rien de métaphorique, il s’agit alors de tenter de mettre en mots à la « façon d’une mère » c’est-à-dire dans cette nécessaire
« violence de l’interprétation » pour reprendre les mots de Piera Aulagnier, en nommant les sensations, en « reliant les (…) opposés (…) pour permettre de faire « émerger de tout ce maelstrom brûlant un sentiment de chagrin supportable ». Ici, chez Anémone et chez Maryan, mais aussi chez les Mélocotone et Celia, les deux autres patientes évoquées dans ce livre, le trou en soi n’est pas une métaphore. Il est vécu par la patiente. Et la souffrance qu’il produit ne peut-être adressée dans l’analyse que si, d’une certaine façon, il est vécu à son tour par l’analyste. La réactualisation par le transfert se passerait d’une certaine façon en deux temps : quelque chose est dit, entendu dans le meilleur des cas par l’analyste. C’est de ce vécu enfin partagé que pourrait naître la représentabilité même du traumatisme.

C’est précisément parce qu’Annie Franck s’expose à ces vécus transférentiels intenses qu’elle peint le transfert comme Maryan Personnage et chien : depuis l’intérieur. Etre ouverte et traversée, prendre le risque d’être entamée soi-même par quelque chose au bord de l’insupportable pour pouvoir entendre et en témoigner par un travail d’écriture à la puissance littéraire de laquelle nous pourrons peut-être entendre à notre tour, lecteur, ce qu’engage la psychanalyse comme pratique, lorsqu’elle prend le risque de lâcher les filets de la rassurante théorie.