On ne sort pas indemne de la lecture du dernier ouvrage de Simone Korff-Sausse, à la fois bouleversant et revigorant par le récit de ses rencontres cliniques avec les multiples facettes du handicap. Ce livre profondément original est publié dans la collection Théma/Psy dirigée par Manuelle Missonnier, qui a pour objectif de présenter une problématique avec un style très personnel. Et Simone Korff-Sausse s’engage avec une profonde authenticité sur cette voie, en tentant de trouver dans l’après-coup, après quarante ans de pratique de psychologue clinicienne et de psychanalyste, le fil rouge de ce qui a motivé son engagement et ses recherches dans le domaine du handicap et, plus largement, des cliniques de l’extrême et des corps extrêmes, abordés notamment à partir d’une approche psychanalytique de la création.
Ce n’est pas sans une once de nostalgie qu’on la suit d’abord dans le contexte des années 1970 où elle a été formée et a débuté son aventure de praticienne : « on était portés par l’intérêt pour la folie. Tous les internes en psychiatrie étaient en analyse. C’était la période d’une psychanalyse triomphante et dominante ». Cette période, constate-t-elle, est révolue et l’on soupire avec elle à l’évocation des réunions institutionnelles où l’on parle un langage managérial… Faut-il malheureusement la suivre quand elle écrit que « lorsque, maintenant, de jeunes thérapeutes disent qu’ils voudraient entamer un cursus dans une société de psychanalystes », elle a envie « de leur demander si vraiment ils veulent consacrer autant de temps, d’argent et d’énergie pour être formés, dans dix ans, à un métier qui peut-être n’existera plus… » ? Bien évidemment, Simone Korff-Sausse a le sens des formules provocatrices pour nous faire en fait partager la force de son engagement passionné et tout son livre invite non pas au renoncement, mais au contraire à la perpétuation de l’inventivité d’une clinique psychanalytique avec des patients pas comme les autres : s’ils ne parlent pas, c’est faute surtout de pouvoir être écoutés.
Ce qui la passionne avec ces patients hors normes, c’est de partir en quête de ce qu’ils pensent et disent avec d’autres modes de communication que le langage verbal. L’auteure écoute avec l’œil et aussi avec tout son corps le langage non verbal des personnes handicapées et son livre agit comme un puissant révélateur non pas seulement de l’enfant en souffrance dans ses patients, mais aussi de leur intense créativité, si toutefois on leur offre une écoute de toute leur sensorialité et de leurs mouvements, d’abord énigmatiques puis lourds de sens, pour peu que leurs messages puissent être déchiffrés, ou, plus exactement, pour peu que leur souffrance prenne sens et s’apaise quelque peu dans la richesse d’une rencontre où des émotions partagées puissent enfin s’éprouver. Bref, elle propose un véritable « changement de paradigme » en visant dans ses travaux à ce que les sujets qui ne parlent pas ne soient exclus ni de la pratique ni de la théorie psychanalytique.
Bien sûr, l’auteure s’éloigne de ce qu’elle nomme l’orthodoxie psychanalytique et elle n’hésite pas à avancer en deçà des chemins freudiens, oubliant peut-être parfois que Freud a aussi pris en compte le langage du corps et de l’acte, dès le début de son œuvre dans les études sur l’hystérie, mais aussi au fil de l’ensemble de ses écrits. Elle redécouvre Ferenczi, et s’inspire de Bion, Christopher Bollas, Thomas Ogden, Grotstein, Antonino Ferrero qui l’ont renforcée dans la conviction que le plus important est ce qu’est le psychanalyste, plutôt que ce qu’il fait.
Simone Korff-Sausse a le rare talent de parler sans jargon à tout lecteur, et un hommage doit lui être rendu pour avoir largement contribué à intégrer la clinique du handicap dans le champ de la psychanalyse. Arthur, l’enfant de vingt mois qui lui a tout appris, selon la fameuse formulation de Winnicott, a initié leur rencontre par une claque inattendue, à laquelle elle lui a répondu : « mais qu’est-ce que tu veux me dire par là ? ». On ne saurait mieux engager une vraie relation psychanalytique avec un très jeune enfant considéré comme « infirme moteur cérébral ». À deux ans, en psychothérapie, il refuse que sa thérapeute tente de remettre la roue détachée d’une voiture qu’il affectionne, roue irrémédiablement cassée qu’il jette sans cesse. Et elle comprend que cet enfant lui dit qu’elle n’est pas là pour qu’elle le répare, mais pour qu’elle comprenne ce qui lui arrive. Il ne s’agit pas alors d’évaluer une psychothérapie au long cours, mais de tolérer l’inconnu : « ce qui me reste d’Arthur est non pas des résultats objectivables, mais “ une expérience émotionnelle partagée ” — comme le formule Bion — que j’ai vécue avec lui, qui m’a permis de devenir l’analyste que je suis. » Tout est dit et l’expérience émotionnelle partagée définit aussi la singularité de l’engagement du lecteur dans cet ouvrage pour dire l’indicible.
Mais ce livre n’est aucunement pétri de bonnes intentions larmoyantes, bien au contraire ! L’auteure décrypte de façon salutaire les formations réactionnelles à l’œuvre dans les équipes, les institutions et aussi chez l’analyste, notamment les vœux inconscients de mort, si impensables. Les souhaits meurtriers non exprimés sont bien plus dévastateurs que leur prise de conscience. On sait que Simone Korff-Sausse a particulièrement exploré les figures du handicap à partir de la création artistique dans son ouvrage D’Œdipe à Frankenstein : figures du handicap (2001).
Les deux derniers chapitres du livre témoignent du talent particulier de l’auteure pour renverser les perspectives et interroger les idées reçues : on retrouve pour notre plus grand plaisir la plume satirique et originale de Simone Korff-Sausse dans Plaidoyer pour l’enfant-roi (2006) et Éloge des pères (2009).
Cet ouvrage, une fois la dernière page trop vite atteinte, laisse au lecteur l’empreinte d’une profonde conviction : la psychanalyse n’est jamais aussi vivante, percutante et créative que quand elle s’intéresse aux cliniques qu’on a souvent considérées, à tort, comme hors de son champ. Pour pouvoir les écouter, Simone Korff-Sausse nous invite aussi fondamentalement à une exploration psychanalytique des œuvres d’art qui nous éclairent peut-être davantage que toute théorie labellisée.