Comment résister aux projections parentales ?

Comment résister aux projections parentales ?

Claude Bénazéraf

Editions Gradiva, 2015

Bloc-notes

Comment résister aux projections parentales ?

Dans les études longitudinales prospectives se pose toujours la question de ce qui persistera ou disparaîtra chez le jeune enfant au cours du développement. C’est toute la question de la continuité-discontinuité. Dans nos études longitudinales, nous étions toujours frappés par la continuité robuste des projections maternelles sur l’enfant au cours du temps. De ce fait, nous avions parié que ces projections, selon leur degré de pénétrance,  allaient plus ou moins profondément orienter les choix psychiques de l’enfant. Chez certains, se créaient des équivalents de cryptes (Abraham, Torok), alors qu’on notait chez d’autres la continuité d’une aliénation par le projet parental causant simultanément un processus de dé-subjectivation. Chez d’autres, encore, si on percevait les empreintes subtiles des significations partagées, les enfants semblaient composer assez adroitement – et sans trop de frais – avec les introjections des projections parentales.
A l’époque on invoquait beaucoup la transmission transgénérationnelle et nous étions incapables de déchiffrer les caractéristiques psychiques des enfants parvenant à s’affranchir des pressions parentales – créant la discontinuité – comparées aux soumissions dont devaient  s’accommoder d’autres qui révélaient la continuité de la colonisation parentale. Nous pensions bien que certaines fonctions psychiques jouaient un rôle déterminant dans ces processus d’hébergement ou de résistance à ces projections.

Tout d’abord, on évoquait la toxicité des projections, c’est-à-dire, leur degré de coercition, d’emprise et de pénétration. Puis on notait les situations où la tiercéité était assez puissante pour éviter à l’enfant une inféodation totale à un parent. Enfin, on s’est rendu compte que l’activité défensive des enfants jouait un rôle important : si certains enfants hébergent des valeurs parentales qui sont idéalisées et deviennent le fondement d’identifications positives (comme dans ces familles où une affiliation professionnelle (Bach) est passée d’une génération à l’autre), chez d’autres, les projections parentales sont saisies comme un corps étranger qui s’enkyste et reste hétérogène, grâce au clivage. Ce dernier peut être très marqué – comme dans les cryptes – ou peut être fonctionnel, parvenant même à être transitoire, souvent à notre grande surprise. Je vais vous présenter un tel cas en illustrant mon exposé par des enregistrements vidéos* qui permettent de révéler le mimétisme fantasmatique très puissant qui attache une mère à sa fille : l’exactitude des reproductions chez la fille des fantasmes sexuels et masochiques de la mère est puissamment véhiculée par le choix des mots, par l’expression de l’affect (entre autre le dégoût). La vidéo permet de mieux situer l’évolution de la continuité et de la discontinuité. Je vais vous montrer 3 extraits : le premier quand l’enfant a 13 mois, puis 8 ans et enfin  22 ans. L’enfant est âgée de 13 mois lorsqu’elle m’est envoyée. Au cours d’une thérapie mère-bébé, je m’aperçois que la mère impose une éducation par l’exercice de la frustration : elle montre à l’enfant une barre de chocolat en l’instruisant simultanément à résister à son désir, en éloignant, puis en cachant le chocolat. L’enfant réclame, mais la mère persiste à développer chez sa fille la pratique de l’ascèse et du renoncement. Elle tient cette idéalisation de la censure d’une enfance hyper-sexualisée, à un contact trop étroit avec la sexualité parentale, surtout paternelle et elle s’est donnée inconsciemment la mission d’enseigner à l’enfant la résistance aux désirs dans le but d’éviter qu’elle soit trop exposée à l’hyperexcitation qu’elle-même a connue. L’anorexie était surtout le résultat d’un apprentissage du self-contrôle. Au cours des premières séances, la mère a révélé un dégoût pour son corps de femme et une négation déterminée de la différence des sexes en faisant l’éloge d’une représentation idéalisée, à savoir : l’androgynie.

1er extrait
Commentaire : l’idéal de la femme androgyne, collé à la fillette, est le corollaire du déni de la corpulence sexy. Ce fantasme est si péremptoire et chargé narcissiquement que je ne pouvais qu’être inquiet quant au futur de l’identité de genre de cette fillette. L’anorexie induite joue plusieurs rôles : éduquer l’enfant au renoncement pulsionnel, mais aussi éviter que l’enfant, devenue ronde, puisse attirer le regard du père. Ce dernier est d’ailleurs tenu à l’écart par la mère qui lui laisse peu de place. Inquiet par le radicalisme du fantasme androgyne, j’ai envoyé cette mère en psychothérapie après la thérapie mère-bébé.

2ème extrait
La fillette, 8 ans, commence l’entretien sur le thème de la négation des différences sexuelles  en disant que son frère veut épouser son meilleur copain. Commentaire : Je suis évidemment saisi par la reproduction, par l’enfant, du thème de l’androgynie. L’horreur de la scène de la naissance est empreinte de sadisme et montre que l’enfant s’arrime à la défense maternelle : l’androgynie permet de nier la différence des sexes et d’éliminer la castration. Elle ne veut pas être un garçon, elle veut être un tout indivisé, comme la boule du Banquet de Platon. Je me pose toujours la question du mode de transmission transgénéra- tionnelle de ces contenus fantasmatiques extrêmement précis. A un moment donné, Freud semblait pencher vers la transmission de la pensée. Je pense plutôt au rôle des représentations agies répétées 1000 fois et reprises par l’identification de l’enfant. Inutile de vous dire que mon inquiétude diagnostique est à son comble : la fille a été envahie par le fantasme maternel princeps. Comment va-t-elle s’en sortir ? C’est la question que je lui ai posée 14 ans plus tard, lorsqu’elle a 22 ans.

3ème extrait
L’étonnement, ici, provient du ton assuré avec lequel la jeune femme parle d’elle-même, de sa sexualité et de sa relation à sa mère. Loin d’avoir été entièrement envahie par l’idéal androgyne, elle semble assez libérée de la tutelle idéologique de sa mère. En tout cas, je ne perçois pas d’aliénation, ni de maintien du désir d’abolition de la différence des sexes. Elle a une vie sexuelle pleine et en est à sa deuxième relation de plusieurs années avec un garçon. Je suis saisi par l’éloignement – relatif – qu’elle a pu établir avec la fantasmagorie maternelle. Certes, elle porte certains stigmates du radicalisme féministe de sa mère, notamment lorsqu’elle accompagne d’un geste très carré sa description de l’éducation qu’elle a infligée à son ami. Mais elle semble avoir dépassé l’horreur du sexe et de l’accouchement et se réjouit d’avoir 4 enfants, mais démontre encore la préférence pour le sexe opposé en disant vouloir un garçon en premier. Ma question est la suivante : comment a-t-elle réussi à neutraliser l’aspect toxique de la négation de la différence des sexes imposée par sa mère ? De quoi est faite la distance qu’elle a établie avec l’idéologie maternelle ? Une des réponses possibles me semble localisée dans une forme particulière de clivage. Rappelons-nous que Freud pensait que le clivage peut s’exercer chez chacun et qu’il n’est pas l’apanage exclusif de la perversion et de la psychose.

Concernant cette jeune femme, j’emploierais deux termes pour qualifier le clivage : un clivage fonctionnel, appelé en renfort quand l’enfant est inondée par les fantasmes maternels. Celui-ci semble s’effacer à la faveur de la puberté et de l’acceptation de la féminité comme différente de la virilité. J’emploierais aussi la notion d’un clivage poreux, permettant un échange entre la réalité de la différence des sexes et le fantasmes androgyne.  Il y a donc eu transformation et neutralisation relatives à l’idéologie androgyne. On peut le constater, tout en restant sur notre faim pour expliquer ce qui favorise l’aspect transitoire et poreux du clivage entre la représentation de soi comme femme et la représentation androgyne dans ce cas, alors que la clinique nous montre souvent que le clivage est devenu une structure figée. Cela reste une question ouverte.