Le dernier numéro de l’Annuel 2013, Psychanalyse, les traversées exprime remarquablement l’audace de la vie scientifique de
l’Association Psychanalytique de France. Une navigation périlleuse s’amorce avec une première partie consacrée aux textes exposés lors des Entretiens ouverts de psychanalyse de l’APF de janvier 2012, soit un ensemble de conférences représentant un travail de recher-che sur le thèmeCourants, remaniements, transformations en psychanalyse. La deuxième partie de l’ouvrage regroupe plusieurs textes témoignant du travail scientifique de cette même année 2012, un corpus de textes autour du Roc du féminin proposé aux Entretiens de juin 2012, plusieurs exposés originaux présentés à la Journée annuelle de Lyon en mars 2011 ou encore à l’occasion de débats
internes à l’APF.
Première traversée, l’ensemble des conférences tenues aux Entretiens ouverts de Janvier 2012. Avec Permanence de l’objet œdipien, Jean-Claude Rolland aborde la question œdipienne, il avance dans son texte comme on avance dans une cure, ou encore dans une auto-analyse. Petit à petit, sans évoquer directement le transfert, il se montre saisi par lui ainsi qu’on peut l’être dans une cure quand une zone de brouillage, imposée par la névrose, apparaît et résiste au transfert lors du déclin de l’Œdipe. Ce texte montre comment une pratique originale de l’analyse et son travail d’écriture après-coup transforment aussi l’analyste, comme si l’expérience transférentielle en elle-même avait un effet interprétatif laissant affleurer un déjà-là que l’analyste semble avoir toujours su. On le saisit notamment lorsque l’auteur re-découvre douloureusement que « dire, c’est faire » et aussi au moment de la conclusion : « Cette langue dénudée, d’où vient-elle, et quelle fonction, qui n’est certainement pas linguistique, assure-t-elle ? Elle est sans doute transmise dans le paquet hétéroclite de la langue maternelle. » On pourrait ajouter, toujours en citant J.-C. Rolland que « L’écoute de cette langue, son traitement par la parole associative et l’interprétation modifieraient son économie et, par cette médiation, modifieraient la relation conscient/inconscient, qui organise l’espace psychique, son architecture comme sa significativité. » Lors de la discussion, Laurence Kahn revient sur la théorisation de l’acte en opposition au mouvement -ou à la compulsion- de représentation, alors que Claude Barazer interroge la forme du texte mettant en avant le trouble que provoque sa lecture, insistant sur les effets de la colonisation du langage par l’inconscient.
Par un autre bord, Navigare, titre de la conférence de Viviane Abel Prot, évoque les transformations psychiques au cours de la cure-type aussi bien chez le patient que chez l’analyste. L’auteure s’appuie sur deux cas cliniques, elle y reprend l’engagement transférentiel de l’analyste. La partie théorique du texte se place dans la tradition analytique la plus classique : « Seul le transfert, qui n’est pas de l’ordre du savoir, entraîne la conviction chez l’analyste et le patient. Il est une terre dangereuse mais sûre, puisque le processus de transformation passe par lui. »
V. Abel Prot nous montre à travers ses deux cas cliniques son inventivité, sa créativité, sa liberté transgressive. Par exemple à partir d’un tableau de Magritte, Empire des lumières, nommé par la patiente « Empire des ténèbres » ou encore en renversant la proposition habituelle du phénomène psychosomatique. L. Kahn ouvrira la discussion sur ce point : « En fait, je me suis demandée si ce ne sont pas, là, les systèmes de causalité de la psychosomatique que tu interroges. Le désordre du corps dépasse le sens ; et c’est bien le désordre infligé par le soma œuvrant dans un absolu silence, dans une muette ignorance de la vie psychique, que tu questionnes. » La discussion s’organise ensuite autour de la mise en tension des théories psychosomatiques opposées à la théorie psychanalytique.
La journée d’Entretiens se termine par la conférence de Jacques André, Ça déménage qui concerne l’actualité des théories. L’auteur s’étaie sur les deux topiques freudiennes pour proposer un nouvel axe de réflexion privilégiant l’analyse du moi. Observant ce qu’il nomme « nouveaux patients », il centre son travail sur cette nouvelle approche du moi. « Si l’analyse du moi se fait le plus souvent hors des chemins de l’interprétation, c’est qu’elle transite plus volontiers par le site de la cure, par le transfert du moi sur le site (…) plutôt que par les transferts sur la personne de l’analyste. » Question d’une nouvelle approche théorique qui demeure ouverte et fera débat lors des discussions vives entre l’intervenant et les deux discutants. D’une toute autre nature est la partie, Travaux. Les textes concernent le féminin pour deux d’entre eux, les trois autres furent présentés lors de la Journée annuelle de Lyon en 2011.
Dans Le déménagement, texte de Patrice Brunaud, comme dans la conférence de J. André, un fait réel impulse un changement dans la cure et chez les patients. « Je ne sais plus où j’habite » dit une patiente réellement en cours de déménagement, elle ajoute : « Je préfère le cul entre deux chaises que les deux pieds dans le même sabot ». Dans une jolie formulation, l’auteur propose : « Face au monde de la persécution, il faut savoir accepter des situations imprévues qui bousculent le cadre habituel de l’analyse, être un temps le jouet de son patient, et ensuite c’est le jouet qui va apprendre à jouer à l’enfant. » Ce qui lui permet d’illustrer ses choix théoriques pour montrer comment cette patiente passe de la position schizo-paranoïde à la position dépressive, en constituant un espace transitionnel. Ensuite Brunaud nous embarque, littéralement, dans un groupe de paroles constitué avec huit patients psychotiques qui vivent tous en foyer en instance de déménagement. L’auteur nous livre ici sa mobilité psychique à partir du jeu des signifiants, de jeux de mots, et va illustrer ses positions théoriques sur le transfert.
Il faut qu’il croisse et que je diminue est le titre choisi par Hélène Hinze pour son texte. Elle y pose un certain nombre de questions, en particulier comment l’analyste utilise son propre psychisme, ses propres associations et se soumet à sa propre transformation pour penser et mobiliser son patient. Deux cas cliniques sont exposés dont le premier, de façon surprenante, met en scène le retable d’Issenheim. Elle sait traduire avec beaucoup de simplicité, son cheminement psychique qui la conduit jusqu’à l’oubli du mot « oubli ».
Avec En courant, Françoise Laurent montre comment elle aussi associe, perlabore, fragmente et pense une patiente qui se transforme à travers la cure, en même temps que la contrainte d’écrire le cas pour cet article la transforme elle analyste. Françoise Laurent aborde également la question difficile de l’érotisme urétral.
Dans Le féminin du site, Évelyne Sechaud s’interroge pour savoir comment les aspects du féminin chez chacun des acteurs de la cure, analyste et analysant, peuvent faciliter ou au contraire, faire obstacle au processus analytique. Elle discute aussi la différence entre aspect instinctuel maternel, permettant l’identification profonde aux besoins de l’analysant, particulièrement sollicitée lors des menaces d’effondrement du patient, et l’aspect instinctuel féminin. Enfin, elle termine par le travail du féminin chez l’analyste, quand son attention flottante lui permet de se laisser pénétrer et par la parole du patient et par ce qui vient de lui.
Beaucoup de bruit pour rien de Bernard de La Gorce, dernier article de la publication, met en lumière le point de vue d’un analyste homme sur le féminin, les relations sexuelles et le transfert.
C’est dire toute la richesse de cette livraison 2012 de l’Annuel de l’APF, Psychanalyse, les traversées, une invitation à entreprendre une navigation « au plus près » sur l’ensemble de ces textes, véritable aventure mobilisatrice témoignant de la vitalité de l’Association.
Bon vent !