« Avant la naissance, jusqu’à l’ultime instant de la mort, les hommes et les femmes ouïssent sans un instant de cesse », écrit Pascal Quignard. Mais l’enfant sourd, le Sourd, vient faire objection à cette pérennité naturelle de l’ouïe. Dans le vaste champ du handicap, la surdité constitue un monde en soi, un monde bruissant, plein de passion et d’idéologie. Depuis l’antiquité, le Sourd fait parler, penser, agir à la mesure de sa mutité supposée : philosophes, religieux, pédagogues, médecins et plus récemment psychanalystes questionnent cette figure du silence. Le Sourd fait violence parce qu’il se tient dans une zone limite, celle qui sépare l’humain et l’inhumain. Un seul commandement traverse donc les siècles : que le sourd parle. Que la parole vienne décompléter ce sujet qui échappe, qui n’obéit pas. (Ecouter en latin c’est obaudire qui a dérivé en obéir). Parole orale versus parole en Signes, modalités qui s’opposent encore souvent faute de se tisser souplement, au fil du temps.
Dans le cadre de cet article, je me centrerai sur l’invention la plus récente qui a profondément bouleversé le paysage de la surdité : l’implant cochléaire. Expérimenté en France en 1957, il s’est développé dans les annnées 1990 pour les adultes devenus sourds avant d’être proposé aux enfants sourds profonds (et plus récemment sourds sévères). En quelques mots, précisons que l’implant cochléaire est un appareillage complexe qui comporte une partie interne implantée chirurgicalement et une partie externe amovible. La partie externe se compose d’un micro-processeur et d’une antenne posée sur les cheveux, derrière l’oreille, fixée à la partie interne par un aimant. Le processeur vocal externe capte le son qui est transformé en signaux électriques transmis à l’antenne. La technologie actuelle utilise un champ électromagnétique pour franchir, au niveau de l’antenne, la barrière cutanée. Le processeur-récepteur interne décode le signal qui circule, via un porte-électrodes, jusqu’à la cochlée. Les électrodes (entre 16 et 24) sont introduites dans la cochlée, stimulant les fibres nerveuses auditives à différents niveaux. Le nerf auditif transporte finalement l’information au cerveau qui doit l’interpréter. Quelques semaines après l’opération, il est procédé au « branchement ». Des réglages externes sont effectués, activant les différentes électrodes, définissant le champ auditif de chaque patient, entre seuil de perception et seuil de douleur. Entre opération et branchement, le patient est dans un monde étrange, dans l’attente du grand jour. Le patient adulte devenu sourd, « homme branché » peut alors, en principe, retrouver l’objet sonore perdu et « entendre » sa propre voix et la voix et la parole de l’autre. L’enfant sourd de naissance peut, en principe, percevoir progressivement la voix de sa mère et se mettre à parler « naturellement ». En principe car nous verrons que ce n’est pas si simple… Suffit-il d’entendre pour parler ? Ouïr pour dire ?
Les « Sourds en colère »
Le développement de l’implant pour les enfants sourds a fait réagir violemment la communauté sourde face à ces hommes-machines et à ces enfants-robots avec une antenne sur la tête, petits Martiens extra-terrestres. Un déferlement imaginaire s’est alors répandu autour d’expérimentations médicales qui auraient eu lieu sur des sourds adultes « cobayes » de la science : infections, morts après implants, implants expérimentaux sur des patients psychotiques incapables d’un consentement éclairé, décompensations psychotiques… Ces rumeurs n’étaient pas totalement sans fondement.
La saisine du Comité d’éthique a permis de clarifier un peu la situation en posant des garde-fous à l’avancée médicale triomphante peu encline, au départ, au questionnement. La question qui se posait au fond était celle de l’eugénisme de la population sourde qui parlait d’épuration ethnique renvoyant à l’histoire des sourds. Les Sourds allaient-ils disparaître avec l’implant ? Au fil des années, l’implant cochléaire est devenu moins diabolique et les craintes quant à une éradication de la surdité et des Sourds se sont nuancées à l’épreuve des faits et de la clinique : un adulte implanté reste sourd. Un enfant implanté reste un enfant sourd et la disparition de la langue des Signes n’est pas pour demain… Ce point fait consensus entre un monde médical plus mesuré et un monde des Sourds moins terrifié. Cette lente évolution des idées permet de questionner autrement, au cas par cas, le branchement de l’homme à la machine : comment penser cette hybridation ? Comment la construction identitaire en est-elle affectée ? Comment modifier nos représentations ? Qu’est-ce qui se joue au niveau de la subjectivité ?
L’implant cochléaire convoque l’inquiétante étrangeté dont parle Freud quand l’animé s’allie à la machine dans un mariage de raison entre l’homme et l’oreille électronique. Robot, extra-terrestre, martien, cyborg sont des appellations fréquentes autour du sujet implanté. Cette « mécanisation du vivant » exemplaire réalise une transgression : faire entendre le sourd et parler le muet. Mais la prise de parole est-elle garantie pour autant ? Contrairement à d’autres dispositifs internes (pacemaker, broche) ou greffes, l’implant a la particularité d’avoir une double polarité dedans-dehors : la partie interne « aimante » la partie externe. Il faut donc chaque matin se brancher, ajuster son antenne. L’implant questionne inlassablement la limite interne/externe, le passage du son « dans la tête ». Ce qui renvoie aux angoisses d’intrusion dans le cerveau, centre du langage et de la pensée.
Ce branchement quotidien n’est pas sans effets subjectifs : quand Mourad, par exemple, porte son implant, il parle à ses copains comme un entendant. Mais au judo, sans implant, il devient sourd et les autres ne réalisent pas le changement de statut. Il perd alors le sens de ce qui se dit, redevenant radicalement sourd bien que parlant. Il en est de même la nuit et dans toutes les situations bruyantes de la vie quotidienne. Loin d’un beau continuum perceptif, l’enfant ou l’adulte implanté change de statut au cours de la journée. L’interlocuteur ne peut saisir cette variabilité auditive et poursuit son discours sans se douter de cette rupture. « La discontinuité d’être » ne peut qu’être facteur de fatigue, d’inquiétude voire d’étrangeté radicale quand ce n’est pas pris en compte par l’environnement. Les enfants ne peuvent s’en plaindre, subissant la situation. Ce sont les paroles des adultes implantés qui peuvent nous transmettre ces difficultés peu reconnues qui génèrent un intense travail psychique de symbolisation et d’appropriation subjective.
Un statut de Sourd-Entendant
Pour les adultes devenus sourds, il s’agit, avec l’implant, de retrouver l’objet sonore douloureusement perdu. Après le branchement, les patients évoquent souvent un monde sonore qui s’engouffre comme un intrus, « un violeur » provoquant des réactions d’effroi, de jouissance, de douleur, d’étrangeté. Mais les retrouvailles sont impossibles en fait : il y a un écart plus ou moins important avec les sons, les voix originaires. Une grande variabilité clinique existe autour de ces retrouvailles. Un précieux écrit clinique d’une patiente adulte implantée à 40 ans, témoigne de la radicale étrangeté de cette expérience sensorielle et subjective : « crépitement d’huile bouillante, bruit robotisé, métallique, asexué, fatras, chaos sonore… ». Ce qui est perçu n’est pas du côté de l’humain, de la voix humaine, de la parole humaine. Il s’agit donc pour cette patiente d’apprivoiser « l’intrus non- humain », de tisser des liens entre souvenirs et sensations, de reconstruire un monde sonore sans signification pour que progressivement du sens émerge. Il s’agit de localiser des bruits de voix qui semblent venir derrière l’oreille, de rétablir une continuité dans un perceptum discontinu, de pallier visuellement ce qui n’est pas entendu. Devenir un Sourd-Entendant, toujours entre-deux mondes… Ce récit du travail de subjectivation nous fait approcher la difficulté de l’entreprise. N’est-ce qu’une histoire singulière ou la réalité de nombreux patients adultes implantés ? Enfin, ce parcours, du chaos sonore à l’émergence du son puis du sens peut-il être transposé à l’enfant implanté qui ne peut rien en dire avant longtemps ?
L’infans implanté
Actuellement, avec le dépistage précoce de la surdité en maternité, la tendance est à l’implantation dès l’âge de un an, voire plus tôt pour que l’enfant entre le plus rapidement possible dans un processus naturel d’appropriation de la langue maternelle. Cette perspective de naturalité d’accès à la langue par une technologie de pointe « artificielle » ouvre des possibilités nouvelles quant aux relations de l’enfant sourd avec ses parents qui parleraient ainsi la même langue, puissant facteur de restauration narcissique. Ce que la langue des Signes ne permet pas de la même façon. Mais la clinique résiste, une énigme a surgi qui agite les professionnels de la surdité : malgré l’implant, tous les enfants sourds ne se mettent pas à parler. Un tiers des enfants « répondent » très bien à l’implant avec une prise de parole qui tend à se rapprocher de celle d’un enfant entendant. Un autre tiers entre dans la langue orale avec un certain retard de langage et une scolarité adaptée. Enfin, le dernier tiers de la population, le plus mystérieux encore, n’entre pas ou peu dans la langue orale. La perception est bonne mais ne permet pas à ces enfants de prendre la parole oralement de façon « satisfaisante ». La langue des Signes est alors proposée, souvent trop tardivement.
Pour expliquer cette « résistance à l’implant », de nombreux critères de prédictibilité sont définis par les professionnels (âge lors du dépistage, lors de l’implant, origine de la surdité mais aussi fantasmes parentaux, etc.). Un autre abord met l’accent sur des troubles spécifiques du langage et des fonctions cognitives que l’implant viendrait révéler. Un bilan neuro-psychologique est alors demandé. Une perspective psychanalytique qui ne va pas à l’encontre des autres hypothèses questionne cependant « la naturalité de la prise de parole » qui serait liée à une « bonne » perception : comme s’il y avait une continuité entre une perception passive d’un matériau langagier et l’appropriation de la langue. Cette conception audiophonologique de l’accès au langage est restrictive : l’infans, entendant ou sourd, prend la parole dans la rencontre signifiante et désirante avec la mère. La perception nous dit Freud, est un processus actif, « une dégustation des stimuli », réglé par des investissements pulsionnels en lien avec le plaisir d’ouïr et le désir d’entendre la voix maternelle, dans un filtrage progressif et interactif du monde sonore. La mère est porte-parole. Progressivement, le mot fait sens et l’accès à la symbolisation devient possible. On peut faire l’hypothèse que ces étapes originaires de « la naissance au langage » ne se sont pas produites chez un certain nombre d’enfants sourds implantés et que la perception bien qu’excellente ne permet pas l’embrayage vers le signifiant et le sens. Serait-il nécessaire alors de trouver/retrouver ces étapes de babillage, de jouissance de la langue dans un travail mère-enfant ? Reprendre là où la surdité a fait rupture…
Entre le diagnostic de surdité et le fonctionnement de l’implant s’écoulent plusieurs mois voire années de déprivation langagière plus ou moins complète. L’apport de la langue des Signes offre la possibilité d’échanges précoces pour que « de la langue » circule très vite dans la famille. La langue offerte peut être composite à l’image du corps implanté hybride. Ceci peut permettre à l’enfant d’en « faire son miel » et de se constituer comme sujet désirant. Dans les faits, la langue des Signes est rarement présente.
Conclusion
Situation exemplaire de l’hybridation complexe du vivant, l’implant cochléaire vient ouvrir l’oreille à un nouveau monde sonore étrange et sauvage. Avec ce sens incorporé il faudra, pour l’enfant, pour l’adulte, trouver ou retrouver du sens. « Le saut du son au sens ». Cette alliance de la machine et du vivant n’est pas donnée. Elle se construit dans un métissage des langues, orale, Signée, une mosaïque, une identité in progress de Sourd-Entendant, le trait d’union venant dire le paradoxe, la difficulté, l’étrangeté entre deux-mondes mais aussi l’ouverture, la recherche, le mouvement. Surdités plurielles… Encore faut-il que ce nouage entre l’acte médical et le miracle attendu, laisse de la place à un espace de questionnement, de subjectivation, de fantasme qui permettra au patient de conjuguer, au fil du temps, son histoire et ce qui touche au réel de son corps. Habiter un corps implanté est un enjeu psychique qui doit pouvoir être accompagné et pensé. En tant qu’analystes, nous ne pouvons « reculer » devant ces nouvelles formes de travail subjectif que la science génère…