Nelly Arcan ressemble à un corps céleste qui a produit une trace lumineuse, un météore littéraire et ce météore a produit plusieurs météorites, c’est-à-dire plusieurs livres. Le premier, Putain, est publié en 2001 aux Éditions du Seuil. Deux autres suivent : Folle en 2004 puis A ciel ouvert en 2007. Les clés du Paradis et Burqa de chair, sont publiés après son suicide à Montréal en septembre 2009, à 36 ans. Nelly Arcan est un météore en raison de la fulgurance de son œuvre et parce qu’elle se consume de livre en livre : météore brillant, lumineux, mais météore mélancolique.
Isabelle Fortier voit le jour le 6 mars 1973 à Lac-Mégantic, une bourgade canadienne proche de la frontière des États-Unis. Elle a un frère aîné, Erik. Elle écrit plus tard qu’une sœur plus âgée est morte à la naissance, plongeant la mère dans une dépression dont elle ne parvient pas à sortir. Cet épisode est toutefois démenti fermement par la famille. On peut en tous cas imaginer que cette sœur morte, peut-être inventée par Nelly Arcan, représente un double d’elle-même, sa partie morte. La mère ne travaille pas, comme la plupart des femmes de Lac-Mégantic dont la vie semble tracée d’avance. Plus tard, Isabelle dira qu’elle a voulu de toutes ses forces échapper au destin de ces femmes. Elle joue sur le nom de jeune fille de sa mère, Jacinthe Mercier, en évoquant une « mère sciée ». Le père est homme d’affaires. Très croyant, pétri de culture biblique, elle le dit obsédé par le jugement dernier.
Dès le début de son adolescence, Isabelle veut mourir. Elle présente un épisode d’anorexie autour de sa douzième année. Elle écrira plus tard qu’elle avait découvert une bonne façon de mettre fin à ses jours. Dans Putain, elle décrit une mère constamment alitée. En réalité, son enfance est plutôt banale. Isabelle prend des cours de piano et de claquettes. C’est une petite fille joueuse et drôle. Dans ses livres, elle évoque toutefois une mascarade : elle se sent « autre », comme si elle devait constamment faire semblant. En 1991, à 17 ans, elle commence des études en sciences sociales à Sherbrooke. En 1994, à 21 ans, elle quitte sa famille et s’inscrit à l’Université du Québec à Montréal où elle engage des études littéraires. Après l’obtention de son bachelor, elle entreprend un mémoire de master intitulé : Le poids des mots ou la matérialité du langage dans « Les mémoires d’un névropathe » du président Schreber1.
Elle soutient ce mémoire en 2003, après la publication de son premier livre. Dès son arrivée à Montréal, en 1994, elle gagne sa vie en posant pour des photographies érotiques. Elle travaille également comme serveuse. Elle répond ensuite à une agence qui recrute des escort girls. Cette expérience d’escort constitue la matière de son premier livre, Putain (2001), sous son nom d’auteur : Nelly Arcan. L’origine de ce nom est indécidable. On peut entendre « arcanes », mais aussi « archange » de même qu’à l’envers, on entend « canard » comme « vilain petit canard ». Son activité d’escort se déroule sur trois ou quatre ans. Dès sa publication, le livre remporte un remarquable succès qui la met provisoirement à l’abri de tout problème financier, d’autant qu’il est rapidement traduit en plusieurs langues. Elle cesse son activité d’escort.
Le livre est publié aux éditions du Seuil, en France. Nelly Arcan séjourne alors à Paris pendant quelques mois. Elle fait un passage difficile dans une émission de télévision à succès de l’époque. L’animateur se moque ouvertement de son accent québécois et insiste lourdement sur le côté sulfureux du livre sans évoquer la force de l’écriture. Paris ne lui convient pas, et elle revient à Montréal. En 2003, elle termine son mémoire de maîtrise consacré au Président Schreber. Elle rencontre un homme auquel une passion la lie pendant près d’un an. L’alcool et la drogue, essentiellement la cocaïne, entrent dans sa vie. C’est à cette époque que se situe une tentative de suicide par pendaison. Elle poursuit son activité au gré des interventions télévisées et des chroniques qu’elle signe dans les journaux. Elle entre parallèlement dans une spirale de chirurgie esthétique. Les problèmes financiers s’accumulent, et elle doit plusieurs fois changer d’appartement.
En septembre 2007, à propos de la sortie de son troisième livre, A ciel ouvert, elle participe à une émission de télévision québécoise. Elle porte une robe noire décolletée et les animateurs discutent plus de son décolleté que de son livre. Elle juge cette émission désastreuse et elle écrit un texte, La honte, qui sera publié de façon posthume dans Burqa de chair en 2010. En 2008, elle rédige un livre, Paradis clef en main qui sera publié quelques semaines après son suicide, fin 2009.
Les énigmes
Il y a un contraste étonnant entre Nelly Arcan, telle qu’on la voit dans les émissions de télévision, et Nelly Arcan écrivain. La force de son écriture contraste avec la jeune femme fragile, malhabile, mais aussi provocante, qu’on voit sur l’écran. Elle revendique cette différence entre son aspect, sa fragilité, et la force de son écriture, comme elle revendique, ne pouvant y échapper, sa détestation de l’image et sa fascination pour l’image. Le désir de séduire les hommes, d’avoir un corps parfait, d’être sexuellement désirable, le dispute au besoin de se révolter contre ce qu’elle considère comme une aliénation. Une première énigme de la biographie de Nelly Arcan réside dans son activité d’escort girl. Comment la petite fille de Lac-Mégantic, devenue adolescente, se retrouve-t-elle escort girl ? Elle parle d’une provocation pour échapper au sort des femmes qui, comme sa mère, sont enfermées dans une vie dont elles ne peuvent pas sortir. Les femmes, pour Nelly Arcan, se divisent en deux catégories : les « larves » et les « schtroumpfettes ». Les « larves » sont les femmes non désirées, laissées de côté, abandonnées par les hommes et solitaires. Les « schtroumpfettes » se battent pour exister aux yeux des hommes mais elles sont piégées par le monde de la séduction masculine. Si certaines femmes du Moyen-Orient sont prisonnières d’une burqa, les femmes du monde occidental sont enfermées dans une « burqa de chair ». On leur impose un modèle de féminité auquel elle doivent impérativement se conformer.
Dans Putain, elle évoque le fantasme de rencontrer son père comme client dans son activité d’escort girl. Elle écrit que c’est en partie parce qu’il est obsédé par le jugement dernier et par le péché qu’elle devient escort. Une partie du fantasme est de rester la petite fille qui saute sur les genoux de son père, qui se pend à son cou, mais elle écrit que l’émergence de la puberté a tout fait basculer. Son désir de mourir apparaît à ce moment, dans sa douzième année, contemporain de l’anorexie. Ce fantasme incestueux, par sa répétition même, doit être déconstruit. Il fonctionne comme écran par rapport à autre chose. Une deuxième énigme est repérable, dans la chair même de l’écriture. Ses premiers travaux universitaires désespèrent ses professeurs par leurs fautes de syntaxe mais dès les premières pages de Putain, on est frappé par la force du style et la désérotisation des scènes sexuelles. La complexité du problème prend une tournure surprenante quand on met en regard son mémoire de maîtrise, dans le plus pur style « universitaire lacanien », et l’écriture des romans comme on le verra plus loin.
Entre ces différents styles, il faut intercaler l’analyse, et l’analyste. Peu après son arrivée à Montréal, elle commence simultanément son activité d’escort et des études littéraires. Elle entreprend également une analyse. Putain est présenté comme une lettre à l’analyste. Elle dit qu’elle n’arrive pas à parler à son analyste. Elle décide de lui écrire et elle lui fait lire le manuscrit. L’analyste le fait ensuite lire à sa femme qui est écrivain. C’est l’analyste, et sa femme, qui conseillent de soumettre le manuscrit aux Éditions du Seuil. On peut évidemment discuter la position de l’analyste et considérer son geste – lire le manuscrit, le faire lire à sa femme et faciliter la publication au Seuil -, comme un agir contre-transférentiel. Mais l’écriture est d’une force peu commune. La violence qui s’y exprime saisit brutalement le lecteur. A l’évidence, il s’agit de littérature, produite par un auteur, avec un style et un monde spécifiques, et les questions posées ne peuvent pas laisser indifférent. Le texte va bien au-delà d’un reportage sulfureux sur l’activité d’escort. Il dérange profondément tant il est pétri d’une angoisse mortifère et d’un mouvement autodestructeur. Les lecteurs du manuscrit, aux Éditions du Seuil, sont comme l’analyste, frappés par la force du style et l’originalité de l’écriture. Ils repèrent un écrivain exceptionnel, et ils n’hésitent pas puisqu’il ne s’écoule pas plus de trois semaines entre la réception du manuscrit et la décision de le publier. Comme l’analyste, on peut supposer qu’ils sentent confusément que Nelly Arcan ne parle pas de sexualité dans ce livre. Elle parle d’autre chose. Pour saisir de quoi parle Nelly Arcan, il faut interroger brièvement les enjeux du processus de création, et en particulier du travail d’écriture.
Ecriture et processus mélancolique
R. Roussillon (2015) propose une distinction entre les recherches sur l’art et les recherches par l’art.
Engager une recherche sur l’art, c’est définir un objet, le poser devant soi, et explorer cet objet. Construire une recherche par l’art, ce n’est pas définir l’art comme objet, mais comme moyen, comme outil. L’objet n’est pas l’art en tant que tel mais les processus dont il est le produit. La vie psychique, le travail psychique, les processus de symbolisation constituent les objets de la recherche par l’art. Ce n’est plus l’auteur qui est visé, comme dans les balbutiements de la recherche psychanalytique sur l’art, mais les fondements de la vie psychique dans leur globalité. Par son style, l’auteur transmet quelque chose. Qu’est-ce qui se transmet par ce canal, qui ne peut pas être transmis par la trame du récit, ou par différents personnages ? L’écriture de Nelly Arcan, et les thèmes qu’elle explore au fil de ses livres, me conduisent à penser que certains effets de style font éprouver au lecteur le climat des premiers contacts avec l’objet, la façon dont le sujet, futur auteur, a été touché, vu, entendu, senti, c’est-à-dire les modalités de présence de l’objet primaire. Cette perspective s’inscrit dans la logique du retournement propre aux souffrances narcissiques. Ce qu’il a vécu passivement, l’auteur le fait vivre activement au lecteur. Mais ce retournement ne passe ni par le contenu, ni par la description d’une scène, ni par la mise en œuvre de personnages spécifiques. Le retournement s’effectue en acte. En ce sens, il est paradoxal : il est à la fois marginal et central. Marginal, puisqu’il ne concerne pas le récit en lui-même ; central parce qu’il est l’enjeu même du travail d’écriture.
C’est un enjeu caché, masqué, qui se déplace en contrebande, suivant le mot de Jean Guillaumin (1994) à propos du transfert. On le sait depuis Buffon : le style c’est l’homme même. On répète la phrase à la manière d’une citation, sans interroger son sens profond. Je suis tenté de formuler autrement : le style, c’est l’homme même, certes, mais c’est surtout le même autre de l’homme, son même contrebandier. Le style révèle une part non subjectivée de l’être.
Voici un extrait du début du premier roman de Nelly Arcan, Putain (2001). Ensuite, sans transition, je ferai suivre un court extrait de son mémoire de Maîtrise soutenu et validé en 2003 à l’Université du Québec. On découvre deux styles très différents. Le premier, c’est la voix de Nelly Arcan prise dans sa problématique d’écriture, qui hurle – ou qui « gueule » – sa souffrance. On entend, en deçà de la crudité des termes, un désespoir sans fond, une souffrance en abîme. Dans le deuxième extrait on perçoit, sous le verni psychanalytique et universitaire, la même plainte, le même désespoir, mais cette fois attribués à un autre, au Président Schreber. Au delà de la différence des styles, il s’agit bien du même cri et des effets lumineux du même météore.
« Oui, la vie m’a traversée, je n’ai pas rêvé, ces hommes, des milliers, dans mon lit, dans ma bouche, je n’ai rien inventé de leur sperme sur moi, sur ma figure, dans mes yeux, j’ai tout vu et ça continue encore, tous les jours ou presque, des bouts d’homme, leur queue seulement, des bouts de queue qui s’émeuvent pour je ne sais quoi car ce n’est pas de moi qu’ils bandent, ça n’a jamais été de moi, c’est de ma putasserie, du fait que je suis là pour ça, les sucer, les sucer encore, ces queues qui s’enfilent les unes aux autres comme si j’allais les vider sans retour, faire sortir d’elles une fois pour toutes ce qu’elles ont à dire, et puis de toute façon je ne suis pour rien dans ces épanchements, ça pourrait être une autre, même pas une putain mais une poupée d’air, une parcelle d’image cristallisée, le point de fuite d’une bouche qui s’ouvre sur eux tandis qu’ils jouissent de l’idée qu’ils se font de ce qui fait jouir, tandis qu’ils s’affolent dans les draps en faisant apparaître ça et là un visage grimaçant, des mamelons durcis, une fente trempée et agitée de spasmes, tandis qu’ils tentent de croire que ces bouts de femme leur sont destinés et qu’ils sont les seuls à savoir les faire parler, les seuls à pouvoir les faire plier sous le désir qu’ils ont de les voir plier (…) Et je ne saurais pas dire ce qu’ils voient lorsqu’ils me voient ces hommes, je le cherche dans le miroir tous les jours sans le trouver, et ce qu’ils voient n’est pas moi, ce ne peut pas être moi, ce ne peut être qu’une autre, une vague forme changeante qui prend la couleur des murs, et je ne sais pas davantage si je suis belle ni à quel degré, si je suis encore jeune ou déjà trop vieille, on me voit sans doute comme on voit une femme, au sens fort, avec des seins présents, des courbes et un talent pour baisser les yeux, mais une femme n’est jamais une femme que comparée à une autre, une femme parmi d’autres, c’est donc toute une armée de femmes qu’ils baisent lorsqu’ils me baisent, c’est dans cet étalage de femmes que je me perds, que je trouve ma place de femme perdue. » (Nelly Arcan, 2001, p. 19-21)
« Le délire, dans Les mémoires d’un névropathe, dont l’un des principaux ressorts est la conviction de Schreber qu’un malentendu est venu rabattre la vérité sur une supposée folie, peut se concevoir comme la matérialisation, dans le Réel, du remaniement du système signifiant effondré sous le poids d’un manque à l’intérieur de sa structure. Dit autrement, Schreber tente de redonner un sens au monde, non pas dans l’ordre symbolique où la signification renvoie à une autre signification, l’intégrant ainsi dans une dialectique, mais dans celui de l’imaginaire où la signification, à la fois énigmatique et univoque, prend corps. L’univers devient alors un chaos où Schreber, et plus précisément son corps, sert de point d’attache avec le sens (…) Les Mémoires de Schreber racontent une histoire où se joue, de façon voilée, la survie psychique de Schreber, et où ce qui se montre n’est rien d’autre que l’effondrement du langage, et donc de la possibilité même de penser (…) Derrière l’impossible assomption de la castration et la non symbolisation d’un signifiant primordial, apparaît la jouissance féminine posée comme idéale, par laquelle Schreber s’assurera la complicité de Dieu et rétablira l’ordre cosmique. En incarnant le phallus de l’autre, Schreber donne chair à ce qui a été chez lui forclos : le signifiant du Nom-du-Père ».(Isabelle Fortier, Université du Québec, Montréal, 2003, p. 1)
Il est facile de ramener l’écriture de Nelly Arcan, à partir du premier extrait, à une sorte de documentaire sur la fonction d’escort girl. Le sexe est décrit sans masque, brutalement. Mais ce serait confondre le manifeste et le latent, et passer à côté de la seule question qui vaille : de quoi parle-t-elle lorsqu’elle écrit ces scènes ? Quel est l’enjeu, au delà de l’exhibitionnisme affiché ?
Pour mettre cette question en travail, je m’appuie sur les hypothèses proposées par R. Roussillon (1998), qui distingue le désir de créer et la contrainte à créer. La contrainte à créer répond à une exigence radicale. Elle renvoie à ce qui n’a pas pu s’inscrire dans la continuité de la vie psychique du fait de son caractère traumatique. La contrainte à créer suppose une cassure de l’être, une brisure initiale. Dès lors, la création a pour fonction de réduire ce clivage, de le suturer. La tache est toutefois impossible. Si le désir de créer implique une transformation de l’expérience, la contrainte à créer construit un déplacement de l’expérience de déchirure initiale.
Dans cette perspective, la scène apparemment sexuelle décrite par Nelly Arcan renvoie à une autre scène cachée, une scène traumatique que l’écriture s’efforce en vain de suturer en la rendant malléable et partageable. Si on reprend le texte mot à mot, on s’aperçoit qu’il s’agit d’une forme de contact, de toucher, qui met en jeu des zones corporelles partielles, les yeux, la bouche, les seins, le sexe. Le corps n’est jamais perçu dans sa globalité, et jamais l’autre, l’objet, n’est perçu comme objet total. Il est réduit à son sexe ou à un visage grimaçant. De plus il se démultiplie à l’infini, en milliers d’objets « enfilés les uns aux autres ».
Du point de vue stylistique, la juxtaposition de phrases courtes, séparées par de simples virgules, fait éprouver cette parcellisation de l’objet, comme une forme de contact en pointillés, et sans continuité. L’effet de cette forme d’écriture est une désérotisation radicale. La tendresse, les caresses, la douceur et la légèreté sont absentes. Le toucher est brutal, sans considération pour le sujet, contraint de disparaître sous la projection utilitaire qu’on lui impose, croyant lui faire plaisir. Deux éléments émergent de cet ensemble : la queue et la bouche. En deçà de leur sens sexuel, ils renvoient à la tétée. Mon hypothèse est que ce texte exprime l’univers des premiers liens, une rythmicité désordonnée associée au pointillisme froid du toucher.
La force de l’écriture de Nelly Arcan, dans ce passage mais aussi dans d’autres, résulte de ce déplacement, de ce qu’il donne à éprouver en deçà des mots, par l’effet de la parcellisation et de la discontinuité. Le traumatisme non intégrable psychiquement renvoie à un contact précoce discontinu, une fonction utilitariste qui ne tient pas compte des besoins du sujet. Cela ne signifie pas que la mère de la petite Isabelle Fortier était une mère violente, non aimante. Cela signifie que le bébé a ressenti l’objet maternel à travers ces contacts discontinus et assez froids, un peu sur le modèle d’une mère qui lutte contre la dépression par une forme d’activisme désérotisé et saccadé. Cette perspective reste toutefois incomplète car Nelly Arcan n’est pas complètement désorganisée. L’efficacité de son style et la force de son écriture traduisent un mouvement profond, une exigence impérieuse. Si, d’un côté, on peut esquisser l’hypothèse d’une mère luttant à coup de forçage et d’activisme contre la dépression, on peut, d’un autre côté, interroger la place du père. On sait peu de choses de lui, sinon qu’il est pétri de culture biblique, obsédé par le jugement dernier et l’Apocalypse. On peut effectivement entendre, dans l’écriture de Nelly Arcan, une forme d’imprécation apocalyptique. Il est ainsi probable que le père a d’abord été un recours pour la petite Isabelle Fortier mais l’émergence de la puberté a bouleversé le paysage. Dans ce contexte, la sexualisation du lien au père a fonctionné comme traumatisme révélateur d’un premier traumatisme, jusque-là silencieux. La puberté, avec son cortège de transformations, est venue mettre au premier plan le manque premier, la discontinuité et la dysrythmie initiales. L’anorexie, puis la succession des chirurgies esthétiques, ont exprimé douloureusement la disjonction entre la tête et le corps : d’un côté la parole imprécatrice du père et de l’autre, un corps qui ne se trouve pas, qui se construit mal, faute de continuité tendre du toucher. On est proche de ce que C. Janin (1996) décrit comme le noyau chaud et le noyau froid du traumatisme. Le sexuel machinique ne parvient pas à suturer la blessure. La « putasserie », constamment revendiquée par Nelly Arcan, renvoie à son envers : la tendresse perdue et introuvable.
On se souvient de la formule de Freud (1917), à propos de la mélancolie : « L’ombre de l’objet tombe sur le moi ». Le processus de création, dans sa dimension contraignante, serait une façon de traiter cette ombre ou, plus précisement, de traiter ce qui du sujet, n’a pas été suffisamment investi, c’est-à-dire habillé et réchauffé par l’objet. On serait ainsi confronté aux effets d’un processus mélancolique qui suit un destin spécifique au sens où l’ombre de l’objet ne tombe pas sur le moi. Par un double mouvement de retournement et de déplacement, complété par une opération de transformation qui la rend malléable, l’ombre vient tramer l’œuvre, dans son contenu et dans son style. Cette part non subjectivée de l’être se transfère, se déplace, et elle s’éprouve par la combinaison des effets du style et du contenu thématique.
Ce déplacement est repérable dans les dernières phrases de « Putain » : « C’est la tête entre les genoux que j’ai aimé tous les hommes de ma vie, que j’aime mon psychanalyste qui ne voit pas mon corps s’agiter sur le divan (…) lorsque j’ai envie de me redresser pour lui montrer que je ne suis pas qu’une voix (…) que les marques des coups de griffe n’ont rien à envier à la rage de l’enfant qui réclame le sein de sa mère, d’ailleurs qui sait s’il ne dort pas la tête entre les mains, en me rêvant nue dans une salle de bain, qui sait s’il ne se masturbe pas en silence pour donner un peu de vie à mes récits (…) il vaudrait mieux que nous soyons l’espace d’un moment le client et la putain (…) il faudrait que les rôles soient changés (…) qu’il devienne un homme dans mes bras mais ça n’arrivera pas, une dernière fois, ça ne peut pas arriver car ces choses-là ne se produisent jamais lorsqu’on est moi, lorsqu’on interpelle la vie du côté de la mort ».
On entend la mise en œuvre de la « putasserie » dans une succession de séquences courtes dont l’enchaînement est significatif. L’analyste qui ne fait pas suffisamment attention au corps, la représentation de l’enfant qui réclame rageusement le sein de sa mère, puis le renversement brutal dans une scène sexuelle où il est question de prendre quelqu’un dans les bras. Enfin, le désespoir : ça n’arrivera pas. La putasserie échoue à renverser l’éprouvé de détresse. Nelly Arcan reste du côté de la mort, d’où elle interpelle la vie en vain.
Lors de l’enterrement de Nelly Arcan, son frère aîné, Erik, prononce une courte allocution. Elle a choisi les mots, il a choisi la mer. Il est marin et il parle de sa sœur : « Je ne suis pas écrivain. Je conduis des bateaux. Au milieu de l’océan, il n’y a rien ni personne. On n’a pas vraiment à se soucier de son image. Mais un bateau, si ça navigue, si ça fait une traversée, c’est parce qu’il a quelque chose dans le ventre, quelque chose dans ses cales. Il a quelque chose à livrer. Ce n’est pas à proprement parler pour le plaisir. Évidemment, s’il y a un superbe coucher de soleil, on se prive pas, on le regarde, on en profite, c’est tout. Nelly avait quelque chose dans le ventre, quelque chose à dire, à livrer, et ce n’était pas pour le plaisir. Ça ne l’a pas empêchée de profiter de la vie, mais ça l’a conditionnée : je sais ce que c’est que d’affronter des vagues, et Nelly en a affronté des grosses. L’une d’elles l’a emportée. J’accoste au même quai que ma sœur. Il est trop tard pour la rescaper, mais j’ai le sentiment de la ramener à terre. Il y a un dicton dans ma profession : les marins ne meurent pas, ils disparaissent. Nelly disparue, elle est toujours portée par ses mots, une mer de mots avec ses tempêtes et ses affluents. ».
Alors Nelly Arcan, météore mélancolique, sans doute, mais surtout météore brillant, comme une étoile filante !
Notes
1- Ce mémoire est consultable en intégralité sur le site nellyarcan.com
Bibliographie
Arcan N., (2001), Putain, Paris, Seuil.
Arcan N., (2004), Folle, Paris, Seuil.
Arcan N., (2007), A ciel ouvert, Paris, Seuil.
Arcan N., (2009), Paradis, clef en main, Québec, Coups de tête.
Arcan N., (2011), Burqa de chair, Paris, Seuil.
Fortier I., (2003), Le poids des mots ou la matérialité du langage dans « Les mémoires d’un névropathe » de Daniel Paul Schreber, Université du Québec, Montréal.
Guillaumin J., (1994), « Les contrebandiers du transfert » in Revue française de psychanalyse, LVIII, n° spécial congrès.
Janin C., (1996), Figures et destins du traumatisme, Paris, PUF.
Roussillon R., (1998), « Besoin de créer, désir de créer, contrainte à créer », in Chouvier B., Symbolisation et processus de création, Paris, Dunod.
Roussillon R., (2015), « Le visage de l’étranger et la matrice du négatif chez A. Camus », Revue française de psychanalyse, LXXIX, 4, p. 1187 – 1197.